Discours prononcé à la conférence des secrétaires à la propagande des comités régionaux du Komsomol, le 28 septembre 1942


Camarades,

Je n’aborderai pas les questions d’organisation en vous parlant du travail du Komsomol — cela, c’est votre affaire, c’est à vous de voir quelle forme de travail vous convient le mieux. Quant à moi, je traiterai des formes que doivent aujourd’hui revêtir l’agitation et la propagande.

Je considère les komsomols un peu autrement qu’avant la guerre, car alors, je voyais en eux une jeunesse sans expérience, désireuse de s’amuser, de se distraire, et n’ayant pas grande envie de s’embarrasser de questions trop savantes ; une jeunesse qui devait se développer et se fortifier physiquement pour atteindre la maturité et pour que la vieillesse vînt le plus tard possible.

Mais la guerre a éclaté. Il est clair qu’aujourd’hui les komsomols, comme tout le monde d’ailleurs, acquièrent beaucoup plus rapidement l’expérience de la vie. Par conséquent, nos komsomols sont certainement beaucoup plus mûrs que la jeunesse communiste des autres pays, et leur maturité augmente leur âge. En effet, aujourd’hui des gars de 17 ans doivent déjà se préparer à outrer à l’armée. Je dis bien : se préparer. Quand seront-ils appelés sous les drapeaux ? c’est une autre question ; mais déjà ils pensent au jour où ils feront partie de l’Armée rouge.

Et toute l’atmosphère ambiante ? Car l’agitation doit s’adapter aux conditions du milieu. A l’heure actuelle, dans notre pays, et surtout à la campagne, le Komsomol est une organisation sociale très forte. Il est clair qu’il prend aujourd’hui une part beaucoup plus grande à la vie sociale, politique, économique et culturelle du pays, et surtout qu’il participe en masse à la guerre et aussi, cela va sans dire, à l’agitation et à la propagande. Pas seulement parmi la jeunesse, mais parmi toute la population. Vous voyez donc que le rôle politique du Komsomol est plus considérable qu’avant la guerre. Aussi doit-il effectuer un grand travail en fait d’agitation et de propagande, et en posséder mieux les formes.

Chaque moment historique demande une forme d’agitation et de propagande appropriée. Il est certain qu’à l’heure actuelle les formes d’agitation ne peuvent être chez nous ce qu’elles étaient, disons, il y a deux ans. Et c’est bien naturel. Si nous allons aujourd’hui aux masses en usant des formes d’agitation et de propagande d’autrefois, celles-ci seront peu efficaces, elles n’agiront plus sur la population comme avant la guerre. Supposez que nous arrivions à une réunion au kolkhoz, dans un grand village, et que nous nous mettions à prononcer un discours agrémenté de digressions joyeuses, d’anecdotes, ou encore un discours ampoulé ; il y a deux ans on aurait peut-être écouté avec plaisir et les gens satisfaits auraient ri et applaudi. Mais aujourd’hui peut-on faire un discours de ce genre ? Non, bien sûr : à l’heure actuelle noire peuple est lourdement éprouvé ; beaucoup ont perdu des êtres qui leur étaient chers ; la population accomplit un labeur énorme et très dur, et ne peut satisfaire ses besoins que dans une mesure fortement limitée. La vie est devenue difficile. Les gens sont plus préoccupés, plus tendus. Et l’agitation et la propagande doivent correspondre à la situation qui s’est créée, à l’étal d’esprit actuel.

Quelles doivent donc être les formes de l’agitation et de la propagande ? Où les dirigeants du Komsomol pour l’agitation et la propagande doivent-ils les chercher ? Oui, où les chercher, à quels exemples s’instruire ?

Il faut dire que jusqu’à présent notre presse n’abonde pas en formes nouvelles d’agitation et de propagande ; elle commence seulement à les trouver, et elle en trouve de plus en plus. Et où donc apprendre, sinon dans la presse où écrivent les personnes les plus qualifiées ? Il est évident qu’à l’heure actuelle, la meilleure documentation pour les agitateurs, ce sont les correspondances de guerre. C’est naturel : car aujourd’hui il n’y a pas de vie en dehors de la guerre. Et tout ce que la population éprouve se rattache, dans telle ou telle mesure, à la guerre, à ses succès et à ses échecs. C’est donc aussi et avant tout à ces sources-là que vous devez puiser pour votre agitation et votre propagande, vous qui dirigez la propagande parmi la jeunesse.

Mais cette possibilité vous est-elle réellement offerte ? Y a-t-il des modèles qui peuvent être utilisés pour le travail d’agitation ?

Je pense que oui, mais ils sont encore peu nombreux. Pourtant, on voit paraître dans la presse des articles plus mûrs de jour en jour, où il est possible de puiser des matériaux, qu’on peut imiter jusqu’à un certain point, où il y a quelque chose à apprendre. Bien entendu, quand je dis : imiter, il ne s’agit pas d’une imitation mécanique : ce serait un moyen peu efficace. Il faut imiter, mais en refaisant jusqu’à un certain point, en tenant compte des conditions locales, de la catégorie de la population à laquelle on s’adresse, du caractère de l’auditoire devant lequel on parle.

J’estime, par exemple, que les articles de Tikhonov et de Simonov sont de bonnes correspondances de guerre. L’agitateur peut se documenter dans les publications militaires. Vous voulez tous venir à Moscou, y recevoir une aide, des directives sur la manière de faire l’agitation. Mais c’est difficile à donner, comment peut-on indiquer, définir les formes de l’agitation ? Chacun s’y prend à sa manière. J’estime que c’est avant tout en lisant la presse qu’on peut apprendre à faire de l’agitation et de la propagande. Je ne parlerai pas des articles officiels qui fixent le contenu et la ligne politique générale de la propagande, et marquent la sphère des questions qui se posent devant nous ; je me contenterai d’indiquer les formes nouvelles apparues dans notre presse. J’ignore si vous avez lu le dernier article de Simonov « Les jours et les nuits ». Je dois dire qu’il est bien construit. D’une manière générale, ses articles donnent un tableau fidèle des combats. Dans celui-ci, toutes les proportions sont observées. Il est écrit sobrement. Au premier abord ont pourrait le prendre pour une sèche chronique, mais en réalité c’est l’œuvre d’un artiste, une évocation qu’on n’oubliera pas de sitôt.

Il faut lui rendre cette justice : Simonov a été le premier à parler de la lutte des ouvriers de Stalingrad, notamment des ouvriers de l’Usine des Tracteurs ; or, cela a une grande importance sociale et politique. Je cite :

Maintenant il n’y a plus de simples habitants dans la ville ; ceux qui sont restés, ce sont ses défenseurs. Quoi qu’il arrive, quel que soit le nombre de machines-outils évacuées, l’atelier reste l’atelier. Et les vieux ouvriers, qui ont donné à l’usine les meilleures années de leur vie, veillent jusqu’au bout, jusqu’à la limite des possibilités humaines, sur ces locaux aux vitres brisées où flotte encore l’odeur de fumée des incendies éteints.

— Tout n’y est pas indiqué, fait le directeur en désignant le tableau d’un geste de la tête. Et il raconte que quelques jours auparavant les chars de l’adversaire ont percé sur uni point la ligne de défense et se sont rués vers l’usine. L’usine en a été informée. Il a fallu agir sans retard, agir avant la nuit, pour aider les combattants et combler la brèche, Le directeur a appelé le chef des ateliers de réparations et lui a ordonné de terminer au plus vite la remise en état des quelques chars où il ne restait plus grand’chose à faire. Puis ceux qui avaient réparé les tanks ont su, en cet instant de péril extrême, s’en faire les conducteurs.

Ici même, dans l’enceinte de l’usine, ouvriers et réceptionnaires des Milices populaires se sont offerts pour former plusieurs équipages : ils ont pris place dans les chars et, traversant la cour déserte dans le fracas de leurs chenilles, ils ont passé le grand portail de l’usine et s’en sont allés au) combat. Ils ont été les premiers à barrer la route aux Allemands parvenus jusqu’au pont de pierre qui enjambe le petit cours d’eau. Ils étaient séparés par un énorme ravin, que les chars ne pouvaient franchir qu’en traversant le pont. Et c’est sur ce pont que les ouvriers de l’usine ont arrêté la colonne des chars allemands.

Tandis qu’un duel d’artillerie s’engageait, acharné, les fusiliers allemands franchissaient le ravin. Mais l’usine avait dépêché contre l’infanterie adverse la sienne propre : deux détachements de la milice populaire qui s’avançaient au fond du ravin. L’un était commandé par le chef de la milice municipale, Kostioutchenko, et le doyen d’une des chaires de l’Institut mécanique, Pastchenko ; l’autre par Popov, contremaître de l’atelier d’outillage, et par Krivouline, vieux fondeur d’acier. La bataille s’est engagée sur les pentes abruptes du ravin ; souvent elle se transformait en corps à corps. Kondratiev, Ivanov, Volodine, Simonov, Momotov, Fomine, d’autres vieux ouvriers de l’usine dont nous évoquons souvent les noms, sont morts au cours de ces engagements.

Ce jour-là, les confins de la cité ouvrière avaient complètement changé d’aspect. Dans les rues aboutissant au ravin on avait dressé des barricades ; on avait tout utilisé : de la tôle de chaudière, des plaques de blindage, des carcasses de chars démontés. Comme aux jours de la guerre civile, les femmes apportaient des cartouches à leurs maris, les jeunes filles quittaient leurs ateliers pour la ligne de feu, et après avoir pansé les blessés, elles les ramenaient à l’arrière. Beaucoup sont tombés ce jour-là, mais c’est à ce prix que les ouvriers et les soldats ont pu arrêter les Allemands jusqu’à la nuit, jusqu’à l’arrivée de nouvelles unités au point où la ligne avait été forcée.

N’est-ce pas qu’il est bien, ce tableau véridique des combats pour Stalingrad ?

Les cours de l’usine sont désertes. Le vent siffle dans les fenêtres aux vitres brisées. Et quand tout près de là une mine explose, des éclats de verre pleuvent de tous côtés sur l’asphalte. Pourtant l’usine se bat comme se bat toute la ville. Et si l’on peut s’habituer aux bombes, aux mines, aux balles, bref au danger, on s’y est habitué ici comme nulle part ailleurs.

Dans ce même article le camarade Simonov a décrit les sentiments des hommes. Voici l’épisode de l’infirmière de Dniépropétrovsk qui accompagne les transports de blessés Sur la Volga :

À côté de moi, au bord du radeau, était assise une jeune Ukrainienne, infirmière de vingt ans : Victoria Stchépénia. C’était la quatrième ou la cinquième fois qu’elle se rendait à Stalingrad…

Le radeau accostait.

— Quand il faut descendre, c’est toujours un peu terrible, dit tout d’un coup Victoria. Tenez, j’ai été blessée deux fois, une fois très grièvement. Mais je n’ai jamais cru que je pouvais mourir, parce que j’avais à peine vécu et que la vie m’avait encore donné si peu de chose. Gomment aurais-je pu mourir ?

Je vis que ses grands yeux étaient tristes et je compris qu’elle disait vrai. C’est terrible en effet d’avoir vingt ans et de compter déjà deux blessures, de faire la guerre depuis quinze mois et de revenir pour la cinquième fois à Stalingrad. On a tant de choses en perspective : toute la vie, l’amour, et qui sait, peut-être le premier baiser. C’est la nuit, le vacarme est infernal, la ville flambe devant vous. Une jeune fille de vingt ans s’y rend pour la cinquième fois. Et il faut qu’elle s’y rende, bien que ce soit terrible. Dans quinze minutes elle passera au milieu des maisons qui brûlent et dans une des rues de la périphérie, parmi les décombres, dans le sifflement des éclats, elle ramassera les blessés pour les ramener à l’arrière. Et si elle les ramène, elle reviendra encore, pour la sixième fois.

L’écrivain aurait pu nous montrer une de ces jeunes filles braves qui ignore la crainte et le doute, comme on les représente d’ordinaire chez nous, mais il a décrit des sentiments humains, des impressions humaines. Ce tableau fournit un excellent matériel à l’agitateur et au propagandiste.

Remarquez aussi la manière dont est posée ici lai question» de la gloire et de l’héroïsme. Et comparez à la façon dont les autres correspondants la traitent.

Simonov écrit :

En effet, ici, (à Stalingrad) il est difficile, et même impossible de vivre dans l’inaction. Mais vivre en combattant, vivre en tuant les Allemands, cela on le peut et on le doit, et c’est ainsi que nous vivrons en défendant cette ville dans les flammes, dans la fumée et dans le sang. Si la mort plane au-dessus de nous, la gloire est à nos côtés : elle nous est une sœur parmi les maisons en ruines et les pleurs des orphelins.

Agitateurs et propagandistes doivent savoir trouver dans la pensée et dans les écrits russes la graine vivifiante qu’ils porteront au peuple.

Simonov nous montre, en un tableau plein d’intérêt et qui nous édifie, un soldat de notre armée se battant dans les rues de Stalingrad : il s’agit de Piotr Boloto, un des quatre qui ont barré la route à un détachement de trente chars et en ont mis quinze hors de combat avec des fusils antichars.

Se remémorant le combat pendant lequel ils avaient démoli quinze chars, il dit en souriant :

— Quand j’ai vu arriver sur moi le premier char, j’ai pensé que ma fin était venue, ma parole ! Il s’est approché et il a pris feu, et c’a été la fin, mais pas pour moi : pour lui ! Pendant ce combat, j’ai roulé au moins cinq cigarettes que j’ai fumées jusqu’au bout. Peut-être pas jusqu’au bout, je ne veux pas vous mentir, mais en tout cas j’en ai roulé cinq. Quand on se bat, c’est ainsi : on écarte un peu son fusil et on en allume une, quand on a le temps. On peut fumer, mais on ne peut pas manquer son coup. Parce que ceux qui le manquent, ils ne fumeront plus jamais. C’est comme ça…

Piotr Boloto a le sourire large et serein d’un homme qui sait ce qu’il dit et qui la connaît bien, son existence de soldat, qui permet quelquefois de souffler et d’en griller une, mais où il ne fait pas bon rater son coup.

Y a-t-il là des matériaux pour le propagandiste et l’agitateur ? Je pense qu’il y en a, et de très précieux. Il faut seulement lire, réfléchir, et savoir comment parler à son auditoire. Bien entendu, les correspondants ne font pas toujours d’aussi bons articles. Et le plus souvent, nous lisons des correspondances qui ressemblent à « Sur les bords du Térek ». Nos journaux publient souvent des articles de ce genre :

Vers le soir, alors que le combat commençait à s’apaiser, que des centaines de cadavres allemands jonchaient la vallée, que les chars allemands achevaient de brûler et que l’ennemi ramenait à l’arrière ses pièces de campagne, on apprit… que le sergent-chef Rakhalski, après avoir bien camouflé sa mitrailleuse, avait ouvert un feu meurtrier sur les colonnes allemandes passées à l’attaque, et avait abattu 50 hommes. Honneur et gloire au sergent-chef Rakhalski !

On apprit que le sergent Toupotchenlko, au mépris de la mort, avait arraché aux fascistes quatre soldats blessés et les avait emportés loin du champ de bataille. Honneur et gloire au sergent Toupotchenko !

On apprit que le soldat rouge Jienko avait, en corps à corps, abattu six Allemands. Honneur et gloire au soldat rouge Jienko !

Voilà une façon bien différente d’exposer les choses. Je ne vous conseillerais pas de l’imiter. L’auteur, tel un richard en goguette, distribue honneur et gloire comme on distribue des bonbons. (Rires.) C’est manquer de respect pour des hommes qui ont fait preuve de véritable héroïsme, c’est manquer de respect aussi pour le lecteur. Car l’auteur n’a pas montré les hommes agissant. Il a énuméré des états de service : vin tel et un tel ont fait ceci et cela, et il a ajouté deux mots : « honneur et gloire ! » Pourquoi crier ainsi « honneur et gloire, honneur et gloire ! » ? Il ne faut pas jouer avec la gloire. Le soldat rouge tire du fusil, de la mitrailleuse, repousse l’assaut des Allemands et les tue ; il doit le faire, comme tout soldat quand c’est la guerre.

Le Bureau d’Informations soviétique, organe du gouvernement, lorsqu’il cite les actes d’héroïsme de tels ou tels soldats et officiers, ne distribue pas honneur et gloire comme le font certains de nos correspondants. J’ai l’impression que ces derniers n’accordent pas aux mots de la langue russe leur sens exact. Ils ne comprennent pas que la gloire ne se distribue pas, qu’elle se conquiert. Stalingrad, cette grande ville aux traditions militaires historiques, arrête depuis deux mois déjà, par une lutte acharnée, les hordes ennemies et leur inflige des pertes telles qu’elles ont en somme stabilisé le reste du front. Ici, l’héroïsme se manifeste tous les jours. Il faut le montrer par des faits, sans rhétorique ni phrases retentissantes. Nos combattants n’ont pas besoin des louanges d’un reporter : on ne peut les louer mieux que par le récit fidèle de leurs actes.

Dans l’agitation et la propagande, il faut à tout prix éviter les grands mots. Le temps est passé où les discours emphatiques, la rhétorique, le didactisme étaient permis. Maintenant cela n’a plus de prise. Si quelqu’un se présentait aujourd’hui devant une réunion d’ouvriers ou de kolkhoziens, et se mettait à les sermonner, à leur faire de grands discours, il risquerait de s’entendre dire : « Qu’avez-vous à nous faire des sermons ? » Ce qu’il faut, à l’heure actuelle, c’est expliquer ce qui se passe, avec patience et de façon qu’on vous comprenne ; c’est parler franchement des difficultés que nous traversons.

Si vous faites des discours d’agitation et de propagande sans mots à effet, sans rhétorique ni ton sentencieux, — je sais bien que c’est parfois assez difficile — il est certain qu’ils porteront.

Les articles d’Ehrenbourg occupent une place à part dans notre littérature d’agitation. Je crois qu’on peut se mettre à son école avec grand profit pour l’agitation.

Comment doit-on considérer les articles d’Ehrenbourg ? Ehrenbourg se bat en corps à corps avec les Allemands, il frappe à gauche et à droite, c’est une attaque fougueuse, il se rue sur les Allemands avec tout ce qui lui tombe sous la main : il fait le coup de feu, et quand ses munitions sont épuisées, il y va à coups de crosse, sur la tête, n’importe où. Et c’est là son principal mérite dans cette guerre.

Le propagandiste et l’agitateur peuvent-ils retirer de bons matériaux de ses articles ? Sans aucun doute. Bien entendu, il faut prendre non pas un article au hasard, mais trois, quatre ou cinq faits, y réfléchir et les adapter aux circonstances. Il ne faut pas se contenter de copier ce qui a été dit, il faut remanier tout cela.

Vous le voyez, on trouve malgré tout des matériaux dans notre presse. Il y a des articles de guerre qui ne sont pas mauvais, notamment dans la Krasnaïa Zvezda, et dont on peut fort bien tirer parti. Ils sont bien écrits et peuvent être utiles à l’agitateur et au propagandiste, surtout s’il est un komsomol.

Je voudrais vous donner le conseil d’éviter, dans l’agitation et la propagande, les mots à effet. On aime parfois à y recourir. Ainsi, on rencontre souvent dans notre presse l’expression « un tireur ultra-précis ». Certaines gens, qui possèdent bien la langue russe, m’ont demandé : « Comment tire-t-il celui-là ? au delà du but probablement ? » La question était venimeuse, j’en conviens. Quelqu’un a employé une fois cette expression à effet, et tous les journaux l’ont reprise. Mais elle n’a pas de sens bien déterminé. Car si l’on dit à un chasseur qui ne manque pas son gibier, qu’il est ultra-précis, il se mettra à rire. En effet que veut dire être ultra-précis ? Dépasser le plan ? Le remplir à plus de 100% ? Et puis n’oubliez pas que parler ainsi c’est ne plus savoir ce que veut dire précis. C’est employer une expression qui pèche au point de vue langue et est vicieuse en son essence. Une expression nuisible, tout simplement. Pourquoi nuisible ? Parce qu’un tireur ultra-précis quand il tire 100 coups atteint 100 fois le but. Car il n’y a pas moyen de faire plus, n’est-ce pas ? Mais alors, le tireur de précision sera celui qui touche le but 80 ou 90 fois sur 100 ; le bon tireur devra frapper au but 70 fois sur 100 et le tireur moyen 60 fois sur 100 ? Voilà à quoi l’on aboutit ! Et tout cela, parce qu’on ne fait pas attention au sens des mots. L’emploi de mots comme «ultra-précis » ne traduit que la recherche de l’effet et conduit à l’absurde. Agitateurs et propagandistes doivent éviter l’emploi des mots prétentieux : ils ne riment à rien.

Il n’est pas rare que la presse exagère ses louanges. J’ai lu dernièrement dans un journal la description d’un épisode de combat où il était dit que le lieutenant un tel, chef d’une compagnie, ayant su tirer de sa compagnie tout le parti possible, s’était emparé d’une localité. Après avoir décrit tous les stades du combat, le correspondant ajoutait que le lieutenant avait pris cette localité à la manière de Souvorov. En l’occurrence, l’expression convenait-elle ? C’est possible. En tout cas, il faut l’employer avec circonspection. Si nous l’appliquons à toute action relativement petite d’un groupe ou d’une compagnie, nous en rabaisserons par là même la portée. Le correspondant compare aux actions de Souvorov, grand capitaine qui s’illustra par toute une série de campagnes brillamment menées, une action de combat importante, certes, mais dont les proportions sont relativement limitées. Les lieutenants doivent tendre à s’élever jusqu’à Souvorov, et nous ne devons pas les comparer à lui d’emblée, pour une seule opération réussie. «A la manière de Souvorov » cela semble bien dit, c’est court et ça sonne bien, mais il est peu probable que cette expression puisse à elle seule satisfaire votre auditoire. Il faut employer des mots qui portent ; les expressions dont vous vous servez pour apprécier les actes d’un homme doivent être plus modestes, afin que ceux à qui vous vous adressez sentent que vos paroles ne dépendent pas de votre humeur, mais que chacune d’elles a été méditée.

Je veux encore attirer votre attention sur une expression souvent employée par nos correspondants. Comme elle se rencontre à peu près tous les jours, elle peut s’ancrer dans la mémoire, alors qu’elle n’est pas tout à fait juste et peut prêter à confusion. Les correspondants annoncent que telle unité n’a pas reculé d’une semelle. L’expression a été reprise une fois, deux fois, et elle est devenue courante. Mais on lit aussi dans d’autres articles du front que telle unité est restée sur ses positions, et on songe: il n’est pas dit qu’elle n’a pas reculé d’une semelle ; c’est peut-être qu’elle a reculé ? (Rires.) Donc, camarades, quand vous parlez ou quand vous écrivez, surtout quand vous écrivez, peu importe que vous compreniez bien tel ou tel événement, si vous le faites mal comprendre aux autres. Le mot d’ordre « ne pas reculer d’une semelle » a d’ailleurs un sens très fort, étant donné que ce qui est dangereux, c’est le premier pas de recul, que d’autres suivront inévitablement.

Il faut bien faire attention aux mots. Négliger l’expression, c’est pour un agitateur et un propagandiste diminuer son influence.

Je n’ai parlé que de la propagande militaire. Et notre agitation et notre propagande à l’arrière ?

Dans le numéro de la Krasnaïa Zvezda où a paru l’article de Simonov dont nous avons parlé, il y avait aussi un article de K. Finn, intitulé « Les femmes d’Ivanovo ». Il faut avouer qu’à l’heure actuelle nous sommes si chargés de pensées et d’impressions se rapportant au front que nous ne lisons pas toujours les articles où il est question de la vie et du travail à l’arrière. Pourtant, celui-ci est bon. Bien entendu, comme tout dans notre vie, il rattache l’arrière au front. L’auteur a rencontré dans un square une femme d’une trentaine d’années ; elle lui a dit son malheur, ce qu’elle a éprouvé en l’apprenant, ce qu’elle fait pour pouvoir le supporter.

— C’est hier que j’ai reçu la nouvelle. Mon mari a été tué au front. La lettre est arrivée le soir. Je rentrais du travail… Elle a vécu douze ans avec lui sans l’ombre d’un nuage. Ils n’avaient pas d’enfants.

— Ce qui fait qu’il était à la fois mon mari et mon fils. Je l’aimais d’un amour tout particulier, si vous saviez ce qu’il…

Elle n’a pu se résoudre à prononcer « était ». Evitant ce mot, ayant peur de lui de même qu’elle avait peur de parler de son mari comme d’un être encore vivant, elle me conta, en phrases hachées, décousues, pareilles à des cris, mais sans une larme, comment elle avait perdu connaissance en lisant la lettre. Puis elle était revenue à elle et s’était élancée hors de la maison. Où ? Elle n’en savait rien. Elle avait erré à travers les rues noires d’Ivanovo, par la ville où elle était née, dont elle connaissait chaque maison, chaque pierre. Il faisait nuit noire, mais elle retrouvait tous les lieux où elle avait passé jadis avec lui, elle se rappelait ce qu’il lui avait dit ici au coin de la rue Sotsialistitcheskaïa, ou bien sur le petit banc du square, devant le théâtre. Et pour un instant elle avait l’impression que rien ne s’était produit, qu’il n’y avait pas de guerre, que son Vassia était vivant, qu’il était avec elle. Puis elle replongeait dans son malheur.

— Mais aujourd’hui, j’ai été à la filature. Je suis bancbrocheuse en gros. J’avais peur de ne pas pouvoir arriver, de manquer de forces. Je me suis fait violence. Je me disais : « Allons, Maroussia, fais ça pour lui, pour lui, pour Vassia. Il dira que tu as bien fait. » Aujourd’hui, en travaillant, j’avais l’impression qu’il était là, à côté de moi. Mes amies me regardaient sans; avoir l’air de rien, et elles pleuraient doucement en cachette. Maintenant, je rentre du travail. Et figurez-vous que j’ai peur de passer là où nous avons passé avec Vassia.

Ailleurs, l’auteur raconte comment le contact s’est établi entre des artilleurs et les komsomols d’Ivanovo :

Doucia Lébédieva, avec d’autres ouvrières, s’est rendue au front, pour porter des cadeaux aux soldats et aux officiers. Elle a été l’hôte des artilleurs.

— Des gars, bien gentils et tout jeunes. Et adroits aussi : ils font de la bonne besogne ! Quand j’étais là, ils ont démoli une cuisine roulante et douze Fritz avec. « Voilà, Doucia, qu’ils me disaient, un grand cadeau en l’honneur de votre arrivée. » Et ce qui m’a frappée le plus, c’est la propreté : les canons avaient l’air d’avoir été léchés. On sent bien qu’à la batterie tout est en ordre.

Doucia a songé alors qu’il faudrait peut-être qu’elle noue, que les jeunes filles de son équipe nouent avec les artilleurs une bonne amitié sincère. Mais elle n’a pas osé le dire aux artilleurs. De retour à Ivanovo, elle prend conseil de ses amies et écrit aux artilleurs ; elle leur propose d’entrer en émulation : « Vous autres, tuez des Fritz, et nous, nous dépasserons le plan ».

N’est-ce pas que cela a un accent de vérité, donc que cela est bien écrit ? Il s’agit de savoir l’utiliser. C’est une vraie trouvaille pour l’agitateur.

Plus loin l’auteur raconte comment une correspondance s’est établie entre ces jeunes filles et les artilleurs qui ne recevaient pas de lettres. L’agitateur doit se souvenir de ce fait, si important en temps de guerre.

Un jour, les jeunes filles reçurent une lettre du camarade Maltsev, le nouveau commissaire politique de la batterie. Elle se terminait ainsi : « Encore une prière (mais gardez-moi le secret). Il y a ici des soldats, de gentils garçons, qui ne reçoivent jamais de lettres de chez feux, vous savez bien pourquoi. Ils s’ennuient, surtout quand la poste arrive et qu’il n’y a rien pour eux. C’est dur, en effet. Doucia, je vous demande d’y penser et de m’envoyer ne fût-ce que trois ou quatre adresses de vos amies. Je les donnerai à mes hommes et leur éviterai une attente déprimante. N’y voyez pas une grossièreté de ma part, c’est une prière que je vous adresse pour le bien de tous. Les hommes verront eux-mêmes dans quel sens orienter cette; correspondance.

Doucia envoya les adresses. On écrivit de part et d’autre. Et, aujourd’hui, quand la poste arrive à la batterie il y a aussi des lettres pour ceux dont les maisons et les villages ont été détruits par l’ennemi abhorré.

Sûrement que « les hommes de notre batterie », comme disent les jeunes filles du lointain Ivanovo, parlent souvent d’elles aux heures de répit en les appelant « nos jeunes filles ».

Puis l’auteur raconte encore des épisodes de l’existence des ouvrières d’Ivanovo. Il nous les montre au travail et ailleurs. C’est concret, c’est réel. Une véritable tranche de vie. Rien n’est souligné à dessein, rien n’est forcé. C’est un article utile pour le propagandiste, et surtout pour l’agitateur. Vous me considérez comme un agitateur expérimenté, mais moi je ne me vois pas du même œil (rires), pourtant je ne pourrais vous donner ce que peuvent vous donner ces articles, si vous les lisez et les méditez sérieusement.

Des articles comme ceux-là et tout ce qui est nouveau dans notre presse, tout ce que je considère comme précieux et nouveau, où s’élaborent les formes d’agitation les plus efficaces à l’heure actuelle, paraissent la plupart du temps dans la presse militaire. Il est bien évident que la presse militaire est plus près de tout ce qui se rattache au front.

Voilà, camarades, ce que je tenais à vous dire.

Pour conclure, résumons : Notre presse fournit assez de matériaux, il faut seulement savoir les utiliser. Nous avons des auteurs capables. Je ne me suis arrêté que sur les articles qui ont paru ces jours derniers. Je n’ai pas parlé de la pièce de Kornéïtchouk Le front dont l’importance est grande, car elle oriente dans maintes questions, elle fournit des matériaux auxquels il vaut la peine de réfléchir. Les jours que nous vivons sont des plus sévères. Comme je l’ai déjà dit, la population accomplit un travail énorme qui absorbe toutes ses forces. Et en même temps, l’existence matérielle, les conditions de vie sont devenues moins bonnes. Il y a tant d’héroïsme, de courage, de fermeté chez notre peuple qu’on n’a besoin de rien créer artificiellement ni de forcer la note ; il n’y a qu’à puiser dans la vie du peuple et de l’armée, et parler franchement des difficultés que le peuple traverse et de la nécessité de vaincre l’ennemi coûte que coûte. Allez dans les masses avec ces matériaux-là, et je gage que ce mode d’agitation sera le plus efficace, qu’il aura le plus d’influence. (Applaudissements.)

Revue Bolchevik, n° 17-18, 1942.