Pour la commodité de l’exposé, je m’arrêterai en premier lieu à l’universalité de la contradiction, puis à son caractère spécifique. En effet, depuis la découverte de la conception matérialiste-dialectique du monde par les grands fondateurs et continuateurs du marxisme, Marx, Engels, Lénine et Staline, la dialectique matérialiste a été appliquée avec le plus grand succès à l’analyse de nombreux aspects de l’histoire humaine et de l’histoire naturelle, ainsi qu’à la transformation de nombreux aspects de la société et de la nature (par exemple en U.R.S.S.) ; l’universalité de la contradiction est donc déjà largement reconnue et nous n’aurons pas besoin de l’expliquer longuement. Par contre, le caractère spécifique de la contradiction est pour nombre de camarades, en particulier les dogmatiques, une question où ils ne voient pas encore clair. Ils ne comprennent pas que dans les contradictions l’universel existe dans le spécifique. Ils ne comprennent pas non plus combien il est important, pour diriger le cours de notre pratique révolutionnaire, d’étudier le spécifique dans les contradictions inhérentes aux choses et aux phénomènes concrets devant lesquels nous nous trouvons. Nous devons donc étudier le caractère spécifique de la contradiction avec une attention particulière, en accordant une place suffisante à son examen. C’est pourquoi dans notre analyse de la loi de la contradiction inhérente aux choses et aux phénomènes, nous commencerons par examiner le problème de l’universalité de la contradiction, puis nous analyserons plus particulièrement son caractère spécifique pour revenir finalement au problème de l’universalité.

L’universalité ou le caractère absolu de la contradiction a une double signification : la première est que les contradictions existent dans le processus de développement de toute chose et de tout phénomène ; la seconde, que, dans le processus de développement de chaque chose, de chaque phénomène, le mouvement contradictoire existe du début à la fin.

Engels a dit :

Le mouvement lui-même est une contradiction [1].

La définition, donnée par Lénine, de la loi de l’unité des contraires, dit qu’elle « reconnaît (découvre) des tendances contradictoires, opposées et s’excluant mutuellement dans tous les phénomènes et processus de la nature (et de l’esprit et de la société dans ce nombre) » [2].

Ces idées sont-elles justes ? Oui, elles le sont. Dans toutes les choses et tous les phénomènes, l’interdépendance et la lutte des aspects contradictoires qui leur sont propres déterminent leur vie et animent leur développement. Il n’est rien qui ne contienne des contradictions. Sans contradictions, pas d’univers.

La contradiction est la base des formes simples du mouvement (par exemple, le mouvement mécanique) et à plus forte raison des formes complexes du mouvement.

Engels a expliqué de la façon suivante l’universalité de la contradiction :

Si le simple changement mécanique de lieu contient déjà en lui-même une contradiction, à plus forte raison les formes supérieures de mouvement de la matière et tout particulièrement la vie organique et son développement… la vie consiste au premier chef précisément en ce qu’un être est à chaque instant le même et pourtant un autre. La vie est donc également une contradiction qui, présente dans les choses et les processus eux-mêmes, se pose et se résout constamment.

Et dès que la contradiction cesse, la vie cesse aussi, la mort intervient. De même, nous avons vu que dans le domaine de la pensée également, nous ne pouvons pas échapper aux contradictions et que, par exemple, la contradiction entre l’humaine faculté de connaître, intérieurement infinie, et son existence réelle dans des hommes qui sont tous limités extérieurement et dont la connaissance est limitée, se résout dans la série des générations, série qui, pour nous, n’a pratiquement pas de fin, – tout au moins dans le progrès sans fin.

… l’un des fondements principaux des mathématiques supérieures est [la]… contradiction …

Mais [les mathématiques inférieures] déjà fourmillent de contradictions [3].

Et Lénine illustrait à son tour l’universalité de la contradiction par les exemples suivants :

  • En mathématiques, le + et le -. Différentielle et intégrale.
  • En mécanique, action et réaction.
  • En physique, électricité positive et négative.
  • En chimie, union et dissociation des atomes.
  • Dans la science sociale, lutte de classe [4].

Dans la guerre, l’offensive et la défensive, l’avance et la retraite, la victoire et la défaite sont autant de couples de phénomènes contradictoires dont l’un ne peut exister sans l’autre. Les deux aspects sont à la fois en lutte et en interdépendance, cela constitue l’ensemble d’une guerre, impulse le développement de la guerre et permet de résoudre les problèmes de la guerre.

Il convient de considérer toute différence dans nos concepts comme le reflet de contradictions objectives. La réflexion des contradictions objectives dans la pensée subjective forme le mouvement contradictoire des concepts, stimule le développement des idées, résout continuellement les problèmes qui se posent à la pensée humaine.

L’opposition et la lutte entre conceptions différentes apparaissent constamment au sein du Parti ; c’est le reflet, dans le Parti, des contradictions de classes et des contradictions entre le nouveau et l’ancien existant dans la société. S’il n’y avait pas dans le Parti de contradictions, et de luttes idéologiques pour les résoudre, la vie du Parti prendrait fin.

Il ressort de là que partout, dans chaque processus, il existe des contradictions, aussi bien dans les formes simples du mouvement que dans ses formes complexes, dans les phénomènes objectifs que dans les phénomènes de la pensée : ce point est maintenant éclairci. Mais la contradiction existe-t-elle également au stade initial de chaque processus ? Le processus de développement de toute chose, de tout phénomène connaît-il un mouvement contradictoire du début à la fin ?

L’école de Déborine, comme la lecture des articles dans lesquels les philosophes soviétiques la soumettent à la critique permet de le constater, considère que la contradiction n’apparaît pas dès le début du processus, mais à un certain stade de son développement. Il s’ensuit que jusqu’à ce moment le développement du processus se produit non sous l’action des causes internes, mais sous celle des causes externes. Déborine revient ainsi aux théories métaphysiques des causes externes et du mécanisme. Appliquant cette façon de voir à l’analyse des problèmes concrets, l’école de Déborine arrive à la conclusion que, dans les conditions de l’Union soviétique, il existe entre les koulaks et la masse paysanne seulement des différences et non des contradictions, et elle approuve entièrement Boukharine [5]. Etudiant la Révolution française, elle soutient qu’avant la révolution il existait également au sein du tiers état, composé des ouvriers, des paysans et de la bourgeoisie, seulement des différences et non des contradictions. Ces vues de l’école de Déborine sont antimarxistes. Cette école ne comprend pas que dans toute différence il y a déjà une contradiction et que la différence elle-même constitue une contradiction. La contradiction entre le Travail et le Capital est née avec l’apparition de la bourgeoisie et du prolétariat, mais elle n’est devenue aiguë que plus tard. Entre les ouvriers et les paysans, même dans les conditions sociales de l’Union soviétique, il existe une différence ; cette différence est une contradiction qui, toutefois, contrairement à la contradiction entre le Travail et le Capital, ne peut s’accentuer jusqu’à devenir un antagonisme ou revêtir la forme d’une lutte de classes ; les ouvriers et les paysans ont scellé une solide alliance au cours de l’édification du socialisme, et ils résolvent progressivement la contradiction en question dans le processus de développement allant du socialisme au communisme. Il s’agit ici de différentes sortes de contradictions, et non de la présence ou de l’absence de contradictions. La contradiction est universelle, absolue ; elle existe dans tous les processus du développement des choses et des phénomènes et pénètre chaque processus, du début à la fin.

Que signifie l’apparition d’un nouveau processus ? Cela signifie que l’ancienne unité et les contraires qui la constituent font place à une nouvelle unité, à ses nouveaux contraires ; alors naît un nouveau processus qui succède à l’ancien. L’ancien processus s’achève, le nouveau surgit. Et comme le nouveau processus contient de nouvelles contradictions, il commence l’histoire du développement de ses propres contradictions.

Lénine souligne que Marx, dans Le Capital, a donné un modèle d’analyse du mouvement contradictoire qui traverse tout le processus de développement d’une chose, d’un phénomène, du début à la fin. C’est la méthode à employer lorsqu’on étudie le processus de développement de toute chose, de tout phénomène. Et Lénine lui-même a utilisé judicieusement cette méthode, qui imprègne tous ses écrits.

Marx, dans Le Capital, analyse d’abord ce qu’il y a de plus simple, de plus habituel, de fondamental, de plus fréquent, de plus ordinaire, ce qui se rencontre des milliards de fois : les rapports dans la société bourgeoise (marchande) : l’échange de marchandises. Son analyse fait apparaître dans ce phénomène élémentaire (dans cette « cellule » de la société bourgeoise) tous les antagonismes (resp. embryons de tous les antagonismes) de la société moderne. La suite de l’exposé nous montre le développement (et la croissance, et le mouvement) de ces antagonismes et de cette société dans le S de ses diverses parties, depuis son début jusqu’à la fin.

Et Lénine ajoute : « Tel doit être aussi le mode d’exposition (resp. d’étude) de la dialectique en général… »

Les communistes chinois doivent s’assimiler cette méthode s’ils veulent analyser d’une manière correcte l’histoire et la situation actuelle de la révolution chinoise et en déduire les perspectives.


[1] F. Engels : « Dialectique. Quantité et qualité », Anti-Duhring (1877-1878), première partie, chapitre douze.

[2] V. I. Lénine : « A propos de la dialectique »

[3] F. Engels : « Dialectique. Quantité et qualité », Anti-Duhring, première partie, chapitre douze.

[4] V. I. Lénine : « A propos de la dialectique ».

[5] N. I. Boukharine (1888-1938), chef d’un groupe antiléniniste au sein du mouvement révolutionnaire russe. Il fut plus tard exclu du Parti en 1937 et condamné à mort par le Tribunal suprême de l’U.R.S.S. en 1938, pour avoir fait partie d’un groupe de traîtres à la nation. Le camarade Mao Tsé-toung critique ici le point de vue erroné longtemps défendu par Boukharine et qui consistait à dissimuler les contradictions de classes et à substituer la collaboration de classes à la lutte de classes. Dans les années 1928-1929, alors que l’Union soviétique se préparait à la collectivisation intégrale de l’agriculture, Boukharine soutenait plus ouvertement que jamais son point de vue erroné, s’efforçant d’estomper les contradictions de classes entre les koulaks et les paysans pauvres et moyens et de s’opposer à une lutte résolue contre les koulaks. En outre, il prétendait que la classe ouvrière pourrait former une alliance avec les koulaks et que ces derniers pourraient « s’intégrer pacifiquement dans le socialisme ».