Dans l’histoire de la connaissance humaine, il a toujours existé deux conceptions des lois du développement du monde : l’une est métaphysique, l’autre dialectique ; elles constituent deux conceptions du monde opposées. Lénine dit :

Les deux concepts fondamentaux (ou les deux possibles ? ou les deux concepts donnés par l’histoire ?) du développement (de l’évolution) sont : le développement en tant que diminution et augmentation, en tant que répétition, et le développement en tant qu’unité des contraires (dédoublement de ce qui est un, en contraires qui s’excluent mutuellement, et rapports entre eux) [1].

Lénine parle justement ici de ces deux conceptions différentes du monde.

Pendant une longue période de l’histoire, le mode de pensée métaphysique a été le propre de la conception idéaliste du monde et a occupé, en Chine comme en Europe, une place dominante dans l’esprit des gens. En Europe, le matérialisme lui-même, au début de l’existence de la bourgeoisie, a été métaphysique. Du fait que toute une série d’Etats européens sont entrés, au cours de leur développement socio-économique, dans la phase d’un capitalisme hautement développé, que les forces productives, la lutte des classes et la science ont atteint un niveau de développement sans précédent dans l’histoire et que le prolétariat industriel est devenu la plus grande force motrice de l’histoire, est née la conception marxiste, matérialiste-dialectique, du monde. Dès lors, au sein de la bourgeoisie, on a vu apparaître, à côté d’un idéalisme réactionnaire patent, nullement camouflé, un évolutionnisme vulgaire opposé à la dialectique matérialiste.

La métaphysique, ou l’évolutionnisme vulgaire, considère toutes les choses dans le monde comme isolées, en état de repos ; elle les considère unilatéralement. Une telle conception du monde fait regarder toutes les choses, tous les phénomènes du monde, leurs formes et leurs catégories comme éternellement isolés les uns des autres, comme éternellement immuables. Si elle reconnaît les changements, c’est seulement comme augmentation ou diminution quantitatives, comme simple déplacement. Et les causes d’une telle augmentation, d’une telle diminution, d’un tel déplacement, elle ne les fait pas résider dans les choses ou les phénomènes eux-mêmes, mais en dehors d’eux, c’est-à-dire dans l’action de forces extérieures.

Les métaphysiciens estiment que les différentes choses, les différents phénomènes dans le monde ainsi que leur caractère spécifique restent immuables dès le commencement de leur existence, et que leurs modifications ultérieures ne sont que des augmentations ou des diminutions quantitatives. Ils estiment qu’une chose ou un phénomène ne peut que se reproduire indéfiniment et ne peut pas se transformer en quelque chose d’autre, de différent. Selon eux, tout ce qui caractérise la société capitaliste : l’exploitation, la concurrence, l’individualisme, etc. se rencontre également dans la société esclavagiste de l’antiquité, voire dans la société primitive, et existera éternellement, immuablement. Les causes du développement de la société, ils les expliquent par des conditions extérieures à la société : le milieu géographique, le climat, etc. Ils tentent d’une façon simpliste de trouver les causes du développement en dehors des choses et des phénomènes eux-mêmes, niant cette thèse de la dialectique matérialiste selon laquelle le développement des choses et des phénomènes est suscité par leurs contradictions internes. C’est pourquoi ils ne sont pas en mesure d’expliquer la diversité qualitative des choses et des phénomènes et la transformation d’une qualité en une autre. Cette pensée, en Europe, a trouvé son expression aux XVIIe et XVIIIe siècles dans le matérialisme mécaniste, puis, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, dans l’évolutionnisme vulgaire. En Chine, la pensée métaphysique qui s’exprimait dans les mots « Le ciel est immuable, immuable est le Tao [2] a été défendue longtemps par la classe féodale décadente au pouvoir. Quant au matérialisme mécaniste et à l’évolutionnisme vulgaire, importés d’Europe dans les cent dernières années, ils ont trouvé leurs tenants dans la bourgeoisie.

Contrairement à la conception métaphysique du monde, la conception matérialiste-dialectique veut que l’on parte, dans l’étude du développement d’une chose ou d’un phénomène, de son contenu interne, de ses relations avec d’autres choses ou d’autres phénomènes, c’est-à-dire que l’on considère le développement des choses ou des phénomènes comme leur mouvement propre, nécessaire, interne, chaque chose, chaque phénomène étant d’ailleurs, dans son mouvement, en liaison et en interaction avec les autres choses, les autres phénomènes qui l’environnent. La cause fondamentale du développement des choses et des phénomènes n’est pas externe, mais interne ; elle se trouve dans les contradictions internes des choses et des phénomènes eux-mêmes.

Toute chose, tout phénomène implique ces contradictions d’où procèdent son mouvement et son développement. Ces contradictions, inhérentes aux choses et aux phénomènes, sont la cause fondamentale de leur développement, alors que leur liaison mutuelle et leur action réciproque n’en constituent que les causes secondes. Ainsi donc, la dialectique matérialiste a combattu énergiquement la théorie métaphysique de la cause externe, de l’impulsion extérieure, propre au matérialisme mécaniste et à l’évolutionnisme vulgaire. Il est clair que les causes purement externes sont seulement capables de provoquer le mouvement mécanique des choses et des phénomènes, c’est-à-dire les modifications de volume, de quantité, et qu’elles ne peuvent expliquer pourquoi les choses et les phénomènes sont d’une diversité qualitative infinie, pourquoi ils passent d’une qualité à une autre. En fait, même le mouvement mécanique, provoqué par une impulsion extérieure, se réalise par l’intermédiaire des contradictions internes des choses et des phénomènes. Dans le monde végétal et animal, la simple croissance, le développement quantitatif est aussi provoqué principalement par les contradictions internes. De même, le développement de la société est dû surtout à des causes internes et non externes. On voit des pays qui se trouvent dans des conditions géographiques et climatiques quasi identiques se développer d’une manière très différente et très inégale. Il arrive que dans un seul et même pays de grands changements se produisent dans la société sans que soient modifiés le milieu géographique et le climat.

La Russie impérialiste est devenue l’Union soviétique socialiste, et le Japon féodal, fermé au monde extérieur, est devenu le Japon impérialiste, bien que la géographie et le climat de ces pays n’aient subi aucune modification. La Chine, longtemps soumise au régime féodal, a connu de grands changements au cours des cent dernières années ; elle évolue maintenant vers une Chine nouvelle, émancipée et libre ; et pourtant ni la géographie ni le climat de la Chine ne se sont modifiés. Certes, des changements se produisent dans la géographie et le climat de tout le globe terrestre et de chacune de ses parties, mais ils sont insignifiants en comparaison de ceux de la société ; les premiers demandent des dizaines de milliers d’années pour se manifester, tandis que pour les seconds, il suffit de millénaires, de siècles, de décennies, voire de quelques années ou de quelques mois seulement (en période de révolution).

Selon le point de vue de la dialectique matérialiste, les changements dans la nature sont dus principalement au développement de ses contradictions internes. Ceux qui interviennent dans la société proviennent surtout du développement des contradictions à l’intérieur de la société, c’est-à-dire des contradictions entre les forces productives et les rapports de production, entre les classes, entre le nouveau et l’ancien. Le développement de ces contradictions fait avancer la société, amène le remplacement de la vieille société par la nouvelle. La dialectique matérialiste exclut-elle les causes externes ? Nullement. Elle considère que les causes externes constituent la condition des changements, que les causes internes en sont la base, et que les causes externes opèrent par l’intermédiaire des causes internes. L’œuf qui a reçu une quantité appropriée de chaleur se transforme en poussin, mais la chaleur ne peut transformer une pierre en poussin, car leurs bases sont différentes. Les différents peuples agissent constamment les uns sur les autres. A l’époque du capitalisme, en particulier à l’époque de l’impérialisme et des révolutions prolétariennes, l’influence mutuelle et l’interaction des différents pays dans les domaines de la politique, de l’économie et de la culture sont énormes. La Révolution socialiste d’Octobre a ouvert une ère nouvelle non seulement dans l’histoire de la Russie, mais aussi dans celle du monde entier ; elle a influé sur les changements internes dans différents pays, et aussi, avec une intensité particulière, sur les changements internes en Chine. Mais les modifications qui en ont résulté se sont produites par l’intermédiaire des lois internes propres à ces pays, propres à la Chine. De deux armées aux prises, l’une est victorieuse, l’autre est défaite : cela est déterminé par des causes internes. La victoire est due soit à la puissance de l’armée, soit à la justesse de vue de son commandement ; la défaite tient soit à la faiblesse de l’armée, soit aux erreurs commises par son commandement ; c’est par l’intermédiaire des causes internes que les causes externes produisent leur effet. En Chine, si la grande bourgeoisie a vaincu en 1927 le prolétariat, c’est grâce à l’opportunisme qui se manifestait au sein même du prolétariat chinois (à l’intérieur du Parti communiste chinois). Lorsque nous en eûmes fini avec cet opportunisme, la révolution chinoise reprit son essor. Plus tard, elle a de nouveau sérieusement souffert des coups infligés par l’ennemi, cette fois à la suite des tendances aventuristes apparues au sein de notre Parti. Et quand nous eûmes liquidé cet aventurisme, notre cause recommença à progresser. Il s’ensuit que pour conduire la révolution à la victoire, un parti doit s’appuyer sur la justesse de sa ligne politique et la solidité de son organisation.

La conception dialectique du monde apparaît en Chine et en Europe dès l’antiquité. Toutefois, la dialectique des temps anciens avait quelque chose de spontané, de primitif ; en raison des conditions sociales et historiques d’alors, elle ne pouvait encore constituer un système théorique, donc expliquer le monde sous tous ses aspects, et elle fut remplacée par la métaphysique. Le célèbre philosophe allemand Hegel, qui a vécu à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, a apporté une très importante contribution à la dialectique ; toutefois, sa dialectique était idéaliste. C’est seulement lorsque Marx et Engels, les grands protagonistes du mouvement prolétarien, eurent généralisé les résultats positifs obtenus par l’humanité au cours du développement de la connaissance et qu’ils eurent, en particulier, repris dans un esprit critique les éléments rationnels de la dialectique de Hegel et créé la grande théorie du matérialisme dialectique et historique qu’une révolution sans précédent se produisit dans l’histoire de la connaissance humaine.Cette théorie fut développée plus tard par Lénine et Staline. Dès qu’elle pénétra en Chine, elle provoqua d’immenses changements dans la pensée chinoise.

La conception dialectique du monde nous apprend surtout à observer et à analyser le mouvement contradictoire dans les différentes choses, les différents phénomènes, et à déterminer, sur la base de cette analyse, les méthodes propres à résoudre les contradictions. C’est pourquoi la compréhension concrète de la loi de la contradiction inhérente aux choses et aux phénomènes est pour nous d’une importance extrême.


[1] V. I. Lénine : « A propos de la dialectique ».

[2] Paroles de Tong Tchong-chou (179-104 av.J.-C.), célèbre représentant du confucianisme sous la dynastie des Han.