Ainsi donc, par suite « d’une combinaison originale des conditions historiques », « le premier pays entré dans la voie du socialisme aura été la Russie, pays économiquement et culturellement retardataire, nonobstant sa forte élite révolutionnaire ». Passer d’un élan par-dessus les républiques de carton et pardessus tout l’échantillonnage des diverses formules capitalistes en action dans les monarchies démocratiques et dans les démocraties monarchiques —, c’était beau idéologiquement. Mais, sur la terre ?

Lorsqu’on eut le pouvoir, il fallut s’en servir, et cela, sans avoir le temps de souffler. L’énorme machine de l’État, passée, des mains d’un méchant pantin démesurément grossi, — et après un court arrêt oscillant dans les mornes limbes du Gouvernement Provisoire —, entre les mains des extrémistes positifs, des calculateurs enflammés, devait continuer coûte que coûte à rouler sur le plus vaste pays de la planète, entre le destin qui n’était plus et celui qui n’était pas encore.

Des trois tâches géantes à surmonter : la guerre étrangère, la guerre civile, l’organisation sociale et économique intérieure, on ne peut pas dire que la première — la guerre étrangère — fût réglée, même après Brest-Litovsk, même après l’Armistice, puisque si le gros des anciens ennemis avait lâché publiquement la partie, la guerre civile qui devait succéder à la Révolution pendant deux ans, restait fortement panachée d’intervention étrangère.

Que faire ? Tout. Au jour le jour, vivre, et, pierre à pierre, bâtir. Et tout à la fois. A la fois organiser la révolution, et repousser les avalanches contre-révolutionnaires sur toutes les frontières et tous les horizons, et transformer l’ex-empire russe, pays agricole et ignorant (80 % de paysans, 70 % d’illettrés), l’ex-empire ruiné, saccagé, ensanglanté, en une grande nation politiquement socialiste (seule de son espèce parmi toutes les autres), et économiquement perfectionnée (autant, et plus, que les autres).

Qu’on remonte, encore une fois, à ces jours-là, jours d’aboutissement, jours de départ. Quel était le bilan, et l’inventaire ? Quels étaient les restes de la Russie, en novembre 1917, à partir de l’heure où, à l’Institut Smolny, on annonça à Lénine que le drapeau rouge était planté, et que ce drapeau était devenu désormais un des centres du monde ?

La guerre impérialiste de 1914 avait coûté à la Russie 40 milliards de roubles-or, le massacre du tiers de la population ouvrière ; la production industrielle et les transports étaient réduits au cinquième ou au sixième des chiffres de 1913. La guerre civile qui déchira l’Empire sur presque toute son étendue, représente une perte de 50 milliards de roubles-or. Les usines étaient en pièces, et une grande part des travaux publics aussi. Dans les campagnes labourées par le feu, la moitié des terres en friche. L’administration, l’enseignement, tous les corps d’Etat, désagrégés par le cataclysme et par la haine de l’ennemi intérieur. L’Armée Rouge, sans fusils, sans souliers, et sans pain. Le nouvel Etat, qui devait être en proie au blocus et au boycottage, était pour le moment en proie à l’agression armée des grandes puissances. Approchons-nous, de très près, de cette guerre d’invasion d’une espèce spéciale — perfide et masquée — dont les glorieux conducteurs furent M. Clemenceau, M. Poincaré, M. Lloyd George, les bourreaux attitrés de révolutions populaires, décapiteurs, écraseurs et emprisonneurs de peuples — vieux tigres, vieux renards, vieilles bêtes —, qui ont dirigé victorieusement la destruction de tous les soulèvements de libération issus de la guerre de 1914. Approchons-nous de ce que « l’honoré M. Churchill », rappelait dernièrement Staline, a défini : « l’invasion des 14 Etats ».

L’armée de l’aventurier blanc Koltchak, champion du Tsar, a reçu du gouvernement français 1.700 mitrailleuses, 30 tanks, des canons par dizaines. A l’offensive de Koltchak, ont pris part des milliers de soldats anglo-américains, 70.000 soldats japonais, environ 60.000 soldats tchécoslovaques. L’armée de Denikine — 60.000 hommes — a été entièrement équipée en armements et munitions, par l’Angleterre. Elle a reçu 200.000 fusils, 2.000 canons, 30 tanks. Plusieurs centaines d’officiers anglais ont été conseillers ou instructeurs dans l’armée de Denikine. La descente des Alliés à Vladivostok comprenait deux divisions japonaises, deux bataillons anglais, 6.000 Américains, 3.000 Français et Italiens. L’Angleterre a dépensé dans la guerre civile en Russie 140 millions de livres sterling et — dépense moins lourde pour les tripoteurs de mappemonde — 50.000 soldats.

De 1918 à 1921, l’Angleterre et la France n’ont pas cessé de tuer des Russes et de ravager la Russie. Notons simplement ceci, en marge : A la fin de 1927, il y avait encore 450 ingénieurs et 17.000 ouvriers qui travaillaient à réparer les déprédations commises dans un seul district pétrolier du Caucase par le passage de la civilisation occidentale —. Et on peut estimer à 44 milliards de roubles-or les destructions accomplies en Russie par l’intervention monstre et monstrueuse, des grands pays européens et américain. Qu’on songe qu’en 1921 — trois ans après la fin de la guerre — l’amiral français Dumesnil, installé en Russie, protégeait en pleine lumière les ennemis au gouvernement soviétique. [Ce Dumesnil n’est-il pas le même que la police trouva comme Directeur de la Société Spéciale Financière lors du krach scandaleux de celle-ci, et l’arrestation de sou manager l’escroc Charles Lévy ?] Que M. Millerand, président de la Républiques Française, (et qui pourrait présider tous les renégats du monde), et M. Doumergue, autre Président de la République Française, (le vieux Pontife qui tout dernièrement dépouillait les Français tout en jérémiadant et tendait aux fascistes sa main gauche (démocratique), ces messieurs, osant ce que l’Angleterre et la Turquie n’avaient tout de même pas osé faire, ont reconnu officiellement Jordania et Tsenkeli, chassés de Géorgie, comme le chef et comme l’ambassadeur de ce pays. Que la France officielle, qui se prétend loyale et qui se prétend démocratique, avait reconnu Koltchak et devait reconnaître Wrangel, comme vice-tsars.

Qu’on songe que les Gardes blancs se sont, concentrés en France, y ont fait un État armé dans l’État, développant leurs organisations diverses et leurs formations militaires sous l’œil bienveillant des autorités (lesquelles expulsent les ouvriers étrangers qui assistent à toute manifestation non officielle ou non religieuse, et fabriquent une législation nouvelle ayant pour but de les expulser sans raison). Ces spadassins du tsarisme ont défilé en armes sous l’Arc de Triomphe, et ce sont aussi eux qui ont poussé le bras de l’assassin blanc Gorgulov (le Président Doumer s’étant, aux yeux des tsaristes, montré coupable d’insuffisante animosité vis-à-vis des Soviets). Quant aux wrangéliens, ils ont été largement accueillis dans les Balkans et spécialement en Yougoslavie, où, en armes — et même en uniforme — ils attendent le moment de marcher pour la sainte cause des résurrections réactionnaires. (La Yougoslavie n’était pas fondée, tout dernièrement, à reprocher à la Hongrie d’entretenir des élevages d’assassins — elle pouvait tout au plus l’accuser de lui faire concurrence.)

Pendant que nous y sommes, élargissons cet aperçu de quelques années ultérieures, pour mieux faire voir l’aspect d’ensemble de l’énorme attentat méthodique sur lequel on tire aujourd’hui chez nous un voile pudique — comme si l’Histoire était un salon de bon ton où il vaut mieux ne point parler de ces vilaines choses pour ne pas donner mal au cœur à l’honorable assistance.

Le sabotage de l’industrie naissante, que l’U.R.S.S. faisait des efforts surhumains pour réédifier, a été élevé à la hauteur d’une institution internationale, à laquelle ont pris part de gros personnages, des officiers, des techniciens, des agents, et la diplomatie et la police des grandes puissances. Que de manigances souterraines, que de complots ! Je suis encore éberlué par toutes les photographies de documents que j’ai vues, pour ma seule part. Pendant des années, on pouvait fouiller n’importe quel coin de l’Union, ou y découvrait infailliblement le microbe anglais, français, polonais, roumain, de l’espionnage et de la malfaçon, mêlé au virus de la peste blanche. Il en reste encore certaine dose. Les mêmes gens qui faisaient sauter les ponts et ce qui restait, de travaux publics dans la pantelante. Russie libérée, qui mettaient de l’émeri dans les machines et rendaient les rares locomotives hors d’usage — les mêmes mettent du verre pilé dans les aliments des coopératives ouvrières en 1933, et, en décembre 1934 chargent un des leurs d’aller, par derrière, fracasser la tête de Serge Kirov, en plein Institut Smolny, à Leningrad. Et on découvre des nids de vipères, et des exodes d’assassins et de terroristes refluant de Finlande, de Pologne, de Lettonie où ils grouillent. Et les crimes de ces crapules, exaltés par la presse blanche de la Vérité Russe et autres associations d’escarpes, sont hypocritement commentés dans la grande presse bien pensante.

Que dire du rôle aussi féroce que rocambolesque, de l’Intelligence Service, qui couvre, à coups de millions de livres sterling, l’univers de ses réseaux britanniques et réactionnaires, — de cette internationale d’espions, de mouchards, de corrupteurs et de démolisseurs — et de supprimeurs d’hommes ! Voici un exemple de l’audace de cette vénéneuse pénétration, pris tout à fait au hasard : M Georges Valois, membre, aujourd’hui dissident, de l’Action Française, raconte, dans une préface à un rapport de Staline — sans songer à l’énormité de la chose, et uniquement pour authentifier une opinion favorable de Lénine à son endroit — qu’un agent de l’Intelligence Service s’était glissé dans les Conseils du Gouvernement Soviétique, et au coeur même de l’organisme dirigeant suprême ; que cet agent a fait un rapport au gouvernement anglais, lequel a envoyé ce rapport au gouvernement français, lequel (M. Poincaré) l’a communiqué à M. Léon Daudet, chef des royalistes français, grand vizir du prétendant au trône de France, et c’est ainsi que M. Georges Valois, qui faisait alors partie de l’Action Française, en a eu connaissance.

L’universel besoin de discréditer l’État socialiste, la nécessité morale de couvrir de fange ce défi vivant à l’impérialisme, a donné lieu à un déballement surnaturel de calomnies et de diffamations. On n’entrera pas ici dans ce domaine légendaire et burlesque. Ce voyage serait trop long pour tenir dans un livre. On notera, comme plus graves que les âneries en question (dont il reste pourtant, toujours quelque chose dans les oreilles de nos contemporains), les agences et ateliers parfaitement montés et outillés, notamment en Europe Centrale, et ayant pour objet de fabriquer des faux soviétiques sensationnels susceptibles de mettre eu mauvaise posture l’Etat nouveau vis-à-vis des autorités, et de l’opinion publique des grands pays. Le fait est connu et il a d’ailleurs été solennellement confirmé à la tribune de la Chambre des Communes, par un grand personnage (qui ne pouvait pas faire autrement). Le Faux « Zinoviev » influa fortement sur les rapports anglo-soviétiques. Le Faux qu’utilisa Tsankov, le bourreau bulgare, lui permit d’agiter le spectre rouge, et lui donna le moyen, lui vaincu, d’obtenir des vainqueurs une armée supplémentaire pour massacrer son peuple.

Certes, on conçoit que le « précédent » colossal du retournement complet de la Russie tsariste, ait alarmé les réactionnaires, notamment ceux de l’espèce dite démocratique (qui ont vraiment bien jeté le masque dans toute cette affaire-là). Mais on peut s’étonner que tant de libéraux français sincères aient traité la Russie de la Révolution comme l’Angleterre avait traité la France de la Révolution de 1789. On peut s’étonner que tant d’éminents intellectuels soient demeurés royalement incompréhensifs devant un phénomène de cette dimension et de cette profondeur. (C’est ce qu’on appelle, chez nous, le progrès des idées).

Et dans toute cette haine et dans toute cette défaite, dans toute cette malédiction, elles faisaient un drôle d’effet chez nous, les voix qui, comme celle par exemple d’un obscur journaliste nommé Builitt disaient des choses comme ceci : il viendra un jour où tous les hommes de notre époque seront jugés dans la mesure où ils auront compris et défendu l’effort magnifique de la Russie rouge.

Un jour ? Mais, en attendant :

« Pas passagèrement, mais durant l’espace de deux années, à partir de 1918, vous vous souvenez, camarades, disait dernièrement Staline, les ouvriers de Pétrograd ne recevaient plus, de plusieurs semaines, un seul morceau de pain. Les jours où ils obtenaient cinquante grammes de pain noir qui contenait la moitié de tourteaux, étaient d’heureux jours. »

Telle était donc la situation à laquelle, encerclés comme on était par la ménagerie capitaliste, il s’agissait de faire face, d’un bout à l’autre, de fond en comble. Tout faire ? C’était pire que cela : il fallait tout refaire. C’était double.

Il paraissait conforme au sens commun, du moment qu’on avait le pouvoir dans les mains, mais qu’on avait encore les blanco-européens sur les bras, de parer en hâte à l’effroyable marasme économique, par quelques concessions provisoires. Cette économie si malade, n’y avait-il pas lieu d’envisager telle ou telle combinaison en permettant le relèvement graduel par une certaine utilisation du vieux mécanisme, de l’appareil bourgeois qui était là ? Aller au plus urgent, assurer exclusivement le sursaut militaire de défense — et la vie — avant de se lancer dans l’accomplissement politique et les réfections économiques. C’était tout indiqué.

Oui, c’était indiqué économiquement, mais c’était contre-indiqué politiquement. De petits hommes d’affaires pressés auraient agi ainsi. Pas les socialistes de la création du monde. Oui, ça avait un aspect de bon sens. Mais la sagesse révolutionnaire était plus grande que ce bon sens-là. Elle voyait plus loin. Elle voyait, qu’à ce moment, agir de la sorte, c’était mettre le doigt dans l’engrenage de la machine qui fait marche arrière, et elle décida qu’il fallait, même dans la situation terrible où on se trouvait, commencer par assommer définitivement le passé politique et social, et disloquer totalement, à jamais, le vieil appareil, loin de vouloir y cramponner par quelque bout la société nouvelle. En d’autres termes, presque anéantis soi-même, anéantir encore ! Décision géniale dans sa témérité, et qui donnait une suite dramatique rationnelle à la marche des choses.

C’est que la bourgeoisie ne pouvait pas se figurer que son temps fût révolu. La souveraineté capitaliste défoncée quelque part, tout le long du vieux continent ? Cela ne lui entrait pas dans la tête. Et, au fond, en dehors des militants, on ne croyait guère à la Révolution. Aux proclamations de ce gouvernement trop différent des autres, qui se détachait avec une telle exagération sur les tsarismes passés et les tsarismes (ou ersatz libéraux) ambiants, on opposait le scepticisme, l’inertie…

« Il n’est pas jusqu’aux marchands de journaux, constatait-on rétrospectivement, au IVe Congrès (1922), qui refusaient de prendre au sérieux les mesures révolutionnaires les plus importantes du gouvernement ouvrier… Chaque fabrique, banque, bureau, boutique, chaque cabinet d’avocat, était une forteresse dirigée contre nous… »

A ce moment se posait donc une fois de plus dans toute son acuité, l’émouvant problème du salut de la Révolution. La Révolution devait montrer sa face, et montrer sa force. Ce n’était pas encore fini de la défaite de la bourgeoisie russe. Il y avait encore une portion de victoire à gagner.

Alors, malgré tout, pousser cette révolution, enfin, jusqu’au bout. Abattre complètement la bourgeoisie, couper les ponts (défaire, c’est faire dans un autre sens) ; confisquer, exproprier intégralement : se saisir du commerce, de l’industrie, de tout.

C’était, volontairement, compliquer et aggraver singulièrement la situation où l’on se débattait, risquer presque à coup sûr de multiplier sur certains points la crise aiguë de misère, demander à la population un effort qui avait tout l’air de dépasser les possibilités terrestres, et particulièrement, mécontenter le paysan. Et pourtant, là où une politique étroite et médiocre se serait empressée de choisir le compromis qui eût, en définitive, maintenu le régime bourgeois — les hommes d’Octobre ont tout cassé. A une destruction incommensurable, ils surajoutaient la définitive destruction supplémentaire. Pour se défendre, pour s’approfondir, la révolution s’enfonçait encore davantage de son plein gré, dans le gouffre.

Il y avait des éclairs d’inquiétudes dans les rangs, et même, certaines hésitations au sommet. Exemple : le ci-devant grand industriel Urquarth proposa de prendre, en payant, la concession des usines de l’Oural dont il avait été exproprié. Kamenev et Zinoviev (coup de panique) sont d’avis de céder la concession. Staline est contraire à cette idée. Lénine aussi, mais il balance. Bela Kun qui travaillait dans l’Oural, est convoqué pour faire connaître au Comité Central l’état d’esprit des ouvriers et fonctionnaires qui sont sur place. Ceux-ci étaient hostiles à la concession, qui n’était pour Urquarth qu’un moyen de remettre le pied à l’étrier, et comportant plus d’assujettissement que de profit pour la République. Quand la réunion qui devait décider eut lieu, Zinoviev et Kamenev s’efforcèrent d’obtenir une déclaration de Staline contre la concession dont ils étaient partisans (pour en faire état, par la suite, ils l’ont reconnu). Mais Staline refusa de parler avant que ceux qui venaient de l’Oural eussent donné l’opinion de là-bas. Celle-ci, exposée par Bela Kun, entraîna le rejet de la concession. L’appât prestigieux fut repoussé.

L’appareil bourgeois étant violemment écarté, on institua le « communisme de guerre », c’est-à-dire un moyen de fortune n’utilisant qu’une partie de tous les éléments économiques que l’État s’était appropriés : « Grossier appareil centralisé, destiné à extraire de l’industrie désorganisée par la guerre, par la révolution et le sabotage —, le minimum de produits nécessaires pour que les villes et l’Armée Rouge ne mourussent pas de faim. »

On dut, en ce qui concerne le blé, procéder à « l’enlèvement forcé de l’excédent des exploitations paysannes ». Système de rationnement d’Etat, « régime de forteresse assiégée ».

De la sorte, après la dernière secousse sismique, les restes du pouvoir bourgeois furent en effet parfaitement éliminés, rejetés dans le passé, en même temps que le gros des Blancs et des étrangers était rejeté au delà des frontières. La Révolution et la paix restèrent seules sur les ruines historiques et économiques. Mais la vie publique agonisait ; mais le commerce et l’industrie avaient encore dégringolé. La nature s’en était mêlée : une des plus épouvantables famines des temps modernes, causée par une exceptionnelle sécheresse, s’était abattue dans les régions les plus fertiles des terres russes. Partout ailleurs, le paysan qui avait, de gré ou de force, assuré à peu près le ravitaillement de la gigantesque bataille de deux ans, était effrayé, méfiant, souvent hostile. Sur certains points, il se révolta (1921).

Quant au renfort immense espéré et épié chaque jour à l’horizon : la révolution mondiale, elle ne venait pas, décidément ! Qu’est-ce que faisait le prolétariat international ? Il se remuait quelque peu, mais sans résultat, ou bien il se faisait vaincre comme celui de Hongrie, remis, il est vrai, dans la règle séculaire par les baïonnettes alliées ; et comme celui sur lequel on comptait le plus : le prolétariat allemand, mitraillé, il est vrai, par M. Clemenceau.

Il fallait se passer de tous, et les hommes de 1919 — les soldats de l’An II — durent se rendre compte que l’Etat Soviétique devait construire son économie par ses propres moyens.

Et pour cela, il fallait aussi, dans l’immédiat, où le communisme de guerre devenait hors d’usage, envisager une nouvelle orientation, économique transitoire, cependant que la lutte politique en Occident et dans le reste du monde, prendrait les formes, également transitoires, des revendications immédiates, et du front unique partiel.

C’est dans ces conditions que l’État Soviétique jugea pouvoir faire tranquillement ce qu’il n’avait voulu faire à aucun prix deux ans en çà, qu’il passa des méthodes du communisme de guerre à celle du marché et que fut créée la Nouvelle Politique Économique (la NEP). On n’a pas bien compris la NEP sous nos longitudes, et même on s’est trompé grossièrement à son sujet (M. Herriot, par exemple). On s’est figuré généralement que ce fut un recul précipité des bolcheviks parce qu’ils s’étaient inconsidérément lancés dans la socialisation économique et que celleci s’était avérée non viable.

Pas le moins du monde : comme on l’a dit plus haut, les bolcheviks avaient trouvé que c’était de bon ordre, de la part de vastes organisateurs, de finir complètement une révolution qui n’était que presque finie. Ils savaient bien qu’en agissant de la sorte, ils devaient augmenter l’obstruction et le désordre économiques. Mais ce n’est qu’après avoir nettoyé la situation politique jusqu’à la table rase, qu’il leur parut possible d’admettre une certaine initiative d’opportunisme économique. « La différence entre les révolutionnaires et les réformistes, disait alors quelqu’un qui n’avait pas toujours parlé ainsi (Trotski), c’est que les révolutionnaires n’admettent le réformisme qu’après la prise du pouvoir par le prolétariat. » La formule du pouvoir soviétique naissant fut : « Je ferai des concessions, s’il le faut, mais lorsque je serai le maître, pas avant. »

Alors, voici : En ce qui concerne les paysans, et le blé, on remplaça « l’enlèvement de l’excédent des récoltes » — système explosif entre tous — par l’impôt en nature, en autorisant la vente libre des excédents. La circulation monétaire fut reconstituée. Des mesures furent prises pour stabiliser le rouble. Les entreprises d’État placées sur le pied commercial. Les salaires mis en rapport avec la qualification et le rendement. Et comme l’État se trouvait avoir entre les mains plus d’entreprises qu’il n’en pouvait gérer lui-même (puisqu’il les avait toutes prises), il en loua à terme un certain nombre à des entrepreneurs privés.

Après l’application de cette politique qui admettait, comme on le voit, pas mal de concessions de la part des bolcheviks —, en 1922 —, la situation se « rétablissait » ainsi dans ses grandes lignes : les Chemins de fer, propriété d’État (63.000 kilomètres de rail, 800.000 employés) fournissaient déjà un tiers du mouvement d’avant guerre. Dans les campagnes, 95 % des terres labourables, appartenant nominalement à l’État, se trouvaient « en la jouissance économique » (ce qui veut à peu près dire, malgré les réserves de durée et certaines servitudes, « eu la possession ») de paysans qui versaient un impôt en nature : 300 millions de pouds de seigle sur une récolte qui arriva alors à atteindre les trois quarts de celle d’avant guerre. Quant aux entreprises industrielles, elles appartenaient toutes à l’État ; mais l’État n’en exploitait que 4.000 (avec un million d’ouvriers, il est vrai), et en affermait 4.000 (de moindre importance et employant 80.000 ouvriers). Le capital privé se formait et se développait dans le commerce intérieur. Il représentait 30 % de l’ensemble dans la circulation commerciale intérieure. Le commerce extérieur, resté monopole d’État, représentait, sur le chiffre d’avant guerre, le quart pour l’importation, et la vingtième partie pour l’exportation.

Le marché était recréé, mais la position de l’État Ouvrier était, politiquement, dangereuse, entraînée à droite. Parallèlement au « processus socialiste », s’était créé un nouveau « processus capitaliste » (surtout à la campagne) — et il s’agissait de se défendre rudement.

Dans la lutte qui se dessinait, « La bourgeoisie avait pour elle le savoir-faire et les attaches avec le capital étranger » (Rapport au IVe Congrès 1922).

C’était le commencement d’un duel à l’enjeu infiniment grave, aux conséquences sociales et morales incalculables. Pour les uns et les autres, le grand objectif c’était, au sein de cette Russie, pays agricole, la conquête du marché paysan. Les paysans, dont la partie pauvre et exploitée avait aidé la révolution, se méfiaient alors de ces révolutionnaires qui leur avaient donné la terre mais qui leur avaient pris le blé. Le paysan russe, réaliste, mais court voyant, avait déjà montré des signes de violente résistance. Au point de vue de l’accord avec la campagne, la NEP, grâce à ses quelques portes ouvertes sur l’initiative et le bénéfice privés, à ses réglementations qui n’avaient plus du tout l’allure de réquisitions brutales dont la campagne faisait tous les frais, était d’une importance capitale.

Les bolcheviks, qui sont les moins aveugles des hommes en face du futur, savaient bien que tout l’avenir de l’État socialiste reposait sur l’accord de l’économie productrice de la campagne et de celle de la ville (comme la Révolution elle-même, du reste, ne s’était réalisée que parce que les paysans dans leur ensemble l’avaient acceptée — parfois même secondée — ou l’avait laissé faire). Mais tout en le proclamant explicitement et en indiquant même les jalons de ce grand accord éventuel, les nouveaux maîtres laissaient provisoirement en panne l’industrie lourde, l’électrification et tout le tremblement, et aussi les perspectives de construction consciente de l’économie, et des grands travaux nationaux.

C’était pour consolider la Révolution par une période de plans inclinés permettant de procéder à quelques réparations indispensables, et de préparer les chemins. On pénétrait, tant qu’on pouvait, les campagnes par la coopération, et par ailleurs, on déclarait bien haut qu’on était sur la voie du capitalisme au socialisme, quoique « incomparablement plus près du point de départ que du point d’arrivée ».

Et on affirmait solennellement, à Moscou : « L’État n’accorde des concessions industrielles, et ne conclut des conventions commerciales, que pour autant qu’elles ne peuvent les unes ni les autres, saper les fondements de son économie. »

Vous rappelez-vous, messieurs et dames, les ricanements et même les éclats de rire que provoquaient de telles déclarations dans les milieux bien pensants ? Ceux qui, ici, s’entêtaient à dire : « Faites confiance aux bolcheviks », se trouvaient dans une position assez ingrate. « Hé, hé, ils y viennent, les farouches révolutionnaires ! murmurait la sagesse des nations. C’est clair : ils esquissent le premier pas de recul, le retour aux bonnes vieilles méthodes capitalistes. C’est le commencement de la fin de la folle tentative socialiste ! »

Quand Tchitchérine rencontra en Italie, en 1921, le représentant de la France, M. Colrat, celui-ci interrompit brutalement le Commissaire du Peuple aux Affaires Étrangères, qui avait commencé à discourir —, en lui disant que les bolcheviks n’avaient pas le droit de se mêler de parler d’économie politique, étant donnée la désorganisation de leur économie dans leur pays. Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Colrat, mais je dis que c’est un sot.

En tout état de cause, son jugement sommaire ne pouvait avoir la moindre valeur et même la moindre signification que si les bolcheviks avaient eu le loisir d’appliquer leurs méthodes économiques dans le territoire dont ils s’étaient faits les héritiers — et ce n’était évidemment pas le cas. Mais M. Colrat n’a pas été le seul à dire des bêtises. (Nous les épuiserons dans le dos des gens qui les ont pompeusement proférées, alors qu’ils avaient les rieurs de leur côté).

« L’État ne laissera pas saper les fondements de son économie. ». On comprend, au reste, que nos républicains conservateurs d’Occident, nos politiciens à transformations, puissent trouver invraisemblable que des hommes politiques remplissent strictement leurs engagements, et suivent, droit, leur ligne. Quel est ce procédé nouveau ? Cela fait partie de l’originalité de ces curieux personnages orientaux. Et c’est peut-être une mode qu’ils finiront par donner à la politique. Quoi qu’il en soit, quand ils ont proclamé véhémentement : « Nous ne nous laisserons par rouler », ces honnêtes gens avaient raison. Et ils étaient encore plus honnêtes d’annoncer leur intention.

« Ils y viennent ?… » Non, M. le Ministre ; non, M. le Baron, ils n’y venaient pas. Et très vite, les mines se sont allongées, jusqu’à la caricature, sur vos faces capitalistes. Bien peu d’années après ce début, chacun pouvait constater que les bolcheviks, sur toute la ligne, réalisaient leurs objectifs, reprenaient les entreprises, réduisaient graduellement la part du capital privé, et que de la période de travail économique surmontée par l’enseigne de la NEP, ils sortaient intégralement victorieux. Les compromissions entre le capitalisme et le socialisme, entre l’entreprise privée et l’entreprise collective — le mariage de la carpe et du lapin — étaient bien, en effet, momentanées ; l’éblouissement du capitalisme mondial devant la NEP était bien, en effet, dû au reflet d’un feu de paille ; et le nepman n’était plus qu’un personnage suranné bon à figurer sur les scènes du théâtre comme type pittoresque d’années historiquement défuntes.

Tel est l’opportunisme et voilà ce qu’il signifie. La grandeur de Lénine et de l’homme qui travaillait le plus près de lui dans ce milieu chaotique el oscillant, c’est d’avoir eu le sens de l’opportunisme réaliste. Si on vous demande : « l’opportunisme est-il bon ou mauvais ? », ne répondez pas. Vous ne pouvez pas. L’opportunisme — je prends, bien entendu, ce mot dans un sens général et non dans le sens péjoratif spécial qu’il a parfois — peut être bon, il peut être mauvais. Il peut préparer la victoire, il peut préparer la défaite. En prendre ce qu’il peut avoir d’utile, est un devoir ; négliger de le faire, est une faute. Dans certaines circonstances, le sectarisme n’est qu’une peur de la responsabilité. C’est parfois trop commode d’être intraitablement cent pour cent et de se réfugier dans la tour d’ivoire de la pureté, quand tout chancelle et riche le camp alentour. D’autres fois, il ne faut pas démordre de l’intransigeance — tyranniquement. Il faut savoir être honnête, et la bonne volonté ne suffît pas pour accomplir son devoir dès que celui-ci prend une certaine envergure.

En 1921, ceux qui méritaient d’être traités d’opportunistes dans le mauvais sens du mot, c’étaient, parmi les rangs des socialistes, non pas ceux qui approuvaient la NEP, mais ceux qui s’y opposaient. Parce que ceux-là sacrifiaient l’avenir au présent, alors que le contenu rectifié du mot opportunisme doit être : sacrifier le présent à l’avenir. L’opportunisme de Lénine et de Staline — et de tous les grands stratèges — c’est un pas en arrière pour deux ans en avant. Pour les maladroits et les effrayés, et aussi pour les socialistes titubants qui inconsciemment ou non, y cherchent une dérobade, c’est deux pas en arrière pour un pas eu avant.

Une fois de plus, le marxisme nous l’apprend : un mot est un mot, c’est-à-dire rien en soi. Les formules ne valent qu’en fonction de l’usage qu’on en fait, et il peut y avoir un monde entre deux phénomènes qui s’expriment, grammaticalement, d’une façon identique. Le marxisme est un relativisme absolu. Il est, en fin de compte, une affaire de marxistes. (Pas même une affaire de Karl Marx. Marx est un grand homme pas à cause de son nom, mais parce qu’il est le plus conséquent des marxistes.)

Toujours est-il que le même homme qui de 1903 à 1912 avait tout fait, avec une impérieuse opiniâtreté qui « dépassait » tant de ses compagnons, pour couper en deux un parti révolutionnaire cependant pourchassé, décimé par le tsarisme — et qui agissait ainsi précisément parce que ce parti avait besoin de toutes ses forces —, a admis, lorsque ce parti fut victorieux, qu’il transigeât sur de multiples points avec les méthodes bourgeoises. Si vous croyez qu’il y a là contradiction, vous vous trompez — car Lénine, dictateur des faits, avait aussi raison dans un cas que dans l’autre.

Telle apparaît ce que Lénine dénommait : « la courbe de la ligne droite ». Belle et puissante formule qui ne signifie pas : des arabesques, des virevoltes et des pivotements, mais qui fait penser à la rectitude de l’encerclement des latitudes, ou à la courbure de l’espace selon Einstein.

Au plus tôt, au milieu de tout cela, il fallait démarrer dans la grande voie définitive. Réintégrer l’économie dans le socialisme avec les étapes qu’il faudrait, puis la développer systématiquement.

En 1922, au XIe Congrès du Parti, une année après l’introduction de la NEP, Lénine jugeait que « la retraite était terminée, et qu’il fallait songer à un regroupement des forces ». Et il ajoutait que « la clef de la situation était dans le choix des hommes ». Après le XIe Congrès, Staline fut élu Secrétaire Général du Comité Central du Parti Communiste russe. Il organisa immédiatement, on pourrait presque dire : il réorganisa, le Parti, en vue de la mise sur pied de l’économie socialiste nationale.

La situation restait une situation d’orage. Les grandes puissances n’avaient pas désarmé, tout au moins de la main gauche. On avait été éconduits, quand on avait tenté d’obtenir d’elles quelque chose, sauf pour les Pays Scandinaves et l’Allemagne, et avec cette dernière, il y avait eu le traité de Rapallo qui apportait une certaine solidarité (dans la misère). La Conférence de Gênes, avec les autres grands pays, échoua. Le prétexte de l’échec fut la répudiation des dettes tsaristes par les bolcheviks. Les grandes puissances européennes étaient en train de reconstruire, elles, leur économie d’après guerre, au moyen de 90 milliards de francs que les États-Unis leur avaient prêtés à cet effet (indépendamment de ses prêts antérieurs pour la guerre) — et que les dites grandes puissances devaient un jour brillamment refuser de rembourser aux États-Unis, lorsque, ayant fait une sensationnelle démarcation entre l’argent qu’on leur devait et celui qu’elles devaient, elles décidèrent d’oublier officiellement celui-ci et de faire entrer les reçus se référant à ces dettes, dans la catégorie des chiffons de papier. Sans avoir pour cela les raisons morales invoquées par le pouvoir soviétique pour la répudiation des dettes, tsaristes, raisons qui avaient été, répétons-le, proclamées solennellement par des personnalités politiques russes des plus modérées, avant la guerre, concernant les emprunts contractés par un gouvernement despotique en vue de ses intérêts particuliers, et pour écraser son peuple. Il y a une différence, on en conviendra, entre un gouvernement révolutionnaire refusant de se rendre solidaire des dilapidations d’un tsar ennemi de ses sujets, et ces gouvernements reniant leur propre signature (après avoir extorqué dans une très notable mesure des indemnités au vaincu).

Alors que la plupart des citoyens soviétiques mangeaient du millet autour de l’hypertrophie de quelques nepmen, et qu’on voyait maigrir les dirigeants sous-alimentés, on se mit au travail pour confectionner l’avenir.

Travail rationnel. Travail fait selon les vues d’ensemble. Il fallait d’abord dégager les directives principales. La théorie et la pratique marxistes avaient là une marge astronomique. On les conduisait de front, parce qu’il n’est que la théorie pour apprendre à la pratique comment faire et mettre les commencements à leur place exacte. La théorie donne la trajectoire du point de départ au point d’arrivée. Si elle est correcte, elle a une antenne dans l’avenir. Staline répète après Lénine que c’est le grand levier des choses. Tous ceux qui ont vu Staline à l’ouvrage reconnaissent que c’est justement sa qualité maîtresse de savoir « comprendre la situation à la fois dans son complexe et dans ses détails, de mettre ce qu’il y a de plus substantiel au premier plan, d’aiguiller toute son attention sur ce qui est le plus important pour l’heure ». On peut remarquer que lorsqu’ils parlent des réalisations de Staline, les connaisseurs — tel Kouibychev qui dirigea le Plan d’État — ne disent pas seulement : Il a fait ça et ça. Ils disent : Il a fait ça à temps.

Premier grand problème vivant à maîtriser : la paysannerie. Il était, et il est encore, le problème surplombant de la République Soviétique.

Ne pas oublier, d’abord, — et se répéter — que les deux caractéristiques de la Russie d’alors, c’étaient d’être agricole et d’être arriérée. Le terrain jalonné et piqueté par Pétrograd, Odessa, Tiflis, Vladivostok, Arkhangelsk, était resté jusque là un pays féodal, désordonné et confus, autour des décors du Kremlin, des diamants de la couronne et des iconostases, et avec les traînées lumineuses des Grands-Ducs et des boyards allant faire la noce à l’étranger. La veille encore, la moitié des terres appartenait à 18.000 nobles, l’autre moitié à 25 millions de paysans. L’incohérence de cet état de choses fourmillait encore partout. L’industrie, très en retard, avait quelques centres, (relativement vastes) alimentés pour près de la moitié (43 %) par le capital étranger.

Or, c’est par l’industrie qu’un État moderne peut grandir. C’est par l’industrie qu’il fallait transformer un grand territoire en un grand pays.

Même au point de vue de la paysannerie ? Oui, même au point de vue des progrès tant économiques que politiques de la paysannerie : c’est par l’intermédiaire de l’industrie que pourra se résoudre la transformation socialiste du village.

En conséquence, « le centre de gravité de l’économie doit se déplacer dans le sens de l’industrie » (Staline). Tout cela est plus facile à dire qu’à faire lorsqu’on est en présence de tels océans nus de champs, de steppes et de forêts. Mais on doit commencer par avoir celle audace devant le papier blanc.

Notre pays, il faut le transformer, de pays agraire en pays industriel, capable de produire par lui-même tout ce dont il a besoin. Voila le point capital, la base, de notre ligne générale.

Ainsi parle Staline, Commissaire du Peuple à l’Inspection Ouvrière et Paysanne.

Mais son idée, qui est exactement la même que celle de Lénine, est qu’il ne suffit pas de dire qu’il faut procéder par la voie de l’industrie. Il faut choisir certaines industries parmi toutes : « Industrialisation ne signifie pas le développement général de toute industrie ». Le « centre » de l’économie, sa « base », le seul moyen pour faire progresser l’industrie tout entière, proclame Staline, c’est le développement de l’industrie lourde (métaux. combustibles, transports), c’est « le développement de la production des moyens de production ».

Et cela voulait dire aussi : c’est le développement de quelque chose qui, au moment où on parle, se chiffre à peu près à zéro — par suite du retard des derniers siècles, du déluge des dernières années, et aussi par suite du retard des derniers siècles, du déluge des dernières années, et aussi par suite du dérangement apporté dans les plans architecturaux de l’économie par l’installation de la NEP qu’il fallait encore admettre un certain temps.

Mais Lénine l’avait péremptoirement spécifié : « Si nous ne trouvons pas les moyens d’implanter et de faire croître chez nous l’industrie, c’en est fait de notre pays en tant que pays civilisé et à plus forte raison, en tant que pays socialiste ». Et Staline dit des choses parallèles à propos de l’industrie lourde.

Ici, on doit ouvrir des parenthèses pour les remplir de considérations similaires à celles qu’on a déjà invoquées. Il s’agit en effet, encore une fois, avec cette histoire d’industrie lourde, d’une combinaison à longue échéance qui semblait ne pas s’imposer tout d’abord — loin de là. Une autre alternative paraissait beaucoup plus rationnelle : commencer — plus modestement — par reconstituer et développer l’industrie légère, celle du textile, celle de la consommation, celle de l’alimentation, permettant de ravitailler la population, de satisfaire les besoins publics immédiats, de faire taire les réclamations les plus criantes… Au demeurant, l’homme moyen, l’énorme citoyen amorphe, le colossal bonhomme de neige, aime mieux avoir l’air de commencer par le commencement.

Encore une fois, c’était le conflit qui s’ouvrait (celui-ci n’est clos que depuis peu de temps), entre la logique terre à terre et la logique géante, entre les gens à vue longue, avec leurs encombrantes préoccupations d’avenir, et les gens à vue courte, qui n’ont pas de bagages.

Allez du plus petit au plus grand, disaient ceux-ci. Ainsi, vous restreignez le sacrifice public, vous raccourcissez l’ère des privations, vous calmez les plaintes, vous facilitez la paix intérieure, au lieu de vous lancer à corps perdu dans le système du monument dans le village, et de vous attaquer aux records mondiaux, lorsque vous n’avez pas le nécessaire en suffisance.

Mais :

Votre point de vue est faux, camarades.

Et la logique et la patience de l’avenir répondent par la bouche de Staline, et expliquent : Oui, on distribuerait quelques satisfactions immédiates aux populations urbaines et aux populations rurales, si on commençait par l’industrie légère. Et après ? Seule, l’industrie lourde peut servir d’assise à la rénovation industrielle d’un pays. Seul le développement de l’industrie lourde rendra possible la collectivisation des campagnes, c’est-à-dire les grandes réalisations sociales.

« L’alliance entre le paysan et l’ouvrier est nécessaire, constate Staline. Mais rééduquer la paysannerie, détruire sa psychologie individualiste, la transformer en esprit collectiviste, et préparer par là les voies d’une société socialiste, cela ne peut se faire que sur la base d’une technique nouvelle, d’un travail collectif, de la production en grand. Ou bien nous résoudrons cette tâche et alors nous vivrons définitivement, ou bien nous nous en écarterons, et alors le retour au capitalisme peut devenir inévitable. »

Et puis, il y a la question de la défense nationale, qui veut l’industrie lourde. La défense nationale est sacrée. Certains grands mots ont été mis à toutes les sauces par la cuisine du capitalisme. Ce n’est pas une raison pour ne pas leur donner leur vrai sens pour la première fois. Haïssable ailleurs, où elle signifie convoitise et brigandage et « moi plus que toi », où elle signifie ruine et suicide, où elle signifie première étape de l’attaque nationale, — la défense nationale est plus respectable que la vie là où elle signifie : étape du progrès, élévation hors de l’esclavage, et méfiance brutale contre les pays de proie qui ne cherchent qu’un prétexte, qui ne cherchent qu’à fabriquer un prétexte, pour détruire le socialisme vivant —, et qui ont tellement multiplié les tentatives concrètes et effectives dans ce sens, qu’il faut être de mauvaise foi pour contester leur intention. Ce devoir de défense sociale écarte toute criminelle confiance à l’égard des grandes puissances, et il traduit la volonté qu’on a que l’aurore de la Révolution Russe soit réellement l’aurore.

Staline, le jour où, résumant largement les choses, quelques années plus tard, il disait que la première assise de l’État soviétique était l’alliance entre ouvrier et paysan, la seconde, l’union entre les nationalités, ajouta que la troisième, c’était l’Armée Rouge.

Donc, l’industrie lourde est « le premier chaînon », pour employer une terminologie chère aux hommes qui, là-bas, changent l’abstrait en concret.

Mais ce n’était pas assez que d’entreprendre l’industrie lourde. Il fallait multiplier la tâche, en décidant de le faire vite. De trop longs délais auraient faussé le sens de cette conquête, et entraîné les pires périls. Trop traîner dans la stérilité provisoire des immenses chantiers, c’était laisser venir les risques de défaite. Donc, rythme accéléré.

Et tout de suite, ici, un autre obstacle, implacable, se dresse : pas assez de techniciens, et la Technique, c’est à la fois des machines et des hommes. Là aussi, dans cette tribulation du recrutement de la direction technique, on a usé des grands moyens, déconcertants à première vue. Il y avait deux alternatives, a expliqué, depuis, Staline (tout récemment : j’ai entendu cela par T.S.F. pendant que je corrigeais les épreuves de ce livre)… « deux alternatives : celle qui consistait à éduquer d’abord des techniciens — une affaire de quelque dix ans —, et, après, à construire les machines. Ou bien celle qui consistait à commencer tout de suite, à la fois, à construire des machines et à forger des cadres. Nous avons choisi cette deuxième solution. Il en est résulté parfois quelques malfaçons et quelques détériorations. Mais nous avons gagné ce qui était le plus précieux, le temps, et nous avons acquis, aiguillonnés par la nécessité, les techniciens qui manquaient. Tout compte fait, nous avons infiniment plus gagné que perdu. » Ample réussite nouvelle de la sage et sagace ténacité bolchevique. « Nous avons vaincu — et c’est justice », ajoute le Staline de 1935.

Mais, à l’époque, ce bousculement, s’ajoutant au chambardement de vieilles méthodes de graduation, n’était pas du goût de tout le monde, même dans les sphères des responsables. Ils étaient quelques-uns à faire la grimace. Staline va les chercher dans leurs coins et les fouaille, « ces philistins en pantoufles, robes de chambre et bonnets de nuit, qui abordent les problèmes de l’édification socialiste au seul point de vue de la tranquillité de leur existence ».

Donc, sur les ruines actuelles, les brumes de l’avenir se peuplent de gigantesques silhouettes industrielles. Là-bas, en avant du premier plan terre à terre où saillent des débris —, les nuages et les luminosités prennent des formes de tours de travail, de hauts-fourneaux, de digues, et d’arches de ponts qui font des arcs-en-ciel noirs. Dans les steppes ou dans les déserts fertiles des campagnes, apparaissent, plaqués par places comme dans un montage photographique, des usines, des combinats d’usines : des cités cuirassées. Autour des oasis scientifiques et de l’harmonie socialiste des fourmillements humains, les plaines cultivées sont découpées en damiers, en losanges, dessinent des va-et-vient convergents de tracteurs, sur un rayonnement kilométrique. — Et le tissage, sur toute la carte, des rails et des routes…

Les mises en train devaient commencer à s’échelonner depuis la fin de la guerre civile, et partir et repartir par grandes étapes réfléchies et calculées. 1921, 1925, 1927.

On pousse très activement les coopératives de consommation, surtout dans les campagnes. Les coopératives existaient de tout temps en Russie. Il faut en intensifier méthodiquement la création et l’accroissement. « La coopération est la grande route qui mène au socialisme » (Lénine). C’est évident qu’elle collectivise l’imagination, pose une atmosphère de communauté, et introduit des habitudes socialistes dans l’arithmétique pratique de la vie. De plus, les coopératives de consommation permettent de pousser peu à peu dehors le commerce privé, en aplatissant jusqu’à l’inanition les intermédiaires privés et en servant elles-mêmes d’intermédiaires entre les « Trusts » d’État et les consommateurs. Après, on verra à organiser en grand les coopératives de production.

En même temps, le pouvoir édicta toute une série de mesures de rationalisation, d’économies, de lutte contre le gaspillage, et pour l’augmentation du rendement, pour le renforcement de la discipline et de l’assiduité au travail.

… Mais tout ne prit corps et ne se mit réellement à vivre qu’autour de l’Electrification.

L’électrification fut la racine concrète qui rattacha toute l’énorme industrie idéale, à la terre.

Lénine avait vu le rôle du courant électrique dans le monde futur qui l’entourait — à un moment où personne ne pouvait voir cela, cependant que la NEP allait son train-train, et alors qu’on était en pleine danse des espérances capitalistes sur les plaies, pas refermées, encore, du peuple assassiné.

L’idée qui avait jailli du sol, on l’appela Goelro (mot fait avec les têtes de plusieurs mots : État, Electricité, Russie).

« J’ai lu votre Plan d’Électrification de la Russie », écrivit Staline à Lénine, en mars 1921. « C’est une magistrale esquisse d’un plan économique, véritable plan d’ensemble, véritable plan d’État, dans toute l’acception du mot. C’est l’unique tentative marxiste de notre temps, pour poser la superstructure de la Russie, économiquement arriérée, sur une base technique industrielle « vraiment réelle » et seule possible dans les conditions actuelles… Que valent les dizaines de « plans d’ensemble » qui, à notre honte, sont publiés dans notre presse ? Un balbutiement d’enfant, sans plus… Vous rappelez-vous le plan de Trotski, l’an dernier, ses thèses sur la « renaissance économique de la Russie » au moyen d’une large utilisation de la main-d’œuvre non qualifiée des masses paysannes et ouvrières (l’armée du travail), dans les débris de l’industrie d’avant guerre. Quelle pauvreté, quelle « primitivité » par rapport au plan du Goelro ! On croirait voir un artisan du Moyen Age se posant en héros d’Ibsen. Mon avis ?… 1° Ne pas gaspiller une minute de plus avec le bavardage sur ce plan ; 2° Commencer [Les parties en italique ont été soulignées par Lénine.] tout de suite la réalisation pratique de l’affaire ; 3° Subordonner aux intérêts de ce commencement des travaux au moins un tiers de notre travail (deux tiers seront nécessaires pour les besoins « courants », — matériaux et hommes) — ; 4° Comme les collaborateurs du Goelro malgré toutes leurs bonnes qualités, manquent tout de même de bon sens pratique (dans les articles, on sent de l’impotence professorale), dans la « Commission des Plans doivent figurer des hommes pratiques ; 5° La Pravda, les Isveztia, surtout la Ekonomitscheskaia Schisn doivent s’occuper de la popularisation du « plan d’électrification », et pour l’annoncer et pour tous les détails concrets, sans perdre de vue qu’il n’y a qu’un seul « plan économique d’ensemble », le « plan d’électrification », que tous les autres « plans » ne sont que du bavardage vide et nuisible ».

L’électricité devient le pivot, central de la reconstruction continentale future. Toute celle-ci divergera de ce pylône. Les sources hydroélectriques, quasi féeriques, figurent déjà les grandes formes du grand progrès collectif. « Le communisme, dit Lénine, c’est les soviets plus l’électrification. ». Tout puissant rassemblement d’idées et de choses, qui joint et mêle des entités dont certaines paraissent n’avoir guère de rapports ensemble. On aurait pu se promener pendant longtemps à travers le socialisme, ou à travers l’électricité, sans trouver ça. On a l’air de mélanger les pommes et les oranges, à rencontre de ce que recommandent les instituteurs aux élèves des écoles primaires. En réalité, c’est mettre la formidable charpente matérielle en plein dans l’idée. Ça ressemble à une formule d’algèbre. Ça ressemble aussi à la grande objurgation de la Genèse : Que la lumière soit.

Ce plan de thaumaturge qui faisait sortir de tous les coins, des milliers de chevaux-vapeur, ce projet d’électrification, apparut comique et outrecuidant en Occident. Wells, l’éminent écrivain anglais — qui s’est spécialisé dans les visions de l’avenir —, se fit le porte-paroles des esprits autorisés dont le sens du ridicule était choqué par celle prétention soviétique. Quand Lénine lui dit, en 1921 : « On électrifiera la Russie d’Europe et la Russie d’Asie », il trouva cela drôle. Pas l’idée en elle-même (si l’Angleterre, explique-t-il, avait eu une telle idée, on comprendrait, parce que l’Angleterre a les moyens), mais dans ce pays ignorant et où ne s’alignaient que des décombres, et émanant du « petit homme du Kremlin », cela lui paraissait baroque. D’autant plus que le prophète bolchevik parlait aussi, avec sa pauvre cervelle éblouie, de 100.000 tracteurs en Russie dans l’avenir, alors que les tracteurs soviétiques, on les comptait sur le bout des doigts. Wells, le technicien littéraire des temps futurs, a, pour la seule fois où sa vision fut contrôlée, vu l’avenir tout de travers. Que ne peut-il effacer de son oeuvre cette page au sujet de laquelle les écoliers de l’U.R.S.S. sont actuellement si durs pour lui !

Au VIIIe Congrès des Soviets, et au 4e Congrès de l’Internationale Communiste, le Plan d’Électrification et la Commission pour l’Électrification s’agrandissent et se systématisent en Plan d’État pour toute l’économie, et en Commission du Plan d’État. Cette Commission a commencé surtout à fonctionner avec activité lorsque l’U.R.S.S., après la période de remise en état et de remise au point des installations existantes, s’est engagée dans la voie des installations nouvelles de grandes proportions.

Et ce fut la série des Plans de Cinq Ans, tranches eux-mêmes, de Plans plus étendus.

Ce procédé gigantesque de la « planification », qui jette son filet sur des pays entiers et sur de longues durées, est un produit soviétique. Mais l’idée en a déteint partout dans l’univers. Si elle a fait concrètement son chemin en U.R.S.S., elle l’a fait ailleurs, abstraitement et verbalement. L’Union Soviétique n’a jamais rien pu emprunter aux grands pays. Mais les grands pays lui ont fait, eux, certains emprunts importants, entre autres celui-là. Ils en ont même extrait lu notion d’économie dirigée, agrémentée de quelques prétentions internationales. « Économie dirigée », balbutiant hommage du capitalisme au socialisme !

Mais oui : économie dirigée. Il n’y a pas d’autre moyen pour le genre humain de se tirer d’affaire. Et c’est bien là, effectivement, la panacée universelle. Mais qui dit : direction, dit : unification, et qui dit : capitalisme, dit : anarchie (et au point de vue national et au point de vue international). Si le mot : « dirigé » n’a pas un plein contenu national, s’il n’a pas un réel contenu international, il ne signifie rien du tout, et il ne vaut rien, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. L’économie dirigée c’est comme la paix : elle ne vivra jamais si on commence par la couper en morceaux.

Que l’idée du Plan Économique soit une idée exclusivement soviétique, ce n’est pas tant pour raison de priorité, que pour raison organique. Dans les pays capitalistes, les initiatives et les prérogatives privées, la multiplicité et les divergences des intérêts en jeu dans l’œuvre économique, rendent impossible tout plan d’ensemble : la preuve en est faite quand ce ne serait que par les tours de force et d’escamotage mis en oeuvre chaque année à la veille du dernier délai et même souvent après, pour donner à nos budgets une apparence d’équilibre. Il n’en est pas ainsi pour l’État socialiste réalisant une édification strictement logique et d’intérêt public mathématiquement pur, et où la collectivité dirigeante est en même temps la législatrice, l’exécutrice, la propriétaire, et l’usagère.

Toujours est-il que dès qu’il s’annonça, le Plan Quinquennal soviétique, avec son luxe de détails et de précisions, a fait sourire (une fois de plus) les figures occidentales. De quoi ? Ces gens, dont les statistiques économiques étaient reculantes et déliquescentes, et qui fermaient piteusement le cortège des statistiques économiques mondiales — nous servaient des chiffres mirobolants… en les situant dans l’avenir ? Ils faisaient miroiter des métrages de travaux non commencés. Quand on leur demandait : « Comment va telle ou telle industrie, chez vous ? », ils répondaient : « Voici ce qu’elle sera dans cinq ans », et ils se lançaient dans de grandiloquentes perspectives lointaines.

Et puis, nous autres, n’est-ce pas, nous ne pouvions pas nous empêcher de songer, à propos de ces statistiques dans les nuages, aux belles promesses dont sont si prodigues nos politiciens à la mode, à l’égard des citoyens en général, et des électeurs en particulier ; nous ne pouvions pas perdre de vue l’originalité qu’il y aurait chez nous à prendre au sérieux les engagements d’un ministre ou d’un gouvernement.

On avait fort a faire, sous nos cieux, à prêcher la continuée dans les chiffres moscovites. Fallait-il être sectaire pour croire cela ! disaient les uns.

D’autres disaient : les chiffres du Plan Quinquennal sont une fiction, parce qu’ils sont trop élevés. Un semblable déplacement de ressources n’est possible que dans une période de guerre, sous la menace des canons.

J’ai écrit en 1928, (c’est moi, Barbusse, qui parle), que « dans le Plan de Cinq Ans en cours, il ne s’agissait pas de spéculations faites sur les chiffres et les mots par les bureaucrates et les littérateurs, qu’il s’agissait de directives positives ; qu’il fallait considérer les chiffres du Gosplan (Plan d’État) plutôt comme des conquêtes acquises que connue des indications », « et, concluais-je : lorsque les bolcheviks nous assurent qu’en 1931, l’industrie soviétique aura augmenté de 8 %, que 7 milliards de roubles auront été investis dans le relèvement économique, que les stations hydroélectriques atteindront 3 millions 500.000 kilowatts de puissance, etc., il faut nous dire que ces choses existent déjà virtuellement… »

… Or, si les chiffres ci-dessus ne sont pas, à la date indiquée, réalisés exactement, c’est que, tous, ils ont été dépassés.

Maintenant, la vérification est faite de la « valeur réelle » des chiffres des Plans, alors que — les années se déroulant —, ces chiffres sont passés des zones vagues de l’avenir, aux zones photographiques du présent. Si quelques chiffres n’ont pas été atteints, leur pourcentage est absolument insignifiant et, pourrait-on dire, inexistant. Sur beaucoup de points, ils ont été surpassés. Les plans économiques soviétiques se sont transformés en réalité, pour 109 % en 1922-23 ; pour 105 % de 1923 à 1925, sur tous les principaux chapitres — pour ne parler que des premiers.

Personne ne peut s’en étonner. De toute évidence, c’est dans les plans matérialistes qu’on trouve la plus forte dose d’intelligence. Et étant données les formes rationnelles du socialisme et ses contacts directs et simplifiés avec la réalité sur toute la ligne, il est rigoureusement normal que les prévisions du plan se concrétisent avec exactitude —, si ardue que soit la courbe assignée. « Ce serait de la magie, si ce n’était pas du socialisme », dit Staline.

Mais si les théories socialistes se changent ainsi en grandes choses, ce n’est pas seulement du fait de l’intelligence humaine, c’est aussi à cause du cœur humain. Il faut un autre ressort que la logique pour créer l’œuvre logique sur une telle échelle. La volonté ? La volonté elle-même ne suffit pas encore. Il faut l’enthousiasme. Par la voie de l’idéologie socialiste et par la voie de l’action directe du Parti (il est, parmi les masses, le guide magistral, et aussi, il pousse à la roue), il faut obtenir la collaboration de la foule du travail : la quantité, et la qualité. Sans la collaboration voulue, décidée, ardente, de la classe ouvrière, on ne peut rien. Donc : « réveiller en elle les forces créatrices étouffées par le capitalisme », « armer l’ouvrier de l’enthousiasme pour le travail ». Qualification technique, mais qualification morale aussi. C’est l’alliance de ces deux forces, d’ailleurs pareilles, qui rend possible le surtravail.

L’enthousiasme pour le travail ? Les économistes capitalistes estiment que c’est là de la monnaie de singe. On n’obtiendra jamais rien de l’ouvrier, pontifient-ils, que par l’appât du gain. Bonne vieille méthode qu’a toujours employée le système capitaliste, quand il l’a pu (aujourd’hui, cela lui devient difficile). La formule : « Enrichissez-vous », ça réussit toujours avec les foules capitalistes : parfaitement même (ça réussit même parfaitement à les ruiner).

Dans le régime socialiste, l’ouvrier n’est pas du tout la même espèce de citoyen que dans le régime capitaliste. En régime capitaliste, l’ouvrier est un forçat. Il travaille à contrecœur, parce qu’il ne travaille pas pour lui. Il ne lui est même pas difficile de s’apercevoir qu’il travaille contre lui. Alors il faut l’exciter par des stimulants spéciaux : la pièce de cent sous, le devoir chauvin, la morale chrétienne et tout le tonnerre de Dieu. L’autre sait travailler éperdument, « pour la gloire », parce que la gloire, c’est sa puissance et son élévation. C’est dans les plans matérialistes qu’on trouve le plus d’idéal.

Mais ce n’étaient pas seulement les capitalistes qui dogmatisaient. Il y avait aussi, murmurantes dans certaines couches du Parti, des critiques. Tous ces appels à l’émulation socialiste, disaient ces camarades, c’est bon surtout pour l’agitation et la propagande, mais compter là-dessus pour le travail pratique et généralisé, c’est excessif, et le camarade Staline va fort. Mais Staline garantissait mordicus la valeur réelle de l’émulation pour la cause, l’appoint économique positif de cette impulsion. Lorsqu’il fut avéré, quelques années plus tard, que l’enthousiasme des ouvriers était en effet un apport de poids et de volume énormes dans la marche en avant du travail, il gagna une victoire, qu’il enregistra ainsi : « Cette année, nous avons opéré un tournant décisif. »

C’est même par l’enthousiasme qu’on arriva à résoudre la question de la technique. Dure et sévère question, nous venons de le voir. Il fallait des techniciens, et parmi ceux qui furent, ou qui auraient pu être, des techniciens, il y avait un terrible pourcentage de traîtres (étrangers et nationaux). « La populace nous a battus en rase campagne par le nombre. Nous la battrons par la science », prédisait Paltchinski, le Détérioreur en chef. Il se forma, à la hâte, des techniciens soviétiques, qui mirent les bouchées doubles, et furent bientôt à hauteur, et en nombre.

Cette émulation, qui est comme une rationalisation spontanée et ardente de chacun par soi-même, en vue de rendements maxima, et qui — disait Lénine — loin d’être éteinte par le socialisme, est multipliée par lui, Staline en donne la définition, la description suivante : « Le principe de l’émulation socialiste porte : secours fraternel apporté par les camarades avancés aux retardataires, au bénéfice du progrès général. »

Est-ce à dire qu’il ne peut pas y avoir dans cette mise en train de mobiles purement moraux, des exagérations et des maladresses ? Staline lui-même l’a fortement signalé en ce qui concerne les mesures absolues — trop béatement, puérilement absolues, pour l’heure — telles que la péréquation mathématique des salaires, et le strict nivellement — mesures ayant un caractère assez grossier et démagogique qui les rend plus nuisibles qu’utiles au développement encore si jeune de la personnalité socialiste individuelle et collective. On reparlera de ces schémas caricaturaux du socialisme.

Mais on peut dire que l’entraînante impulsion des élites, l’élan des bonnes volontés, en masses, en brigades, en armées, sont un élément à la fois exceptionnel et permanent, du travail d’édification.

Autre impulsion, autre ressort : l’autocritique. Staline fut un des promoteurs et défenseurs acharnés (à toute occasion, mais plus particulièrement à une Conférence du Parti en 1931), de « la soupape de l’autocritique. ». Le militant et le parti, en fractions et en bloc, ont le devoir d’user de ce droit, de cette arme, qu’est l’autocritique. Ils doivent mettre en lumière les fautes, les erreurs, être implacables pour les insuffisances, les faiblesses. Ils en deviennent responsables, s’ils ne le font pas. Il faut savoir se doubler d’un surveillant, être son propre contrôleur. Que chacun grandisse de toute sa responsabilité. C’est seulement dans le socialisme que prend son sens la parole du Réformateur mensongère dans sa bouche, concernant l’interprétation des livres : Que chacun soit son pape !

Un jour, qui vint avec une vitesse foudroyante, Lénine ne fut plus là.

Il mourut le 21 janvier 1924, à cinquante-quatre ans. Cela parut incroyable à tous ces hommes qui jusque-là l’entouraient étroitement. (La mort nous force à croire à l’incroyable). Ils ne pouvaient se figurer qu’ils fussent abandonnés par celui qui incarnait toute la Révolution Russe — celui qui l’avait portée dans sa tête, l’avait préparée, l’avait faite, l’avait sauvée. Lénine, un des plus grands conquérants de l’histoire, et, de haut et de loin, le plus pur ; l’homme qui a, jusqu’ici, le plus fait pour les hommes.

« Quand le Parti fut orphelin de Lénine, quand il se demandait : que ferons-nous sans chef génial ?, la voix calme de Staline s’éleva pour dire qu’on triompherait des difficultés » (Kaganovitch).

Quelques jours après cette disparition de Lénine (qui amena un afflux massif d’adhésions d’ouvriers au Parti, comme si ces ouvriers, remarque et souligne Radek, « essayaient de compenser, par l’apport d’une multitude de cerveaux, le cerveau de génie qui avait cessé de créer »), Staline, dans une grande cérémonie, adressa du grand spectre familier du maître, au nom du Parti, un adieu qui prit les formes d’un serment : « Lénine, en nous quittant, nous a laissé le devoir de tenir haut et de garder pur le noble titre de membre du Parti Communiste. Nous te jurons, camarade Lénine, d’accomplir avec honneur ta volonté ! »

Depuis les premiers pas du pouvoir soviétique, Staline doublait Lénine, et il continua à le doubler quand il ne fut plus là.

Cela fut surtout parce que Lénine s’était depuis longtemps dédoublé lui-même dans le Parti. Il l’avait forgé lui-même, solidement, amplement, en détail, avec tous ses puissants points d’appui, son irrésistible mise en marche, et en avait fait une machine productrice de direction. Dire que Lénine était irremplaçable, c’était erroné, malgré la dimension surnaturelle de Lénine, à cause de la forme même du Parti. Quand Lénine ne fut plus, la fonction fit sortir l’homme. C’est exactement le contre-pied de la transmission animale du pouvoir dynastique — qui a disloqué l’histoire pendant deux mille ans.

Alors, apparut et se marqua l’ascension de Staline, l’accroissement considérable de son autorité, déjà considérable. Il fit de plus en plus figure de chef.

Mais qu’on ne se trompe pas sur le sens de cet ascendant grandissant qu’exerça Staline, qu’on ne se lance pas à la légère dans les variations bien connues du thème du « pouvoir personnel » et de « la dictature ». Il ne peut pas y avoir de dictature personnelle dans l’Internationale Communiste et en U.R.S.S. Il ne peut pas y en avoir, parce que le communisme et le régime se développent dans les cadres de doctrine extrêmement précis, dont les plus grands sont les serviteurs, — et que le propre de la dictature, du pouvoir personnel, est d’imposer sa propre loi, son propre caprice, à l’encontre de la loi.

Il peut y avoir des interprétations diverses du marxisme surtout dans la réaction aux événements, et, à ce point de vue, une interprétation particulière, et même une tendance, peut prédominer, à un moment donné, à la tête de l’État et de l’Internationale. Cette interprétation, cette tendance, sont-elles bonnes ?

La mise au point se fait toute seule et les directives s’avèrent justes ou fausses au contact des exigences logiques et de la suite des faits. Ce serait donc une illusion grossière, de croire à une autorité, à une souveraineté individuelle, s’imposant dans ces grands organismes par des moyens artificiels comme des coups de force ou des intrigues. (Le despote qui, lorsque quelqu’un le gêne, fait signe au bourreau, comme les Califes des Mille et une nuits, ou aux assassins, comme Mussolini).

Par des machinations, des tromperies, des corruptions, ou bien des opérations policières et des crimes, ou en faisant entrer des sbires dans des vestibules, des sections de soldats dans des salles de délibération, en allant tuer ses ennemis au lit, la nuit (et deux à la fois), on peut devenir et se maintenir roi, empereur, ou duce, ou chancelier, — mais on ne peut pas avec ces moyens-là devenir Secrétaire du Parti Communiste.

Un homme comme Staline a été violemment combattu, et a violemment riposté. (Il a surtout, du reste, pris l’offensive). Oui ; mais toute cette rude discussion à rebondissement fut une lutte crûment éclairée, qui s’est déployée au vu et au su de tous, et dont tous les points ont été ressassés d’une façon retentissante. Grand procès public devant le jury et le peuple, non machination de palais.

En réalité, dans l’organisme socialiste, chacun prend normalement sa place, selon ce que chacun apporte de solide et de valable. C’est une sélection qui se fait toute seule par la force des choses. On domine dans la mesure où l’on comprend et où l’on concrétise l’irrésistible marxisme. « C’est tout simplement, dit Kroumine, par sa supériorité comme théoricien et par sa supériorité comme praticien, que Staline est devenu notre chef ». Il est le chef pour la même cause qui fait qu’il réussit : c’est parce qu’il a raison.

Il est vrai qu’il n’y a encore qu’un seul pays où les choses peuvent se passer ainsi — mais en juger différemment, c’est ne rien comprendre au régime soviétique. J’ai dit une fois à Staline : « Savez-vous qu’on vous considère en France comme un tyran qui n’en fait qu’à sa tête, et un tyran sanguinaire, pardessus le marché ? » Il s’est rejeté en arrière sur sa chaise, en proie à son gros et bon rire d’ouvrier travailleur.

Le dirigeant qui dispose, dans des plans qu’il superpose à l’État tout entier, du sort des populations diverses, est le même qui se considère comme « tenu de rendre des comptes » au premier camarade venu, et se déclare à chaque instant prêt à le faire.

Seule l’altitude exceptionnelle de Trotski, dont le rôle public avait été considérable à côté de Lénine, et qui avait tendance à se placer au-dessus du Comité Central, fit poser la question de « la direction » au XIVe Congrès. A la personnalité débordante de Trotski, Staline opposa la communauté de la règle. Il déclara :

« On ne peut pas diriger le Parti sans un collège. Il est absurde d’y renoncer. Après la disparition d’Ilitch, il est stupide d’en parler. Le travail en commun, la direction collective, l’unité du Parti, l’unité dans les organes du Comité Central, avec comme condition, la subordination de la minorité à la majorité, voilà ce dont nous avons besoin aujourd’hui. »

Il n’y a pas très longtemps, Staline disait à un visiteur étranger, désireux comme tous les touristes intellectuels d’U.R.S.S. (et, en particulier, les touristes des grandes personnalités soviétiques), d’examiner à la loupe cette question du pouvoir personnel dans l’Etat Ouvrier et Paysan (en clignant des yeux du côté de Staline) : « Non, on ne doit pas décider individuellement. Les décisions individuelles sont toujours ou presque toujours unilatérales. Dans tout collège, dans foute collectivité, il y a des personnes de l’avis desquelles il faut tenir compte. Dans tout collège, dans toute collectivité, il y a aussi des hommes qui pourront exprimer des opinions erronées. L’expérience de trois révolutions nous montre que sur cent décisions individuelles qui n’ont pas été vérifiées, corrigées, collectivement, quatre-vingt-dix sont unilatérales. Il y a dans notre organisme directeur, dans le Comité Central de notre Parti, qui dirige toutes les organisations soviétiques et communistes, environ 70 membres. C’est parmi ces 70 membres du Comité Central que se trouvent nos meilleurs techniciens ; nos meilleurs spécialistes, nos meilleurs connaisseurs de toutes les branches de l’activité. C’est dans cet aréopage qu’est concentrée la sagesse de notre Parti. Chacun a la possibilité de corriger l’opinion, la proposition individuelle d’un autre. Chacun a la possibilité de faire part de son expérience. S’il en était autrement, si les décisions étaient adoptées individuellement, nous aurions des fautes sérieuses dans notre travail. Mais chacun ayant la possibilité de corriger les erreurs des autres, et tous tenant compte de ces corrections, nos décisions sont aussi justes que possible. »

Il faut même élargir singulièrement encore cette conception du travail collectif pour la considérer telle qu’elle est : N’oublions pas l’énergie et l’esprit de suite avec lesquels Staline exige la coopération non seulement des représentants des masses, mais des masses elles-mêmes, à l’histoire soviétique en action.

Il incrimine avec véhémence « le manque de foi dans la faculté créatrice des masses » (sous prétexte qu’elles ne sont pas suffisamment initiées). Qu’on les instruise, et elles se guident, et elles vous guident. Pas « d’aristocratisme des chefs à l’égard des masses », car ce sont elles qui sont appelées à briser le vieux et à édifier le neuf. Ne pas être des bonnes d’enfants et dos gouvernantes de foules : car, en définitive, c’est moins nos livres qui les instruisent que nous qui nous instruisons chez elles. C’est donc seulement la collaboration des masses qui permettra de diriger tout proprement :

« Être au gouvernail et regarder sans rien voir jusqu’à ce qu’un malheur le tombe sur le nez, cela ne signifie pas diriger. Les bolcheviks ne comprennent pas ainsi l’action de diriger. Pour diriger, il faut prévoir… Isolé, même avec d’autres camarades dirigeants, tu ne verras tout, que si, en même temps, des centaines de milliers, des millions d’ouvriers remarquent les faiblesses, découvrent les erreurs, s’attellent à la réalisation de l’œuvre commune. »… C’est nettoyer sans arrêt le mécanisme en y faisant passer un fleuve comme l’Héraclès des rêves grecs.

Et, vis-à-vis des masses, la persuasion, non la violence. Quand Zinoviev défendit la théorie de la dictature du Parti en 1925, Staline s’éleva contre « cette étroitesse », et proclama que l’harmonie doit régner entre le parti et les masses, que la confiance mutuelle ne doit pas être détruite par des droits abstraits et illimités que s’octroierait le Parti. D’abord, le Parti peut se tromper ; ensuite, les masses peuvent seulement tarder à comprendre qu’il a raison.

Staline n’est pas du tout l’homme qu’on se figure qu’il est, dans « l’autre partie » du genre humain, au delà de la Barricade mondiale qui trace une unique frontière à travers l’emmêlement des frontières officielles. Il est vrai que cette autre moitié est faite d’une multitude d’aveugles de naissance dirigés par des aveugles volontaires.

En 1925, au XIVe Congrès du Parti, Staline lance le mot d’ordre d’industrialisation. Depuis quatre ans, la planification et l’électrification élargissaient leur marée théorique et pratique, par nappes. Il s’agissait maintenant de s’appliquer rationnellement à « rattraper et dépasser les pays capitalistes les plus avancés, dans le délai historique le plus bref ».

Au reste, Staline n’accepte pas la conception de la stabilisation internationale. Il trouve que c’est une conception trop figée dans laquelle on enterre la révolution. Le panorama est plus ressemblant qui montre en mouvement et en vie les deux camps, les deux mondes en présence, les deux moitiés du monde : le capitalisme anglo-saxon et le socialisme soviétique. Au moment où le pouvoir capitaliste était dans la plénitude de sa prospérité et ne donnait aucun signe de déclin, Staline annonça ce déclin et prédit la crise générale (1928).

En 1927, XVe Congrès du Parti. Période d’édification où est surtout en jeu le problème de la collectivisation de l’agriculture : « Sauter du pauvre cheval du moujik sur le cheval d’acier » — cette sorte d’image d’Épinal par laquelle Lénine dessina sa pensée d’une façon si voyante, représentait en réalité une bien grosse affaire. On peut même le dire : la plus grosse affaire de stratégie sociale des temps modernes : Collectiviser la campagne par la machine, et en même temps modifier la mentalité du paysan par la raison. Dans l’état de choses d’alors, la forte position du koulak (paysan riche), renforcé naguère par la NEP, amasseur et exploiteur, était le dernier mais puissant espoir de revanche de restauration capitaliste que nourrissait la bourgeoisie vaincue.

Un bel artiste, Eisenstein, a transposé dans un film cinématographique, cette « Ligne Générale » qu’on épelle lorsqu’on parle du passage de la pauvre haridelle champêtre au cheval-vapeur. Le paysan isolé se débat sur son petit lopin de terre, sur son imperceptible part individuelle de l’immense mosaïque rurale. Sur cet îlot, il fait plutôt figure de vaincu et de naufragé : en butte aux intempéries, à la gelée ou à la sécheresse qui, chacune à sa façon, brûle ses blés, à la grêle qui les massacre, à l’épidémie qui assassine son cheval unique ou son irremplaçable vache. L’homme et la femme s’attellent ensemble au travail bestial sans fond, sans fin. Ils jouent leur va-tout, chaque saison, dans un grand coup de hasard. Ils détestent et envient l’ouvrier. Ils se détestent et s’envient, de voisin à voisin : on n’emplit sa poche qu’en vidant celle d’autrui (« le paysan, dit Staline, n’arrivait à l’aisance qu’en lésant le voisin »). On bâtit sa maison tout contre celle du voisin, pour que le voisin ne puisse pas la brûler. L’homme et la femme sortis de la terre sont aussi la proie du paysan riche qui les assomme par ses gros moyens, et qui les prend au piège et leur suce le sang par le prêt usuraire.

Esclaves du sol, forçats de la vie, les travailleurs parsemés dans les campagnes ne peuvent que ressasser à vide avec leurs bouches affamées : Je suis propriétaire ! Et l’État ne peut rien pour eux, parce qu’ils sont trop.

Quelle différence, s’ils se mettent à cent, ou à mille, pour cultiver ensemble le domaine cent fois ou mille fois plus grand qui est constitué par la réunion de leurs bouts de terrain ! Alors, en avant les grands moyens ! Les machines qui vous expédient le travail en un clin d’œil, et qui travaillent, toute proportion gardée, beaucoup mieux que vous, et toute une organisation vaste, robuste et riche, que la grêle, la sécheresse ou l’épizootie ne font que gêner, mais ne peuvent pas tuer, et devant laquelle le koulak est forcé de mettre bas les pattes. (Et alors, l’État Soviétique est là, pour donner la main à tous les pauvres, et pousser les riches, les accapareurs et les usuriers, hors de la circulation). Et c’est l’alignement des sacs, (les gros et les petits), et chacun se trouve gagner, isolément, plus qu’avant !

Au point de vue de la dialectique, voici comme se traduit cette vision sur le grand théâtre en plein air du monde.

« Poser les tâches pratiques quotidiennes de notre édification au village par une transformation graduelle de l’économie paysanne dispersée, eu économie collectiviste, groupée en travail de la terre, social et collectif, sur les bases d’une agriculture intensifiée et mécanisée, en tenant compte que ce développement est un moyen important d’accélérer le rythme de l’économie agricole et de faire disparaître les éléments capitalistes des villages. ». (Staline, XVe Congrès du Parti).

1927, c’est une date importante, parce qu’elle marque une étape. C’est à celte date que l’économie de l’U.R.S.S. a atteint le niveau de l’économie tsariste d’avant guerre. Les chiffres de 1927 sont, sur presque tous les points un peu au delà, sur quelques rares points un peu en deçà, des chiffres de 1913.

Fait capital. La preuve était désormais administrée, non seulement de la viabilité d’une économie purement socialiste, mais aussi de celle d’une économie purement socialiste dans un seul pays.

Pour l’ensemble de la production agricole, le niveau d’avant guerre était dépassé d’un milliard de roubles, soit de 8 %. Pour l’industrie, dépassement de 2 milliards de roubles, représentant 23 % de l’ensemble.

Les chemins de fer, dont la longueur était en 1913, sur le territoire actuel de l’U.R.S.S., de 58.500 kilomètres, atteignaient 77.200 kilomètres. Pour toute l’ex-Russie, l’augmentation moyenne du salaire d’ouvrier d’avant guerre était de 16,9 % (chiffre établi en tenant compte du pouvoir d’achat).

Le développement « culturel » avait pris de sensationnelles proportions. Citons quelques données saillantes : dès 1925 il y avait dans les écoles primaires soviétiques 2.230.000 élèves de plus, que dans les écoles russes de 1913, et deux fois plus d’élèves dans les écoles professionnelles. On dépensait deux fois plus d’argent par tête pour l’instruction, et il y avait dix fois plus d’instituts scientifiques.

Le revenu national était de 22 milliards et demi de roubles. Pour la quantité d’énergie mécanique, l’U.R.S.S. venait immédiatement après les États-Unis, le Canada, l’Angleterre, l’Allemagne et la France.

En ce qui concerne la socialisation proprement dite : Le secteur collectiviste était, dans la production industrielle, de 77 % ; le secteur privé de 14 % (le reste, coopératives). Pour la production agricole : secteur socialiste 2,7 %, secteur privé : 97,3 %. Pour le commerce, secteur socialiste : 81,9 %, secteur privé : 18,1 %.

Tels étaient, avec l’immense handicap de l’agriculture, les sensationnels premiers pas — résultat d’une surprenante et entêtée sagesse.