L’opposition. En 1927, offensive massive, sur toute la ligne, de l’Opposition contre la direction du Parti Russe et de l’Internationale Communiste. S’étant déjà souventes fois manifestée et extériorisée à des occasions diverses, n’ayant jamais cessé d’être latente et fermentante, l’opposition se déchaîna alors d’une façon méthodique et violente, et sur un plan de guerre. Le feu se concentra sur Staline, et c’est Staline qui incarna, avec une extrême énergie, la défense de la ligne du Parti.

L’opposition, qu’est-ce que c’est, exactement ? On en a maintes et maintes fois parlé dans nos parages. On en parle encore pas mal. Au premier abord, on ne comprend guère, en dehors des initiés, ce phénomène russe ou importé de Russie. On apprend que des révolutionnaires importants, des militants de premier plan, se mettent subitement à traiter leur parti en ennemi, et qu’ils sont traités en ennemis. On les voit, tout d’un coup, sortir des rangs, et se débattre comme des diables sous des averses de malédictions. Ils sont éliminés, exclus, maudits, — pour des désaccords qui semblent des divergences de nuances. On est tenté de conclure : Ils sont rudement sectaires, les uns et les autres, dans le pays du Nouveau !

Pas du tout. Si on s’approche, on voit que ce qui était compliqué se simplifie — mais que ce qui paraissait superficiel ne l’est nullement en réalité. Ce ne sont là aucunement affaires de nuances, mais affaires de dissemblances profondes mettant véritablement en question l’avenir.

Comment cela ?

D’abord, remarquons que le Parti Communiste tel que l’a voulu Lénine dans sa haute sagacité, est un parti d’intransigeance et d’inflexibilité quant aux principes. La fantaisie n’y a point de place. Dans d’autres partis, peuvent vivre et se promener en paix des dirigeants à faux nez et à double face, sans que nul ne songe à réclamer vis-à-vis d’eux l’intervention chirurgicale. Mais le Parti Communiste n’admet pas un effectif qui fasse le moindrement bigarrure. Il n’admet pas que des formules vagues puissent avoir cours chez lui, et qu’on y recolle les choses ou les idées avec des à peu près. Mais il approfondit toujours, prend toujours au tragique.

Remarquons, en second lieu, que le Parti Communiste Soviétique est une force d’État, dans ce sens que c’est l’avant-garde du prolétariat qui dirige un État Socialiste, et qu’il fait œuvre de chair et de sang. Et, enfin, qu’il travaille dans le neuf, et qu’il est un exemple qui n’a pas d’exemple. Pour cette triple raison, le choc des tendances y est plus important qu’ailleurs, mais aussi le besoin d’unité, et le Parti a un terrible dynamisme d’homogénéité, il est violemment rectificateur et orthopédique. Si l’on réfléchit aux conditions dans lesquelles il œuvre et à l’énorme et multiple tâche originale qui lui incombe, on reconnaîtra qu’il ne doit pas en être autrement.

Or, voici comment évolue le phénomène d’opposition : Chaque problème à résoudre, chaque mesure à prendre, comporte (grosso modo), deux solutions contraires, évoque deux voies bifurquées, une thèse et une anti-thèse, un oui ou un non : chaque décision suscite du pour et du contre. On dit : oui, quand il apparaît qu’il y a plus de pour que de contre, mais le « contre » subsiste. Il subsiste en partie dans les faits, puisque aucune mesure n’est bien fondée ou mal fondée d’une façon intégrale et absolue. Il subsiste dans l’esprit de ceux qui faisaient partie de la minorité opposée à la mesure prise, ou bien qui balançaient. Et il se produit une sorte de curieuse mais fatale déformation, un grossissement des arguments contre, des inconvénients, un grossissement démesuré. En d’autres termes, la tendance fondamentale de l’homme ou du militant, réapparaît, se développe, reprend force, reprend vie et virulence.

Dans ce processus, le facteur de l’intérêt purement individuel joue un rôle beaucoup moins considérable qu’on ne serait tenté de le croire chez nous. L’animosité d’homme à homme, si elle peut être conséquence, n’a jamais été dans aucune circonstance, cause, d’opposition. Et ce n’est que dans le cas de Trotski qu’on peut tenir compte, d’un élément strictement personnel, qui est le sentiment qu’a Trotski, et qu’il pousse très loin, de sa propre valeur. Son caractère très entier, son intolérance à toute espèce de critique (« Il ne pardonne jamais une piqûre à son ambition » disait Lénine), et sa déconvenue de ne pas occuper la première place, sans associé, sont pour quelque chose dans son hostilité. L’idéologie est l’arsenal où cette hostilité s’équipe tout naturellement d’armes perfectionnées. Celui qui veut trouver des raisons de bataille les trouve toujours (à l’époque, de la Renaissance on a bien vu les Princes et les pays embrasser le Protestantisme, non par conviction, mais pour donner un prétexte avouable et un idéal public, à leurs ambitions personnelles, économiques et politiques). Cependant — même dans le cas de Trotski — l’opposition est, avant tout, une question de tendances profondes. Elle ne porte pas sur des faits pris en eux-mêmes. Elle s’exerce toujours dans le sens de formes générales de pensée, d’habitudes d’esprit, de tempérament de l’intelligence, si on peut dire.

On peut, de plus, mettre en fait que certaines tendances individuelles d’esprit et de caractère orientent vers certaines tendances politiques. Etroitesse d’esprit, combativité myope, peuvent se traduire ici par sectarisme et gauchisme — timidité intellectuelle et morale, par opportunisme petit-bourgeois, par chute vers le réformisme, le menchevisme.

C’est cela qui donne à l’opposition sa grande importance, sa redoutable portée, parce que ce sont les divergences profondes d’interprétation de la doctrine communiste. Une divergence sur l’interprétation pratique de la doctrine, c’est-à-dire du marxisme, une fixation autre de « l’originalité du moment présent », peut avoir d’incalculables conséquences, ou elle peut donner un autre sens à toute la politique. Une erreur sur un fait isolé se corrige comme une faute de calcul. Mais une erreur de tendance est une déformation générale, partant de la base, s’accroissant mathématiquement, entraînant un nombre multiple de modifications de détail et susceptible d’amener un changement de face dans l’histoire nationale — sans parler des cataclysmes. C’est une modification de la « ligne » du grand parti moteur.

L’opposition est originellement une maladie de tendances.

Mais c’est une maladie de tendances d’une espèce particulière, grave entre toutes, dont, le principal symptôme est l’indiscipline : la séparation concrète, le détachement d’avec le bloc dirigeant. La tendance opposée à colle de la majorité n’est plus sujet de discussion, mais but de guerre.

C’est par là que l’opposition diffère totalement de l’exercice de l’autocritique. L’autocritique a pour but la rectification en commun des tendances l’une par l’autre. Rien de plus naturel que l’existence de tendances diverses ; rien de meilleur que la discussion sans réserve, sans équivoque, sur ces points. L’autocritique ouvre et ferme ce maximum de liberté d’opinion qui est le privilège du parti bolchevik.

Mais l’opposition ne suit pas la voie de l’autocritique. Son caractère essentiel, et funeste, est de faire bande à part, de ne pas accepter la solution commune, de ne pas s’absorber dans la décision de la majorité — le vote par la majorité étant la seule façon démocratique, et même la seule façon sensée, de clôturer un désaccord jusqu’à l’homologation suprême des faits. Ici, il reste un résidu après le vote. L’opposition s’y attache. Elle se concrétise autour, en tant que noyau irréductible. Au lieu d’appliquer la décision, elle la combat plus ou moins ouvertement. « L’opinion opposée » s’indure et se sclérose, et l’organisme est attaqué par une formation parasite intérieure. L’opposition accomplit ainsi ce qu’on appelle une œuvre de fraction, prélude de l’œuvre de scission. L’autocritique demeure toujours ouverte, l’opposition se ferme. L’autocritique reste dans l’unité.

Avec l’opposition, apparaît le chiffre deux. La « liberté d’opinion » crée donc pathologiquement par cette méthode, au sein du Parti, un groupement qui singe un parti et qui constitue un complot permanent. Quand ce bloc adverse se croit suffisamment fort (et extérieurement au parti, il dispose, comme toutes les oppositions, de l’appui des adversaires variés de la politique d’État), il part en guerre et essaie de prendre le pouvoir, pour changer son hétérodoxie en orthodoxie.

Lénine avait combattu très explicitement au Xe Congrès, ce particularisme, par quoi débute l’affection, et il avait fait adopter la résolution suivante : « Il faut que chaque organisation du Parti veille strictement à ce que la possibilité de faire la critique indispensable des défauts du Parti, d’analyser la ligne fondamentale du Parti, de tenir compte de toutes les expériences pratiques, d’appliquer ses décisions, d’envisager la correction des fautes commises et tout ce qui s’ensuit, ne soit pas l’apanage de quelques hommes ou de quelques groupes réunis autour d’une plate-forme, mais soit laissée ouverte à tous les membres du Parti. »

Sur quelles questions porte l’opposition ? D’après ce qui vient d’être dit, et dès lors qu il s’agit de la persistance indue, dans le mécanisme du Parti, de tendances générales contraires à la ligne de la majorité, et de la cristallisation de ces tendances — il est facile de comprendre que l’opposition s’est manifestée dans tous les grands problèmes de la direction de l’U.R.S.S. et de l’Internationale Communiste. Elle s’est efforcée de montrer tous ces problèmes sous un angle différent de celui où la majorité dirigeante les avait envisagés et traités.

Il apparaît, pour qui jette un coup d’œil sommaire sur les faits saillants du mouvement révolutionnaire russe depuis la fin du XIXe siècle, que les deux tendances fondamentales, la réformiste et la révolutionnaire qui avaient amené la scission entre menchéviks et bolcheviks, subsistèrent jusqu’il un certain degré au sein même de ce Parti bolchevik qui avait pris le pouvoir. Quelques dirigeants : Kamenev, Zinoviev, et, avec quelques nuances, Trotski, étaient, nous l’avons vu lors d’importantes conjonctures, hostiles aux méthodes révolutionnaires. Ils auraient voulu empêcher la Révolution d’Octobre et, une fois celle-ci accomplie, éviter la dictature du prolétariat. Ils envisageaient pratiquement un régime démocratique constitutionnel, de préférence à un régime socialiste. Ils n’avaient pas confiance dans la force et la durée d’un État vraiment socialiste au sein d’un monde capitaliste ; ils ne croyaient pas qu’on pourrait gagner à cette cause les paysans moyens. De plus, ils critiquaient l’industrie d’État qu’ils considéraient comme une entreprise d’ordre capitaliste. Ils étaient partisans de la liberté des fractions et des groupements au sein du Parti, c’est-à-dire, de l’hétérogénéité du Parti. Ces points sur lesquels Zinoviev, Kamenev et Trotski se sont alliés à diverses reprises, constituent les caractéristiques principales de la plus importante des « oppositions ». C’est la reviviscence du ferment menchévik.

L’opposition était dirigée, du vivant de Lénine, contre les points de vue de Lénine, puisque Lénine dirigeait effectivement le Parti, qu’il « avait forgé de ses mains vingt-cinq ans durant », et qui était sa chose. Mais après la mort de Lénine, elle prit, si l’on peut dire, prétexte de Staline, pour accentuer son offensive, et attaquer les mêmes thèses par les mêmes arguments, tout en prétendant défendre l’intégralité du léninisme.

Staline, lui aussi, se plaça sous le signe du léninisme, pour défendre avec acharnement dans la campagne qui suivit, l’unité du Parti mise en jeu par la rébellion de la minorité. Sauvegarder l’unité du Parti devint su grande affaire, comme elle l’avait, été pour Lénine, comme elle l’avait été en même temps pour Lénine et Staline, lesquels, ainsi qu’on l’a vu, n’ont jamais différé d’avis, ni sur la doctrine, ni sur la tactique.

Au serment de Staline, relaté plus haut, sur l’honneur du Parti, il y avait un second paragraphe, un second verset : « En nous quittant, le camarade Lénine nous a recommandé de conserver l’unité de notre Parti comme la prunelle de nos yeux. Nous te jurons, camarade Lénine, d’accomplir avec honneur cette volonté ! »

La cassure dans le Parti, la scission, dès lors que le grand maître n’est plus là, devenait possible, et c’eût été une incommensurable calamité.

La situation était même doublement modifiée : à côté de lui, Staline non seulement ne trouvait plus Lénine, mais il trouvait Trotski — Trotski en liberté du fait de la disparition de Lénine.

Toute l’opposition gravite autour de la personnalité de Trotski. S’il ne la personnifie pas toute, on peut dire qu’il la symbolise toute. C’est grâce à lui qu’elle devint un grand péril — en raison de l’autorité que lui conférait le rôle, qu’il avait joué dans l’histoire de la révolution et les débuts de l’État soviétique.

Aujourd’hui, Trotski, exilé de Russie par suite de la guerre ouverte qu’il a faite au régime, est en proie à certaines vexations des polices capitalistes et aux sarcasmes de la grande presse, à cause de son ancien titre de Commissaire du Peuple. Ce qu’on pourchasse dans Trotski, et dont on se venge sur lui, sous nos cieux européens, c’est la part qu’on lui attribue dans la Révolution d’Octobre. La bourgeoisie internationale, qui n’entre pas dans le détail, se donne la joie et la gloire de brimer un bolchevik. Mais à côté de cette persécution qu’il ne mérite plus depuis longtemps, il trouve l’appui et la complicité de toute une collection d’ennemis divers du régime soviétique, et sans parler de son travail politique actuel, on ne peut pas ne pas constater les coups de poignard qui ont été portés, par lui et par les siens, à l’U.R.S.S. et à l’internationale Communiste. Ce fut réellement une tentative de meurtre, et une entreprise de démolition.

Faut-il redire que le facteur personnel a influé sans doute sur l’attitude de Trotski ? Très vite, même du vivant de Lénine, son incompatibilité avec tout autre dirigeant, s’avéra. « C’est très difficile de travailler avec ce camarade », ronchonnait Zinoviev qui, pourtant, passa plus d’une fois dans son camp. Trotski était décidément trop trotskiste.

Jusqu’à quel point est-ce le despotisme du caractère de Trotski et sa rancune d’être supplanté, d’être relégué parmi les autres au lieu de briller seul, son « bonapartisme » — qui l’ont incité à rompre avec le Parti, à se confectionner de toutes pièces un léninisme de guerre, et à. suivre le sentier du combat, vers le but plus ou moins implicitement exprimé da la formation d’un nouveau parti, voire d’une IVe Internationale ? Il est bien difficile de le spécifier. On ne peut cependant s’empêcher de constater que Trotski a fait une opposition intensive au Parti en 1921 et également, en 1923, et que, dans l’intervalle, en l’année 1922, en tant que rapporter au IVe Congrès, il a, d’une façon très nette, défendu tous les points de vue de la majorité sur l’épineuse question de la NEP. Cela n’empêcha pas que l’opposition trotskiste, brandissant la théorie de la révolution permanente, s’efforça de montrer, dès le lendemain du Congrès, que la révolution était arrêtée, que la NEP était une dégénérescence capitaliste, un Thermidor. Ces attitudes contradictoires qui se sont suivies à si peu de distance semblent démontrer l’intervention d’un facteur artificiel, d’ordre exclusivement personnel.

Quoi qu’il en soit de tout ce qui a pu l’aiguillonner, la grande raison de la scission de Trotski est principalement sa conception politique. Si la cause occasionnelle est l’amour-propre, la cause fondamentale est idéologique. Elle réside dans une divergence fondamentale de tendances avec le statut bolchevik de Lénine. Elle décèle un autre tempérament politique d’autres espèces d’évaluations et de méthodes. Et c’est par suite du développement intensif et aigri de ces divergences foncières, et par suite de leur exploitation, qu’on a vu Trotski prendre peu à peu la contrepartie de toute la politique bolchevique officielle.

Menchevik au début, Trotski est toujours resté menchévik. Il est devenu anti-bolchevik peut-être parce que trotskiste, mais, à coup sûr, parce que vieux menchévik. Mettons, si on veut : c’est le trotskiste qui a réveillé en lui le vieux menchévik.

On a fait, à qui mieux mieux, et c’est devenu de tradition, des portraits comparés — à La Bruyère — de Lénine et de Trotski : Lénine monolithique, réfléchi et sobre de propos, Trotski brillant et agile. Jacques Sadoui a, avec beaucoup de virtuosité, inauguré la série de ces confrontations stylisées entre l’homme génial et l’homme intelligent. La signification générale de ce pittoresque contraste peut être considérée comme assez juste, quoiqu’il soit hasardeux de pousser trop loin un tel exercice de littérature (les nécessités du parallélisme tracé d’avance font parfois dérailler, dans ce jeu). Mais, surtout, les deux personnages ne sont pas à la même échelle, et, en tout état de cause, on ne peut raisonnablement mettre aucune personnalité en parallèle avec la gigantesque figure de Lénine.

Mais les qualités mêmes de Trotski ont de graves contreparties qui les changent facilement en défauts. Son sens critique hypertrophié mais sans ampleur (celui de Lénine était encyclopédique, comme celui de Staline), l’arrête sur le détail, l’empêche de considérer l’ensemble et le mène au pessimisme.

Et puis, il a trop d’imagination. Il a une incontinence d’imagination. Et cette imagination, se bousculant elle-même, perd pied, ne distingue pas le possible de l’impossible (ce qui n’est du reste pas le métier de l’imagination). Lénine disait que Trotski était parfaitement capable d’échafauder neuf solutions justes, et une dixième solution catastrophique. Les hommes qui travaillaient avec Trotski vous racontent que chaque matin, au réveil, tout en ouvrant un oeil et en s’étirant, ils murmuraient : « Qu’est-ce que Trotski va encore inventer aujourd’hui ? »

Il voit trop toutes les alternatives ; toutes sortes de scrupules l’assaillent ; la thèse et l’antithèse le hantent en même temps. « Trotski, c’est l’homme-volant », disait Lénine. Alors, il hésite, il oscille. Il ne se décide pas. Il manque d’assurance bolchevique. Il a peur. Il est, instinctivement, contre ce qu’on fait.

Et puis il aime trop parler. Il se grise du son de sa voix. « Même en tête à tête, même confidentiellement, il déclame », dit un de ses anciens compagnons. En somme, celle personnalité a les qualités d’un avocat, d’un polémiste, d’un critique artistique, d’un journaliste — pas celles d’un homme d’Etat ayant à s’engager dans des routes nouvelles. Il lui manque le sens exclusif et impérieux de la réalité et de la vie. Il lui manque la grande brutalité simpliste du créateur d’actes. Il n’a pas la forte conviction marxiste. Il a peur, il a toujours eu peur. C’est par timidité qu’il est resté menchévik. Et c’est par timidité également qu’il devient enragé, et qu’il est pris parfois de délirants accès de gauchisme. On ne peut comprendre Trotski si l’on ne sait pas épeler sa faiblesse à travers ses crises de violence.

Dans une vue d’ensemble, Manouilski nous donne un point de vue plus élargi encore : « La succession presque ininterrompue des oppositions a été l’expression du glissement des groupes les plus faibles du Parti hors des positions bolcheviques. ». Toute l’opposition avoue une reculade, un découragement, un début de paralysie et de maladie du sommeil.

A l’étranger, ce fut pareil : « Dans la période de stabilisation actuelle et relative du capitalisme, les suiveurs commencèrent à chanceler et à quitter les rangs de l’Internationale Communiste. ». Porter toujours haut ce drapeau-là, et marcher, c’est dur. Au bout d’un certain temps, les pieds se fatiguent, les doigts se desserrent — quand on n’est pas fait pour cela.

Il faut de puissants et élémentaires moyens d’action pour progresser sur la grande voie de l’histoire. Il faut savoir fouler aux pieds la casuistique. En présence des arguments quintessenciés des Eléates contestant la réalité du mouvement, Diogène, bourru et muet, prouve le mouvement en marchant. Les foules prouvent l’inanité de telles ou telles objections, en marchant dessus. L’événement, à cent mille têtes, passe outre, historiquement : il est le fruste magicien du bon sens (le « bon sens », selon Descartes, c’est-à-dire la part de raison qu’il y a dans chaque tête). Il faut, à travers les jeux des discussions, se mettre d’accord avec lui. C’est à cause de la platitude, de la mesquinerie affairée et de l’impuissance du menchevisme, c’est à cause de ce que Staline a dénommé : « Le caractère dissolu des menchéviks en matière d’organisation », que Trotski a été vaincu. Trotski aurait été vainqueur s’il avait eu raison. De même que les Bolcheviks qui eux, au commencement de l’Ère Nouvelle, se sont opposés aux menchéviks au sein du Parti social-démocrate et ont opéré leur scission, auraient été vaincus — s’ils avaient eu tort.

L’opposition a donc naturellement porté tout d’abord sur le problème le plus important de la Révolution Russe : la possibilité de l’édification du socialisme dans un seul pays.

Sur ce problème, Lénine avait pris position avant même la révolution. Il a écrit alors : « Le capitalisme suit un développement inégal au plus haut point dans les divers pays. D’où, cette déduction insurmontable : le socialisme ne peut vaincre simultanément dans tous les pays. Il vaincra d’abord dans un ou plusieurs pays… ce qui devra susciter non seulement des frictions, mais la tendance directe de la bourgeoisie des autres pays à écraser le prolétariat victorieux de l’État socialiste. »

La victoire de la Révolution d’Octobre mettait les vainqueurs en présence de deux tâches : la socialisation du monde, et l’édification concrète du socialisme quelque part. Par laquelle commencer, ou plutôt par quel côté entreprendre cette double tâche ?

Lénine estimait que le plus important était évidemment de bâtir la société socialiste là où on pouvait la bâtir, en Russie.

Trotski appréhendait là, pour la révolution, une impasse fatale. Cette avancée sur un point unique en face du front capitaliste lui semblait vouée à la défaite, (il avait peur, et le menchévik ressuscitait ou plutôt se réveillait en lui). Dans ces conditions, disait-il, il fallait considérer la Révolution Russe comme provisoire.

On se rappelle que lors du VIe Congrès du Parti, au mois d’août 1917, Préobrajinski avait essayé de faire admettre que la socialisation de la Russie serait conséquence de l’établissement du socialisme partout ailleurs. Et c’est parce que Staline s’était vigoureusement élevé contre, qu’on ne vota pas l’amendement d’inspiration trotskiste faisant dépendre de la réussite préalable de la révolution mondiale la possibilité de fonder une société socialiste dans la Russie tsariste désaffectée.

Karl Radek, dont l’opinion dans la circonstance est d’autant plus intéressante qu’il se rallia — pour un temps — à l’optique trotskiste, dit à ce propos : « Trotski revenait au point de vue de la IIe Internationale, qu’il avait formulé lui-même au IIe Congrès du Parti Russe, avant la scission — à savoir que la « Dictature du Prolétariat » doit signifier le pouvoir d’un prolétariat organisé représentant la majorité de la nation. »

Ainsi donc, si la révolution prolétarienne n’a pas la moitié des voix plus une, rien à faire : Pour Trotski, non seulement la victoire du prolétariat dans un seul pays, mais même dans ce seul pays, sa victoire non appuyée sur la majorité absolue, se réduisait à un « épisode historique ». Trotski se rapprochait donc manifestement de ce « socialisme européen civilisé » que la IIe Internationale opposait au léninisme. Les social-démocrates n’avaient aucune confiance dans la révolution. Les chefs socialdémocrates pensaient que la révolution socialiste n’était possible que dans un pays de capitalisme évolué, pas en Russie, par manque de base ouvrière. Ils ne croyaient possible, en Russie, qu’une révolution bourgeoise, laquelle n’eût été, comme toutes les révolutions bourgeoises, qu’un cérémonial de transmission d’hégémonie, de l’autocratie à la bourgeoisie (celle-ci renforcée sur les bords, et surtout, agrémentée, par le greffage habile d’une élite ouvrière), et la classe ouvrière et paysanne dans son ensemble restant aussi bien piétinée par les uns que par les autres. Staline nous a dit déjà que celle opinion mal ajustée sur les capacités révolutionnaires réelles de la Russie, motiva l’abstention déplorable des social-démocrates dans la révolution de 1905.

On sait que d’autres « oppositionnels », tels que Zinoviev et Kamenev — les plus gros personnages du Parti avec Lénine, Trotski et Staline [Et Sverdlov, mort en 1919.] — abondaient dans le sens de Trotski. « En présidant la construction du socialisme dans un seul pays, on cultivait un état d’esprit opportuniste dans le parti », et « tout cela conduisait à la reddition des positions conquises par le prolétariat révolutionnaire », et enfin, en s’adonnant à cette thèse, « on abandonnait les tâches internationales de la Révolution ». Et c’étaient les grands mots et les grands gestes — la guerre des moulins à vent qui entrait en jeu.

La théorie générale de Trotski (et de Hilferding) consistait à établir que l’économie socialiste en voie d’édification vit dans une dépendance absolue vis-à-vis de l’économie mondiale capitaliste, d’où affirmation d’une dégénérescence capitaliste fatale de l’économie soviétique, au sein d’un univers capitaliste. Radek disait aussi — à ce moment-là — : « Nous ne sommes pas de force devant le capitalisme mondial. » Ceux-là et les autres avaient peur. On voit le souffle d’appréhension, le frisson de panique qui rassemblait dans son tourbillon, ce groupement d’opposition.

Lénine et Staline, eux, prenaient la chose à un tout autre point de vue, et ils la remettaient incontestablement à l’endroit : l’édification dans un seul pays est une force dont il faut profiter. « Donnez-moi un levier assez grand et je soulèverai le monde », avait proclamé Archimède. Karl Radek — le Radek redevenu lui-même — dit fort expressivement : « La possibilité de l’édification dans un seul pays est le point d’appui du levier d’Archimède dans le plan stratégique de Lénine. » Lénine ne perdait nullement de vue l’organisation mondiale de la société socialiste. (Lénine n’a jamais rien perdu de vue). C’est bien de cela qu’il s’agissait, pour lui, en commençant par la Russie. Dans les derniers articles que Lénine écrivit avant sa mort, il affirmait que l’édification socialiste en Russie (qui dispose de toutes les matières premières, était possible de par la loi du développement inégal du capitalisme, malgré le retard « culturel » du pays, et malgré l’état de la paysannerie.

Staline, auquel Trotski et Zinoviev reprochaient amèrement, sa « théorie d’étroitesse nationale », n’a jamais manqué de proclamer que « le développement et le soutien de la Révolution dans les autres pays est une tâche essentielle de la Révolution victorieuse ». Il va même jusqu’à mettre en fait que tant que l’U.R.S.S. sera isolée politiquement sur la terre, elle ne pourra pas être considérée comme « une grandeur solide ». Mais il y a une nuance entre transitoire et provisoire. Et il s’attache à démontrer le renfort effectif que l’édification dans un pays, constitue pour la généralisation de la révolution. Il fait entrevoir les répercussions réciproques, immanquables, terribles, et telles que des éclairs, de l’édification soviétique sur la situation intérieure des Etats et sur le renforcement de l’Internationale Communiste en marge des régimes établis.

« Il ne faut pas voir, dit l’auteur des Questions du Léninisme, il ne faut pas voir, dans la victoire de la révolution en un seul pays, un fait purement national. Mais il ne faut pas penser non plus que la révolution russe est une chose inerte qui ne peut revoir d’aide que de l’extérieur. » Ce n’est pas une de ces alternatives qui dépend de l’autre, ce sont toutes deux qui dépendent l’une de l’autre.

Quant aux barrières, aux murailles de Chine, qu’on signale, il remet tout le problème sur pied et plante quelques jalons.

Dépendance du capitalisme étranger, que vous dites ? Voyons ça… Staline déblaie le terrain : « Le camarade Trotski a dit dans son discours qu’en réalité nous nous trouvons constamment sous le contrôle de l’économie mondiale. Est-ce juste ? Non. C’est le rêve des requins du capitalisme, ce n’est pas la réalité. ». Et Staline établit que ce prétendu contrôle ne s’exerce, au point de vue financier, ni sur les banques soviétiques nationalisées, ni sur l’industrie, ni sur le commerce extérieur, qui sont également nationalisés. Ce contrôle ne s’exerce pas non plus au point de vue politique. Il ne s’exerce donc dans aucun des sens positifs que prend le mot de contrôle. Tous ces gens-là agitent un fantôme de contrôle. D’autre part, « élargir nos relations avec le monde capitaliste ne signifie pas nous mettre sous sa dépendance ».

Manouilski (en 1926), souligne l’erreur de « la loi d’hérédité » que Trotski prétend utiliser à ses fins en évoquant l’économie tsariste. Celle-ci mettait en effet la Russie sous la dépendance du capitalisme mondial, parce que l’économie capitaliste russe faisait partie intégrante de l’économie capitaliste mondiale. La situation est différente pour la Russie révolutionnaire tant qu’elle maintient les principes essentiels qui la différencient des autres pays.

Enfin, Staline appuie fortement en guise de conclusion, sur la nécessité qu’il y a à persuader les travailleurs des pays capitalistes que la classe ouvrière peut se passer de la bourgeoisie pour mettre debout la société nouvelle.

… Sans doute, la succession des événements nous a apporté aujourd’hui des certitudes qui n’étaient alors que rêves, et nous possédons une expérience qui nous permet de trancher. Néanmoins, celle discussion nous apparaît assez étrange même pour son temps, car quel autre recours pouvait avoir la Révolution russe, — évidemment incapable d’imposer immédiatement la révolution prolétarienne dans les autres pays du globe —, que de construire le mieux possible le socialisme dans le seul territoire occupé ? Autrement, quoi faire ? Laisser en friche ce terrain conquis, pour s’adonner à la conquête future du reste ? Extravagance de la prétendue jugeote réformiste. Et puis, comment nier le pouvoir de rayonnement et d’attraction d’une réalisation socialiste largement assise quelque part au monde ! En réfléchissant même tant soit peu à cette ample et pathétique question, n’est-on pas amené à penser que c’est précisément parce que la révolution dans des pays évolués et exploités à fond par le capitalisme rencontrerait des difficultés spéciales du fait du contrôle étranger, que l’existence d’un État socialiste est un atout énorme pour l’aide et la généralisation de la victoire prolétarienne. Mais encore fallait-il croire possible la constitution de ce réservoir révolutionnaire continental, et avoir un assez grand regard pour la discerner d’avance et trouver l’avenir.

Dans cette mêlée qui a mis si fortement aux prises les communistes soviétiques, deux hommes de bon sens et de réalisme semblent se mouvoir parmi des ombres. Lénine et Staline ont devant eux une nuée d’adversaires inconsistants, à qui le manque de confiance, le manque de courage, et comme dit l’un d’eux qui s’est converti —, l’incrédulité, ont fait perdre le nord, et qui vont jusqu’à leur reprocher gravement de ne pas mettre la charrue avant les boeufs.

Staline et Trotski se dressent vraiment ici comme le contre-pied l’un de l’autre. Ce sont deux types d’hommes placés l’un à un bout, l’autre à un autre bout, de la collection contemporaine. Staline s’appuie de tout son poids sur la raison, le sens pratique. Il est armé d’une impeccable et inexorable méthode. Il sait. Il comprend intégralement le léninisme, le rôle dirigeant de la classe ouvrière, le rôle dirigeant du Parti. Il ne cherche pas à se faire valoir, il n’est pas troublé par un désir d’originalité. Il tâche seulement de faire tout ce qu’on peut faire. Il n’est pas l’homme de l’éloquence ; il est l’homme de la situation. Quand il parle, il ne cherche de combinaisons qu’entre la simplicité et la clarté. Comme Lénine, il enfonce toujours les mêmes clous. Il multiplie l’interrogation (parce qu’elle fouille l’auditoire) et appuie largement sur les mêmes mots, comme tel grand prédicateur antique. Et il est infaillible pour vous mettre sous les yeux les points forts et les points faibles. Il n’a pas non plus son pareil pour dépister la complaisance réformiste, la contrebande opportuniste. « Quel que soit, dit Radek, le voile dont l’opportunisme couvre son misérable corps, il le décèle. » (Toi, qui te dis orthodoxe, tu n’es qu’un droitier déguisé en gauchiste !)

Cette fameuse question de l’édification socialiste dans un seul pays présente assez bien, redisons-le, les positions que les protagonistes soviétiques occupèrent dans la série de duels idéologico-politiques qui s’engagèrent lors de la première phase de construction de l’U.R.S.S. Elle explique aussi couramment comment on a pu dire que la défensive-offensive de Staline, qui osa s’attaquer à Trotski considéré, surtout depuis la mort de Lénine, comme tabou, « épura et rajeunit le Parti en le débarrassant des restes de gangue de la IIe Internationale ». La lutte contre le trotskisme est la lutte contre l’esprit petitbourgeois, confus, tatillon et lâche —, et pour tout dire, contre-révolutionnaire, au sein du Parti.

Peu après, apparition, sur la droite, d’un autre carré d’opposition. La majorité dirigeante est prise entre deux feux sur la question de la paysannerie. L’opposition trotskiste (de gauche) n’appréciant pas le rôle de la paysannerie dans la révolution, l’opposition de Boukharine (de droite) perdant de vue le rôle du prolétariat vis-à-vis des masses paysannes — les uns hantés par le spectre du paysan riche et de la hideur de la NEP, les autres, par le spectre de la casse consécutive à tout redressement et, par terreur du feu, jetant de l’eau froide sur la guerre des classes. Ne dégringolez ni à droite ni a gauche, faites une évaluation juste des choses et des gens ! En matière de petits paysans, dire : « Ils vont être mangés par le koulak », c’est les sous-estimer. Mais dire : « Ils vont manger le koulak », c’est les surestimer. Sagesse, terrain ferme…

Non seulement Kamenev et Zinoviev, d’abord hostiles à Trotski, s’unissent à lui, mais on voit aussi Zinoviev se joindre à Boukharine pour considérer la question paysanne comme la principale du léninisme. « Taisez-vous ! » crie la majorité : si vous parlez de la sorte, vous russifiez le léninisme, vous lui ôtez sa valeur internationale. « Et vous vous engagez, annonce Manouilski, dans la voie tracée par Otto Bauer. » (Le nationalisme austro-marxiste dénommé autonomie, nationale culturelle).

Staline, inlassablement, commerce par le commencement, range chaque principe à sa place, remet au net : « La question fondamentale du léninisme, son point de départ, ce n’est pas la question paysanne, mais la question des conditions de sa conquête et des conditions de son maintien. La question de la paysannerie comme alliée du prolétariat dans sa lutte pour le pouvoir, est une question dérivée. »

Puis il fait face à droite. C’est de Staline qu’est partie l’initiative de mettre à l’ordre du jour du VIe Congrès International non seulement la lutte contre les déviations de droite, (qui voulaient freiner le redressement de la situation résultant de la NEP), mais aussi contre les tendances conciliatrices à son égard. Comment les faits se sont-ils déroulés ? Notons schématiquement les phases de cette lutte.

Les premières manifestations de divergences de Trotski avaient mis le Parti dans une situation difficile (« Le Parti a la fièvre », disait Lénine), dans la période de Brest-Litovsk et celle des syndicats. Les chancellements dans le Parti à cette époque et les attaques contre Lénine ont facilité l’émeute de Cronstadt.

Après la mort de Lénine, Trotski a dirigé d’abord ses attaques contre le Parti avec une certaine réserve, puis il a porté des coups plus ouvertement et fortement, à l’occasion des discussions provoquées par les livres : Le Nouveau Courant et Leçons d’Octobre, où il présentait de façon tendancieuse le rôle du Parti et son, propre rôle. La fameuse plate-forme des 46 (1923) pose la question « du pays allant à sa ruine ».

Les procès-verbaux des réunions du Parti témoignent que celui-ci a agi avec circonspection et patience vis-à-vis de Trotski. En 1923, pendant la maladie de Lénine, Trotski était encore le rapporteur du Bureau Politique, organe exécutif suprême. Le Parti essayait d’influencer Trotski autant qu’il se pouvait, alors que celui-ci s’efforçait notoirement d’exploiter à son profit les mécontentements qui se faisaient jour par-ci par-là, de faire un bloc de ces mécontentements, d’y jouer un rôle dirigeant. Déjà ce vague groupement hostile au Parti refusait de critiquer le trotskisme et adoptait la ligne divergente de Trotski. Quand, après la mort de Lénine, Staline reprit la lutte, il commença à user vis-à-vis du vieil adversaire de Lénine non de la méthode répressive, mais de la « méthode pédagogique » (Iaroslavski). Ces essais de persuasion n’ont abouti à rien, et la question se posait : Trotski peut-il rester à la tête du Parti, et même au sein du Parti ? Elle s’est posée avec plus d’urgence lorsque Trotski a pris à son compte la thèse dite « thèse Clemenceau » : En cas de guerre, il faut changer le gouvernement. Cette théorie appliquée en U.R.S.S. et à l’organisation fortement unitaire et harmonique de la machine dirigeante, constituait un véritable appel à la scission et à la guerre civile.

En décembre 1925, alors que le parti bolchevik tenait son XIVe Congrès, Zinoviev et Kamenev s’y présentèrent à la tête d’une opposition organisée de toutes pièces — en majorité des délégués de Leningrad — et armée des thèses énoncées plus haut (construction du socialisme impossible dans un seul pays, sous-estimation de, la paysannerie moyenne, assimilation du secteur de la production socialiste au Capitalisme d’État, toute liberté aux fractions. Cette opposition reçut le non, du reste peu justifié, de « nouvelle opposition ». Son porte-parole Zinoviev exigea que, parallèlement au rapport du Comité Central (Staline, rapporteur), un co-rapport de lui fut présenté. Cette exigence reçut satisfaction, et ce fut la déclaration de guerre officielle. Staline contre-attaqua énergiquement cette offensive dont tous les défauts résultaient, à son avis, d’un « défaut fondamental » : le manque de foi dans le triomphe du socialisme.

Or, en 1926-27, il y eut un phénomène de généralisation de l’opposition, une manière de trust de ses thèses, une forte tentative d’action concertée, d’action suprême, de grand style.

Les « oppositionnels », autour de Trotski, rédigèrent un cahier de leurs griefs, une « Plate-forme ». Tout y était classé en ordre, et cela formait un programme complet, un corps de doctrine, tendant à démontrer que la direction du Parti était totalement sortie du léninisme, et faisait fausse route sur toute la ligne. En même temps, ces vieux adversaires, devenus néo-ennemis, poursuivaient à l’étranger une campagne de dénigrement de l’Union Soviétique et du Parti sous leurs formes actuelles.

Devant cette levée de boucliers, et ce déballement intensifié d’actes d’accusation, le Comité Central décida que le Bureau Politique aurait à publier, un mois avant le Congrès du Parti Communiste Russe de décembre 1927, des thèses, et que l’opposition fournirait toutes les contre-thèses qu’elle voudrait — lesquelles seraient reproduites dans la presse du Parti et envoyées aux organisations. De cette manière, décida le Comité Central, la discussion serait ouverte pendant un mois sur tous les points.

Mais, dès le 3 septembre 1927, l’opposition lança sa « Plate-forme » de 120 pages, dont elle exigea la publication immédiate et l’envoi aux comités locaux et organisations. Le Parti refusa d’accepter cette infraction à la décision prise par lui, et de faire porter la discussion sur quatre mois, jugeant que c’était là « un luxe » que ne pouvaient se permettre des constructeurs, en plein milieu de leur travail acharné.

Il faut connaître cet ouvrage à fond (la Plate-forme), si on veut être au courant de tous les méandres de l’opposition. Tous ces fragments de critiques et d’accusations cousus ensemble, font comme un revêtement, une peau, à l’opposition, et ce foisonnant réquisitoire, qui porte sur tous les chapitres essentiels de la doctrine, de la vie, et de l’action, du Parti et du gouvernement, échafaude un code qui rectifie de fond en comble le léninisme en cours, au nom d’un autre léninisme. Cette encyclopédie agressive, il est impossible de la reproduire, même en raccourci. Elle a trop de faces et de facettes.

Ce n’est du reste plus nécessaire d’examiner à la loupe chaque paragraphe de ce léninisme parallèle, maintenant que la question de l’opposition en U.R.S.S. a perdu presque entièrement son importance vitale. Beaucoup de problèmes de l’opposition ont été résolus par le fait. Une réponse historique péremptoire y a été donnée. Le cours des événements, la significative progression de l’édification socialiste, sabrent abondamment aujourd’hui dans les arguments de l’opposition, et ôtent toute raison d’être à la plupart d’entre eux.

De plus — ce qui éteint l’action judiciaire du critique — presque tous les oppositionnels de marque, convaincus par la tournure qu’ont prise les choses, ont fait amende honorable (honorable pour leur discernement et leur caractère).

N’oublions pas, toutefois, que l’opposition étant une crise de tendances profondes, elle demeure, — sans parler de l’activité constante de Trotski, et d’autres activités clandestines, — toujours latente et dangereuse, bien qu’elle n’ait plus désormais aucune chance de s’imposer. Par ailleurs, même sans espoir, la haine subsiste, et cherche à frapper. Nous venons de voir que l’organisation terroriste Le Centre de Leningrad, qui chargea Nikolaiev d’assassiner Kirov, était faite des « restes pourris » de l’ancienne opposition Zinoviev-Kamenev-Trotski, alliés à des escarpes tsaristes et à des commanditaires étrangers, et qu’un de ses buts était d’abattre personnellement, par le meurtre, les dirigeants actuels de l’U.R.S.S. pour se venger de la défaite de l’opposition et pour amener des troubles nationaux et internationaux.

Cela dit, la lecture attentive du copieux bloc de réquisitoires que constitue la Plateforme historique de l’opposition de 1927, suggère les considérations suivantes, qu’il est bon de fixer à titre documentaire, pour jauger une dissension qui fut si grave, et en finir sur ce chapitre.

Notons une fois de plus que les faits mis en avant sont là comme des exemples, allégués par l’opposition, de l’emploi de mauvaises méthodes ou du mauvais emploi de bonnes méthodes. Ce sont les méthodes, les tendances, les idées directrices, qui sont en cause (l’expression courante de déviation apparaît à chaque ligne dans toutes les thèses pour ou contre). Il s’agit donc fondamentalement de divergences plus ou moins accentuées — à droite ou à gauche — sur les principes et sur la tactique du léninisme.

En premier lieu, beaucoup de données précises (statistiques) sur lesquelles l’opposition s’appuie pour formuler ses accusations de déviation et ses prédictions de chute à l’abîme, sont indiscutablement inexactes, soit parce que les chiffres présentés sont faux, soit parce qu’ils sont faussés en raison de ce que tous les éléments de la question n’entrent pas en ligne de compte.

Par exemple : le soi-disant accroissement du retard de l’industrie et des transports sur la demande (grief-massue) ; le retard de l’augmentation des salaires par rapport au rendement du travail ; la diminution de la journée de travail ; la diminution des heures supplémentaires ; l’accroissement de l’écart entre le salaire des femmes et celui des hommes ; la baisse du salaire des adolescents ; l’accroissement du chômage dans l’industrie ; le montant de l’allocation aux sans-travail ; etc…

En second lieu, beaucoup de charges sont énoncées sans aucune preuve — alors qu’elles sont d’autre part en contradiction avec les décisions antérieures du Parti et les résultats déjà obtenus. Par exemple : la dissimulation des progrès des koulaks ; l’appui cherché par la Parti auprès des koulaks ; la suppression de la démocratie à l’intérieur du Parti ; l’abandon de l’idée d’industrialisation (à l’ombre de la NEP) ; la tentative pour opposer la coopération à l’électrification (également à propos de la NEP).

En troisième lieu, un grand nombre de propositions de l’opposition sont, de toute évidence, dangereuses, maladroites, susceptibles d’amener des résultats funestes. Toute cette catégorie de propositions positives n’apprécie pas, comme il convient, les réalités, mais a un caractère de bluff et de démagogie, soit que ces propositions se trouvent être mauvaises en soi, soit inopportunes, prématurées. Par exemple, (outre les critiques trop faciles des inconvénients de la NEP l’exploitation de cet état de choses momentané imposé par les nécessites immédiates, et l’ordre d’avoir à le faire cesser sur l’heure) : L’appui donné aux déviations nationalistes de droite susceptibles de briser l’unité de la Fédération soviétique ; la proposition d’augmentation des prix de gros (le XVe Congrès fit voir les redoutables répercussions éventuelles de cette mesure qu’adopta l’opposition sans considérer l’ensemble du mécanisme social, mais uniquement pour s’attirer les bonnes grâces et l’appui des paysans) ; les restrictions à la production (fermetures d’usines, super-rationalisation) ; des mesures, également démagogiques, d’exonération en masse des paysans pauvres, de retrait des capitaux d’État à la coopération (c’est-à-dire le renforcement du capital privé) ; une surtaxe des riches équivalant à la confiscation, à la suppression brusque du capital privé, à la liquidation de la NEP, alors que ce traitement médical n’avait pas tout à fait encore fait son temps ; des réquisitions supplémentaires de blé (provoquant infailliblement le krach de toute la balbutiante politique de crédit de l’U.R.S.S.).

Toutes ces mesures sont très tentantes à exposer pour qui veut se donner le beau rôle devant la galerie, mais elles ne font que régler inconsidérément, et sur le papier seulement, les problèmes qui, sur le terrain pratique, ne peuvent se résoudre que graduellement et non sans un certain délai.

Évidemment, on a beau jeu de brandir des évidences comme le danger koulak, le chômage croissant, l’insuffisance des logements ouvriers, et la dégénérescence graisseuse, de la bureaucratie. On a même beau jeu de dire, dans presque tous les cas : « Ça devrait aller plus vite ». Mais la question est de savoir s’il est possible d’aller plus vile, si la lenteur, relative, non absolue, de la progression, est le fait de la direction du Parti, et, en tout état de cause, si cela motive le bouleversement radical de sa politique.

Le Parti est-il, par exemple, coupable parce qu’il ne peut se procurer les milliards nécessaires pour la réfection de l’ensemble des logements ouvriers ? Et dans ce grand drame majeur de l’industrialisation des campagnes, (que l’on sait nécessaire mais qui est retardée à la fois involontairement et volontairement), n’est-ce pas une drôle de méthode que d’étouffer la coopération de consommation qui est en train et qui est palpable, par l’électrification virtuelle ? On peut remarquer que cette antinomie « coopération contre grosse, industrie » se présente à peu près dans les mêmes formes et avec les mêmes symétries que l’antinomie « socialisme d’un seul pays contre révolution mondiale ». Savoir si on doit abandonner l’objectif demi-réalisé pour celui — plus grand — qui n’est pas encore réalisable. L’alternative où l’on vous met c’est : ou bien faire quelque chose de concret, ou bien commencer par la fin.

Il est, en tout cas, notoire, que beaucoup de mesures de salut présentées fiévreusement par l’opposition sont celles-là mêmes que préconise et qu’applique le Parti. Ces fois-là, l’opposition découvre l’Amérique. Elle joue le rôle de mouche du coche (de mouche tsé-tsé).

Investissez 500 millions de roubles dans l’industrie ! enjoint l’opposition. Or, la courbe des investissements dans l’industrie, continuellement ascendante, donnait déjà pour 1927, lorsque cette injonction était lancée, 460 millions de roubles. Certaines propositions de l’opposition — par exemple relativement à une répartition meilleure des produits agricoles, à l’aide aux paysans pauvres et aux petits entrepreneurs, au statut des travailleurs adolescents — sont copiées sur les résolutions déjà prises et mises en vigueur.

Le souci de la « démocratie », c’est-à-dire du travail en commun de tous, de la participation des masses dans le travail — du respect des minorités sur le plan politique —, a été, au premier chef, celui de Lénine et celui de Staline. De vrai, aucun gouvernement n’est obligé de fournir des comptes, et n’est soumis au contrôle d’un Parti, lui-même mélangé aux masses, au même degré que le gouvernement soviétique. La chronologie de la vie publique de l’U.R.S.S., est hérissée de chiffres romains et de chiffres arabes numérotant les Congrès de l’Internationale, les Congrès du Parti, les Congrès des Soviets, les conférences, les « plénums ». Le profane est perdu dans cette plantation de chiffres pourtant soigneusement calculés. Dès qu’un sujet de discussion se produit —, automatiquement, il sort au grand air, et il y explose.

La bureaucratie ? Oui, sans doute, on a presque toujours raison lorsqu’on l’incrimine. Elle a une tendance déplorable à l’obésité stérile, ou bien, si elle est maigre, à la momification. Il faut lui disputer âprement sa place et savoir dispenser la juste part de cet indispensable organisme. Mais, tout de même, l’administration a bon dos, et plus d’une fois, on la prend à partie avec une théâtrale véhémence, et les yeux fermés, uniquement parce que l’on veut, pour une raison ou pour une autre, faire pièce au gouvernement. Plus de vingt ans en çà, en 1903, Lénine répondait aux menchéviks et à Trotski : « Il est clair que les clameurs sur la bureaucratie ne sont qu’une façon de montrer son mécontentement personnel de la composition des organes centraux. Tu es bureaucrate parce que tu as été nommé par le Congrès, non pas conformément à ma volonté, mais en dépit d’elle… Tu agis de façon brutalement mécanique, car tu te réfères à la majorité du Congrès du Parti et tu ne tiens pas compte de mon désir d’être coopté… Tu est un autocrate parce que tu ne veux pas remettre le pouvoir aux mains de l’ancien groupe de copains qui défend d’autant plus énergiquement sa tradition que le blâme infligé par le Congrès à sa formule lui est désagréable. ». Ainsi s’exprimait Lénine qui était un terrible psychologue, avec ses cent yeux perçants.

Le Plénum du Comité Central et de la Commission de Contrôle, réuni en 1927 avant le XVe Congrès a fait une tentative suprême auprès de Trotski et de Zinoviev. Il a demandé à Trotski de renoncer à ses théories sur le changement du gouvernement, à ses calomnies sur le caractère « thermidorien » du pouvoir central, et d’admettre la défense sons condition de la ligne du Parti. Trotski et Zinoviev ont refusé la possibilité qui s’offrait là de rétablir définitivement la paix intérieure du Parti. Ils ont été de ce fait, exclus du Comité Central, blâmés et avisés qu’ils seraient exclus du Parti s’ils continuaient.

Trotski et Zinoviev (ce dernier particulièrement influent à Leningrad où il a été Président du Conseil des Soviets) ont continué la guerre. Ils ont tenté d’exciter les Jeunesses Communistes contre le Parti. Ils ont multiplié les réunions clandestines, les imprimeries clandestines, les tracts, ils ont pris par force des locaux, puis, fait des démonstrations dans les rues, par exemple le 7 novembre 1927. Au XVe Congrès, il y avait une exposition consacrée à cette conspiration politique intense contre le pouvoir central. Il en ressortait la preuve que Trotski et ses partisans avaient décidé de créer un parti, avec un Comité Central, des Comités régionaux et des Comités de villes, un appareil technique, avec cotisations et aussi une presse spéciale. Et cela pareillement sur le plan international, dans le but de supplanter la IIIe Internationale. Dans les réunions trotskistes, on empêchait par la force les membres orthodoxes du Comité Central, de pénétrer (ce fut le cas, par exemple, pour Iaroslavski et quelques autres, refoulés « physiquement » d’un meeting de Moscou).

Le XVe Congrès essaya de régler celle affaire déplorable et dangereuse, objurgua Trotski de dissoudre ses organisations, et une fois de plus, de renoncer à des méthodes de lutte qui sortaient non seulement des droits du militant bolchevik mais même « de la loyauté soviétique », et enfin une bonne fois, de cesser son hostilité systématique contre les points de vue de la majorité. Mais les contre-propositions trotskistes, signées par 121 personnes, loin de venir a résipiscence, accentuaient les attaques et les cassures. Trotski et les siens furent exclus du Parti. Cette décision laissait une porte ouverte : la possibilité de leur réintégration dans le Parti était envisagée à titre individuel s’ils revenaient sur leurs idées et accordaient leur conduite en conséquence. Nous sommes loin de la caricature trotskiste montrant le camarade Iaroslavski, président de la Commission de Contrôle, sous les espèces d’un dogue agressif et carnassier tenu en laisse par Staline.

On serait peut-être tenté de dire : l’opposition n’a-t-elle pas, de toute façon, été utile, en attirant spécialement l’attention des dirigeants sur les côtés faibles, en les mettant en garde contre tel ou tel danger ?

Non. D’abord, en principe, l’autocritique était un moyen infiniment plus efficace que le duel à mort, pour tenir la direction en alerte.

Ensuite, il est patent que la courbe des réalisations régulières et graduelles de l’État soviétique ne porte aucune trace de l’intervention de l’opposition. Celle-ci n’a eu aucun oubli à corriger, et, au contraire, elle a semé des écueils qu’il a fallu manoeuvrer pour éviter — et c’est une des causes pour lesquelles la grande ascension de l’U.R.S.S. date du moment où l’opposition a été réduite à l’impuissance. Les dirigeants actuels de l’U.R.S.S. méritent qu’on leur donne acte que depuis la Révolution d’Octobre, ils n’ont en rien modifié leurs positions et leurs points de vue — et que tout ce qui a été fait depuis Lénine a été fait selon Lénine, et non selon des surenchères et des contrefaçons du léninisme.

Je puise, un peu au hasard, dans les temps éloignés, dans les temps d’avant la révolution, et même dans le siècle passé : Vano Stouroua raconte une visite illégale faite à Tiflis parmi les ouvriers des grands ateliers, par Staline en 1898 — ce n’est pas d’hier, comme on voit : « Sosso se fit remarquer par sa décision et sa fermeté », et vitupéra violemment la « mollesse », « l’hésitation », « l’esprit fâcheusement conciliateur » qu’il remarquait chez beaucoup d’entre les camarades, et le même Sosso (âgé de 19 ans), flairait déjà la défection chez un certain nombre d’intellectuels, « dont une bonne moitié passa en effet, après le IIe Congrès, dans le camp menchévik ».

Tel apparut alors Staline, tel il apparaissait, quelque trente ans après, face à l’équipe oppositionnelle. C’était le même homme : l’homme de la même tendance exactement : l’homme du réalisme, de la confiance et du pas en avant, à l’encontre de ceux du vague, du pessimisme et du piétinement.

L’opposition a fait tout ce qu’elle a pu pour décourager la révolution, elle a jeté dans le monde (de toutes ses forces, tout au moins), le doute, le spectre de la ruine, de la désolation de la perdition, et un assombrissement de crépuscule.

« Secouez notre opposition, dit Staline, jetez au loin sa phraséologie révolutionnaire, et vous verrez qu’en elle, au fond, est installée la capitulation ! »

Et une nulle fois : « Le trotskisme s’efforce d’injecter le manque de foi dans les forces de notre Révolution ».

Le trotskisme, qui a quelque peu débordé sur le globe, s’attaquant au réseau de l’Internationale Communiste, a essayé dans la mesure de ses moyens, de jeter à bas l’oeuvre d’Octobre. Autour de Trotski, toutes sortes de gens venus de tous les côtés, exclus, renégats, mécontents, et anarchistes, mènent une lutte de dénigrement systématique et de sabotage, une lutte exclusivement antibolchevique et anti-soviétique, parfaitement négative, et qui a toutes les formes de la trahison. Ces transfuges s’évertuent à être les fossoyeurs de la Révolution Russe.

Le fait de considérer Trotski comme un contre-révolutionnaire, est justifié — bien que cela ne signifie évidemment pas que Trotski ait toutes les idées des réactionnaires bourgeois avec lesquels il fait chorus contre l’U.R.S.S.

Staline l’avait dit naguère : L’opposition finira par se jeter dans les bras des Blancs. D’aucuns étaient enclins à trouver que cette prédiction, dépassait la mesure et résultait de l’ardeur du combat. Les sanglants événements de décembre 1934 lui donnent sinistrement raison — n’en aurons-nous que cette preuve ?

Si l’opposition avait eu gain de cause, le Parti était coupé en deux et la Révolution bien malade. Ordjonikidze a pu écrire : « Le triomphe du trotskisme et des droitaires aurait mené l’édification soviétique à sa ruine. La victoire de Staline sur Trotski et les droitiers est comme une nouvelle réussite de la Révolution d’Octobre. »

Staline ne s’était pas contenté de régler le problème de l’opposition dans le centre du communisme et d’y trancher les nœuds gordiens de ce byzantinisme politique. Il avait aidé les autres Partis Communistes à surmonter les hésitations de droite, à se débarrasser des séductions mortelles de l’opportunisme et du réformisme : Parti polonais après mai 26 ; Partis anglais et français, qui avaient, en 27-28 « à mettre leur tactique électorale sur les rails d’une politique révolutionnaire véritable ». Vers la même époque, l’offensive opportuniste envahit le parti allemand. Mais l’Allemagne communiste laissa tomber les brandlériens ; comme la Tchécoslovaquie : les haïsistes ; les États-Unis : les lovestoniens et les pepperistes. En 1923, le parti bulgare avait éliminé, grâce à lui, les mauvais penchants qui le faisaient baller de la gauche à la droite — de la démagogie à l’opportunisme. « Il faut au prolétariat un objectif clair (programme), une ligne ferme (tactique) », dit Staline — qui fait ce qu’il dit.

Il est intéressant, comme preuve de la rigueur de prévision à laquelle peut arriver un large esprit clair, de rappeler qu’en 1920, malgré les effectifs imposants du Parti social-démocrate allemand (le plus important après le parti russe), et malgré son unité, Staline avait exposé un jugement plein de doute et de réserves sur cette unité même qu’il estimait « plus apparente que réelle ». Ceux qui ont suivi les tragédies historiques contemporaines, se rendent compte combien étaient importantes et sages ces paroles dont douze ans après, les événements attestèrent si terriblement la véracité.

Depuis ces jours, Staline veilla plus jalousement que jamais à la grandeur intégrale du léninisme, qu’il avait sauvé des tripotages à un moment où la grande expérience libératrice, qui n’avait cessé de se dégager régulièrement, était néanmoins encore bien au-dessous d’elle-même ; dans une période où les révolutionnaires et le prolétariat soviétique donnaient hâtivement et lentement vie au monumental organisme nouveau par un don d’eux-mêmes comparable à la transfusion du sang.