Or, dès les « jours d’Octobre », Staline fut nommé Commissaire du Peuple aux Nationalités (il devait remplir ces fonctions jusqu’en 1923.)

Le Problème des nationalités, ou : l’Homogénéité dans l’Hétérogénéité.

Il y a quelque dix ans, dans des circonstances solennelles, Staline a déclaré que si la première base de la République des Soviets est l’alliance des ouvriers et des paysans, la seconde base de la République est l’alliance des différentes nationalités : Russes, Ukrainiens, Bachkirs, Blancs-Russiens, Géorgiens, Azerbaïdjanais, Arméniens, Daghestans, Tatars, Kirghiz, Ousbeks, Tadjeks, Turkmènes.

Après la démolition des deux vieux régimes russes — Le tsariste et le bourgeois, celui de trois siècles, et celui de six mois — Staline apparaissait à tous, et d’abord à ceux des premiers rangs : à Lénine et au Comité Central, comme un des théoriciens et des ouvriers les plus qualifiés dans celle question des nationalités. Et on le considère aujourd’hui comme celui qui, dans l’Union, la connaît le mieux.

Question capitale, question du squelette de l’État nouveau, en particulier ; et, en général, du squelette géographique du socialisme. Elle se pose sur le dessin linéaire du la Russie et sur celui de toute la mappemonde grillagée et pointillée.

Nous disons parfois, nous autres, en Occident : « les Russes », pour désigner les citoyens de l’état qui va de la Pologne à l’Alaska, sur huit mille kilomètres de la ceinture du globe. Mais ce n’est là — à présent — qu’une manière sommaire, abrégée, et pour ainsi dire symbolique, de s’exprimer. Car la Russie n’est qu’un des pays formant l’U.R.S.S. Pas une province : un pays, uns république. Outre la Russie, il y a, sur les deux milliards d’hectares de l’Union, une douzaine de nations et une centaine de petits pays ou d’agglomérations ethniques différentes s’ordonnant dans la Fédération actuelle après avoir été englobés, pêle-mêle, dans le patrimoine de la famille russe installée sous les voûtes peintes du Kremlin. La Russie proprement dite est, seulement, la plus importante de ces nations et c’est une ville russe qui est le centre administratif du territoire couvrant la moitié du tour du monde : Il faut bien un centre administratif, pour s’administrer. Mais le Géorgien est un Géorgien. L’Ukrainien est un Ukrainien. Ils ne sont pas plus russes que vous et moi. Sous les tsars, ces régions et ces populations, annexées par la violence, étaient, également par la violence, retenues dans le giron national, et alors, « national » signifiait — et combien brutalement ! — « russe ». Russification, dénationalisation, badigeonnage russe, de la structure à la mentalité : les frontières effacées par les semelles militaires, la langue nationale étouffée, à grands cris, par la russe. Comme nous l’avons vu, en passant, à propos de la Géorgie, il s’agissait, pour le pouvoir central pétersbourgeois et moscovite, pour le saint homme doré sur tranches qui, du Palais suprême, levait son poing sur « toutes les Russies », de faire changer de peau à la population étrangère colonisée. Et de chez lui sortaient des lois corrosives destinées à dissoudre l’originalité ethnique des races — jusqu’au sang.

Ces races-là sont actuellement soumises à un tout autre régime, résultant logiquement des principes socialistes. Et de ces principes, qui, par delà la constitution de l’Etal Ouvrier et Paysan, règlent une question qui est à la base de la civilisation mondiale, et posent idéologiquement cette question sur le plan international en la réalisant effectivement sur le plan national élargi — de ces principes, Staline fut et demeure l’interprète attitré. Parmi toutes ses « spécialités », c’est une des plus prestigieuses, et les autres spécialistes soviétiques en la matière reconnaissent « qu’ils se sont instruits à la lecture de ses articles, parus au cours des années qui précédèrent la guerre, dans la revue Prosvechtchénié. »

Au reste, l’opposition instinctive contre le Russe, la phobie de la dictature de la Russie (même sur le plan socialiste), marqua, nous l’avons constaté, la première phase de l’histoire de la propagande révolutionnaire au sein de ce continent hétéroclite qu’était l’Empire Russe. Dès le début du Parti, on vit des courants nationaux et nationalistes créer de l’antagonisme parmi les ouvriers, et une méfiance générale s’infiltrer contre le prolétariat russe.

Déjà, en 1905, les ouvriers polonais et lithuaniens — alors sujets russes —, avaient leurs partis socialdémocrates distincts, non adhérents au P.O.S.D.R. (Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe). Beaucoup d’ouvriers juifs agissaient de même (Bund Ouvrier Juif).

Ce n’est qu’au IVe Congrès social-démocrate, celui de Stockholm, en 1906, que s’effectua l’adhésion au parti russe des partis lithuanien, polonais, et du Bund. Toutefois, la dureté des répressions impériales qui suivirent la révolution de 1905, provoqua tout naturellement une recrudescence des vieilles poussées de séparatisme national et « petit national », si l’on peut dire, que la diffusion générale de cette résistance ethnique eut pour résultat mécanique de détacher à nouveau les prolétariats nationaux divers du prolétariat russe.

Les principes fondamentaux du programme, et de la tactique du Parti sur les questions nationales, formulés en 1913 par les articles de Lénine et de Staline, furent présentés, dans une Résolution, à une Conférence du Parti, en août 1913.

En voici les points saillants : Droit pour les nations de disposer d’elles-mêmes jusqu’à la séparation de la Russie tsariste. Pour celles qui désirent participer à une Fédération, à une union de gouvernements nationaux : l’autonomie territoriale, la suppression de la langue officielle unique (russe), le droit aux langages locaux (y compris ceux des minorités), la suppression de l’emprise du joug national (russe) sous toutes ses formes.

Ainsi donc Lénine et Staline, en construisant cette formule marxiste des nationalités, si délibérément et si redoutablement conséquente avec elle-même, puisqu’elle envisageait la dislocation territoriale du vieil empire, inséraient sans échappatoire et en la clarifiant jusqu’au fond, la question nationale dans la question révolutionnaire. Ils ouvraient largement — jusqu’à la limite — les possibilités de préservation de l’unité de chaque groupement ethnique de l’ensemble dénommé Russie (l’autonomie ethnique n’étant pas seulement un facteur moral respectable en soi, mais un facteur de vitalité et de création), sans perdre de vue l’unité et l’ensemble, laquelle présente un intérêt pratique considérable.

Au reste, cette unité d’ensemble était concrètement renforcée par celle du réseau socialiste (tant politique que syndicaliste), unique et homogène.

La thèse léniniste et stalinienne qui mêle intimement la théorie à la pratique, qui soude organiquement l’idée et l’action, (le marxisme, en tant que science appliquée, a besoin d’inventeurs, aux prises avec la réalité qui les pousse sans répit sur l’avenir) — s’opposait nettement à la thèse austro-marxiste désignée sous le nom d’ « autonomie nationale culturelle » et qui avait des défenseurs dans la socialdémocratie. Les « opportunistes » autrichiens préconisaient, en substance, des blocs nationaux intégraux auxquels le socialisme devait se conformer. Il en résultait un séparatisme socialiste : Dans le plan de ces cadastreurs idéaux, c’était le socialisme qui se nationalisait, au lieu que ce fût le nationalisme qui se socialisât. On découpait le socialisme en tranches distinctes sur toute la surface de l’Empire de Nicolas II. Ce prétendu perfectionnement était maladroit, et Lénine et Staline, s’insurgèrent là-contre. C’était dépasser périlleusement la mesure, et déséquilibrer le dosage de l’autonomie désirable et de l’unité utile, que d’admettre jusque dans le domaine spécifique — et neuf — du socialisme le découpage national et le respect des frontières. Cela heurtait le puissant bon sens architectural du marxisme.

Sur ces entrefaites, vint le premier coup de balai de février et le déboulonnement du trône. Ce fut Staline qui, en avril 1917, rapporta sur la question nationale à la Conférence du Parti bolchevik. « Il ne suffisait pas de proclamer l’égalité formelle dos peuples. Cela n’aurait pas eu plus de résultats pratiques que la proclamation de l’Égalité par la Révolution Française. » (Manouilski). Il fallait aller plus loin et plus profond. Staline proposa l’adoption de la conception préconisée sous le tsarisme. Cette théorie fut admise, non sans heurts : une contradiction assez abondante se manifesta de la part de Piatakov et d’un certain nombre de congressistes contre la cause instituant le droit d’indépendance des nations allant jusqu’à la séparation — clause dont les conséquences éventuelles les effrayaient. [Milioukov dans une étude juridique sur l’Union Soviétique disait que la possibilité pour tout Etat participant, de s’en retirer, lui ôtait la personnalité juridique, l’empêchait en conséquence, « de prendre aucun engagement international ». Cela n’est pas apparu. Ce qui est apparu, au contraire, c’est l’influence morale énorme que cette absence de coercition a donnée au parti communiste, sur les peuples adhérant à l’U.R.S.S.]

On doit remarquer et souligner à quel point l’adoption de cette thèse des nationalités, en effet audacieuse dans sa magnanimité et son honnêteté socialistes, servit les intérêts de la lutte révolutionnaire. Elle permit au parti bolchevik d’apparaître aux masses ouvrières et paysannes ce qu’il était vraiment, à savoir le seul parti luttant d’une façon conséquente contre l’oppression nationale tsariste dont Kerenski, flanqué des menchéviks, avait pris la suite.

Ce dogme de libération ethnique, ce désenchaînement, s’ajoutant à celui de la libération sociale, aux mots d’ordre de paix, terre, contrôle ouvrier de la production, et soudant ensemble aspirations nationales et socialisme — fit faire à la préparation de la Révolution d’Octobre des progrès décisifs. L’attitude des bolcheviks vis-à-vis du problème national leur attira les sympathies de tous, sans amener des détachements nationaux comme on aurait pu le craindre. Et là, encore une fois, la sagesse à larges vues, dans la plénitude hardie, triompha complètement. « Si Koltchak et Denikine ont été vaincus, a écrit Staline, c’est que nous avons eu la sympathie des nations opprimées. »

De l’autre côté d’Octobre, après le second coup de balai est-européen et l’élimination de ce tsarisme démocratique que constituait la domination bourgeoise, Staline devint donc normalement le dirigeant autorisé de la politique du Parti dans la question nationale.

La Déclaration des droits des Peuples de Russie fut un des premiers actes législatifs du gouvernement soviétique. Établie et écrite par Staline, elle édictait :

L’Égalité et la Souveraineté de tous les peuples de la Russie. — Le Droit de disposer d’eux-mêmes, allant jusqu’à la séparation et la formation d’un État indépendant. — La suppression de tous les monopoles et de tous les privilèges nationaux (russes) et religieux (orthodoxes). — Le libre développement des minorités nationales et des groupes ethnographiques se trouvant sur le territoire de l’ancienne Russie.

Cela signifiait, pour les nations acceptant la fédération : union générale d’ordre exclusivement administratif, et maximum d’épanouissement national. Les pays formaient entre eux une société d’indépendance mutuelle.

Un autre document capital, paru on 1917, et signé de Lénine et de Staline, s’adressait à tous les travailleurs musulmans inclus dans les frontières de l’ex-empire européano-asiatique des tsars. C’était la partie la plus arriérée et la plus opprimée de la population dénommée « russe ». Le gouvernement soviétique annonçait qu’une de ses premières tâches serait d’amener ces populations, éparses par millions dans le Turkestan, la Sibérie, le Caucase, le Volga —, au niveau des autres.

Arrêtons-nous devant ce règlement majestueux, si humain et si moral, du plus inextricable et du plus tragique des problèmes contemporains — avec l’idée qu’il peut s’appliquer aussi bien aux régions dans un pays, qu’aux pays dans un continent et dans le monde. Tragique, en effet, parce que la question des rapports des nations entre elles — la question de la paix et de la guerre — fut le sanglant cercle vicieux de toute l’histoire moderne. Le sentiment, national et la paix, sont, en principe strict, antagonistes. Qui dit : nation, dit : rayonnement, dit : appétit, dit : dévoration. Il n’y a pas eu d’exemple que la dévoration entre nations ne se soit accomplie dans (a mesure des possibilités matérielles. De plus, la politique de profit individuel et de conservation sociale du capitalisme aggrave — et cultive systématiquement, — la catastrophe latente.

Le résultat défectueux des centralisations historiques, c’est le bloc (entre de discutables frontières), d’une poignée d’exploiteurs et de masses d’exploités, bloc dirigé contre les masses des pays voisins —, alors que le bon sens nous crie un autre groupement des hommes par affinités d’intérêts. Il n’est pas niable que dans l’univers, le capitalisme destructeur est aujourd’hui incrusté sur la géométrie des limites nationales, et que, contre la délivrance par voie d’accord général, l’obstacle massif vient surtout du culte nationaliste qui imprègne l’humanité morceau par morceau, et bonde chaque fragment à nom propre da puzzle terrestre, d’ambitions exclusives et explosives. Aussi la propagande essentielle du capitalisme — (et d’une façon plus pressante et plus formidable aux heures où nous sommes, dans la conjoncture de lutte sociale où les crises économiques et une certaine pénétration des idées ont entraîné les générations présentes) — consiste à cultiver et à exaspérer au paroxysme le nationalisme des foules, le cloisonnement agressif des « patries », le compartimentage farouche de la mappemonde, puisque de cet état d’esprit maladif, de cet état de choses déséquilibré, dépend la destinée même du dit capitalisme.

Mais voici que les hommes d’Octobre, qui ont précisément accompli leur révolution au sein d’une juxtaposition extrêmement diversifiée de races et de pays [Ces pays étaient plus disparates que ceux qui ont formé les États-Unis d’Amérique, et, entre ces races, il y avait infiniment plus de contrastes qu’entre le Russe, le Français ou l’Allemand.] — et où, de plus en plus, une longue tradition d’oppression avait souvent hypertrophié le nationalisme —, voici qu’ils font voir, pour la première fois, la solution raisonnable et sérieuse de cet antagonisme invétéré jalonné sur la planète, la formule logique qui synthétise les deux exigences irréductibles de la personnalité d’un pays et de la solidarité pratique, et pose le patriotisme, non pas : contre, mais : dans le socialisme.

Le secret de la grande formule, c’est de sélectionner et de classifier avec exactitude les deux aspirations fondamentales de la liberté individuelle et de l’union réciproque ; c’est de leur assigner à chacune, sans confusion et sans empiétement, leur champ d’expansion et leurs moyens propres, de façon à ce qu’elles puissent se développer parallèlement, et non l’une au détriment de l’autre.

L’originalité ethnique, la personnalité morale et intellectuelle collective, la culture nationale, l’âme nationale ; tout ce qui s’exprime dans la tradition et le folklore, dans la production artistique et spirituelle, et aussi dans une sentimentalité familiale et un orgueil filial ; tout ce qui est desservi par la langue maternelle (la langue, cette machine souple qui motorise et perfectionne l’esprit et le cœur des peuples) — tout cela, non seulement préservé, mais enrichi, et non seulement au point de vue national, mais même (et l’on se penche davantage encore sur la réalité), régional. Quasi-exagération apparente du respect des minorités ethniques : ne voilà-t-il pas que, au XXe siècle, des alphabets sont créés par les savants de Moscou pour capter et fixer des traditions spirituelles millénaires, au sein de petites minorités qui gîtent au loin, et de leur permettre de se réveiller, de renaître, de grandir selon ellesmêmes. « C’est trop, c’est de la folie » assure la petite sagesse myope. Mais la grande sagesse clairvoyante n’est pas de cet avis.

Quant à la tradition religieuse nationale, laquelle n’est presque jamais d’origine nationale, mais qui, dans la majorité des cas, est un apport étranger (Dieu vient de quelque part ailleurs, comme le tsar et le fonctionnaire russe), on la laisse là où elle est. Elle est simplement soumise à ce régime moral de droit commun, si l’on peut dire, auquel est en butte l’erreur dans tout milieu qui s’instruit et s’éclaire.

Les individualités collectives, ainsi libérées et autonomes sur tout ce secteur spécifiquement intime et national, s’attachent d’autre part entre elles par certains liens. Lesquels ?

Des liens d’ordre administratif, pratique, physique, assurant à la totalité des parties adhérentes une santé et une puissance dont bénéficie directement chacune d’elles. Même direction suprême pour l’armée, les finances, la politique extérieure. Mise en commun de toutes les richesses et ressources naturelles de l’Union. Ce rattachement des parties garantit à chacune d’elles, sur le champ temporel et concret, un fort bénéfice. Une telle organisation permet en effet des réalisations d’ensemble : plans économiques, travaux d’intérêt général, directions raisonnées, plus de richesse et d’ampleur dans la répartition de la production : multiplication de la prospérité de tous et de chacun, dans la proportion mathématique de l’extension de l’activité collective. Ajoutons : grosse puissance militaire départie ipso facto à chacun des Etats de l’Union, même les plus faibles.

En d’autres termes : les nations sont indépendantes sur le plan où elles ont un intérêt moral à l’être, et unies sur le terrain où elles ont un intérêt matériel à l’être. C’est donc remplacer, sur toute la ligne, par des profits réels, les liens brutaux et fragiles à la fois imposés jadis par la violence des tsars, qui s’intitulaient pompeusement et fallacieusement : « rassembleurs des terres russes ».

Entre le Moscovite et le Tatar, entre ces deux étrangers, il y a des différences réelles ; on libère, on cultive, on perfectionne, ces différences. On en fait une loi nationale. Mais entre ces deux hommes, il y a des ressemblances : des besoins communs, des droits identiques et égaux à la vie, à la paix et même des droits de propriété communs. On en fait une loi générale. Tel est l’angle sous lequel les fabricants soviétiques d’avenir regardent la carte des pays sertis de leurs frontières ethniques (frontières positives, ou idéales). D’abord, tout le minimum indispensable de liaisons communes pour assurer la sécurité et la prospérité de la vie collective ; ensuite tout le maximum possible d’épanouissement national.

En face d’un monde où la paix entre les nations est une formule littéralement absurde, — chacune des quelque soixante-quinze nations contemporaines n’ayant qu’un but (que les unes avouent et que les autres n’avouent pas) : vivre au détriment les unes des autres — en face de cela, la combinaison soviétique se servant du nouvel idéal de solidarité sociale pour perfectionner l’ancien idéal en le désarmant, et en le mettant à sa place, comble toutes les aspirations. Sans parler de l’enthousiasme supplémentaire dont elle dote le continent ainsi ordonné, et même dont elle dote le monde.

Qu’objecter à cette conception — même si, abandonnant un instant son foyer continental, on la considère de très haut, d’aussi haut qu’on puisse monter en gardant l’œil sur la terre et sur l’époque (parce que, plus haut, c’est l’idéal aplati et mort des icônes, des lanternes magiques, et des pages de grimoire). On ne peut rien objecter de profond, rien de solide. Elle ne peut gêner — parmi les grands pays — que les sinistres mégalomanes qui disent : « C’est ma race qui doit dominer ici-bas, toutes les autres races », et dont le nationalisme s’attache à prendre la forme infectieuse de l’expansionnisme. Elle ne peut gêner — parmi les petits pays — que les maniaques fanatiques qui s’alcoolisent de ce mot : autonomie, et préfèrent à tout, même à tous les progrès, un isolement absolu, incompatible avec les exigences brutales de la solidarité universelle, et qui les oblige à végéter péniblement et de moins en moins dignement en attendant de glisser dans la gueule de quelque, grand monstre impérialiste.

Car, pour les pays faibles ou arriérés (représentant la majorité de l’ensemble russe), le système est singulièrement plus avantageux et intelligent, quel que soit le point de vue auquel on se place, que le système de l’indépendance pure et simple : fédérées, les nations coopèrent à une œuvre commune et sont scientifiquement en paix l’une avec l’autre. Étrangères, elles pratiquent entre elles, non la coopération, mais la concurrence, laquelle se change, par la force des choses, en antagonisme et en hostilité — avec toutes les charges, toutes les servitudes, tous les périls — et toutes les capitulations ! — qui sont à la clef. Les nations soviétiques sont à la fois petites et grandes. Si elles quittaient l’Union, elles deviendraient petites, sans compensation.

Tout cela, n’est pas — n’est plus — de la pure théorie abstraite, comme ce le fut à un moment donné. L’histoire récente du pays des Soviets illustre le principe de cette grandiose discrimination collective du temporel et du spirituel, par de spécieux exemples vivants d’une lumineuse évidence : tant de pays arriérés qui, au sein de l’Union, ont franchi avec une rapidité féerique les étapes du progrès et du bienêtre, eu même temps que du développement national, grâce à l’aide énorme du centre, c’est-à-dire de l’ensemble. Tant de races jadis ennemies attitrées, ennemies légendaires, et aujourd’hui vivant dans une paix réciproque complète. Etre, arrivé à obtenir que « les frontières entre les Etats n’aient plus qu’une importance administrative » (Rapport de Manouilski au 5e Congrès Mondial), c’est réellement avoir édicté la loi de la paix. C’est un émerveillement, pour celui qui sait les luttes intestines de naguère, et qui, allant çà et la, constate cette fraternisation logique. Il n’est pas possible de ne pas saluer tous ces phénomènes avec émotion, si on veut rester objectif.

Mais, pour en revenir au début de cet extraordinaire panorama à transformations, il sied de constater que l’application de la nouvelle politique des nationalités fut d’un grand secours pour la pacification de l’immense territoire, libéré des tsars du knout et des tsars de la finance. Elle permit la « liquidation », comme ils disent là-bas, des gouvernements contre-révolutionnaires (Ukraine, Turkestan, Transcaucasie), et on doit répéter ici que c’est seulement l’intervention des armées allemandes qui permit à la contre-révolution de se renforcer sur les frontières et amena la chute du pouvoir soviétique en Ukraine, en Blanche Russie, en Finlande, dans les Pays Baltes. (La situation ne fut rétablie que pour l’Ukraine et la Blanche Russie).

Cette même politique vis-à-vis des races et des minorités permit de porter les coups de grâce qui achevèrent Koltchak et Denikine — et après que l’État nouveau eut vomi les blancs, elle le mit à même de mobiliser des blocs de populations en républiques nouvelles.

Elle servait si manifestement les intérêts des collectivités que dans la mesure où on arriva à la leur faire connaître, elles allèrent aux Soviets. Dans la mesure aussi où on les connaissait et où on leur tenait le langage qu’il fallait tenir — et c’est ici que la compétence et la valeur de l’homme qui s’adressait à elles joua un rôle déterminant.

En 1922, création de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Le nom de Staline est indissolublement lié à cette grande date historique. La Constitution de l’U.R.S.S. c’est, fondamentalement, cette débordante loi édifiée par la minorité révolutionnaire sous le tsarisme. Ou peut la résumer ainsi : Elle établit, ou plutôt, elle propose : « Une étroite union économique et militaire, en même temps qu’une indépendance des plus larges, une liberté de développement complète de toutes les cultures nationales, une destruction systématique de toutes les survivances de l’inégalité nationale, une aide puissante des peuples plus forts aux plus faibles. » (N. Popov).

Jetons encore trois rapides coups d’œil : au sud, à l’est, à l’ouest.

Dans cette Transcaucasie où Staline avait commencé en cachette à incendier le cœur des foules, dans cette région des « frères ennemis » où tous les éléments de la population s’entre-déchiraient, la politique soviétique des nationalités a amené un fait quasi miraculeux : la disparition complète non seulement des luttes de races, mais des haines de races, qui fermentaient là depuis des siècles — et cela, malgré les menchéviks, les dachnaks et les moussavatistes — pseudo-socialistes qui furent un instant les maîtres du pouvoir dans les trois pays transcaucasiens et qui en profitèrent pour y rallumer toutes les guerres intestines, pour y semer la ruine, tout en faisant appel à l’étranger. Dans l’actuelle Géorgie, dans l’Arménie et l’Azerbaïdjan, vous lisez clairement cet axiome : il n’est pour un petit pays aucune espèce de formule qui lui assure autant de liberté, que la formule soviétique.

C’est une amusante image à dimensions légendaires que cette question inspira à un paysan abkhasien dont l’esprit simple et honnête avait été illuminé par le socialisme : « Si un éléphant voit dans une plaine des enfants qui jouent et, voulant les protéger de l’orage, se couche sur eux, il les étouffe tout en les protégeant de l’orage. Or, la poignée d’Abkbasiens que nous sommes, est réellement protégée de l’orage par l’éléphant soviétique — parce que Staline lui tient les jambes. »

L’Ukraine. La question de l’Ukraine était d’une importance capitale. L’Ukraine, si longtemps violentée par le despotisme tsariste qui lui inoculait de force la russification comme une maladie, devint, après Octobre, un théâtre tumultueux de guerres civiles : La lutte des ouvriers et des paysans ukrainiens contre la Rada, la lutte des ouvriers du Donetz contre les bandes de Kalédine, l’occupation allemande de l’Ukraine, le renversement du Directoire, faussement démocratique, et du Pouvoir, qui ne s’embarrassait pas de camouflage démocratique, de l’ataman Petlioura, l’intervention de l’Entente (escadre de la Mer Noire), l’envahissement de l’Ukraine par Denikine, la lutte contre les Polonais Blancs, la lutte contre Wrangel. En Ukraine, le sens de la politique suivie et de la tactique mise en œuvre, était d’une portée décisive.

Staline qui y fut envoyé, comme on se le rappelle, en 1918, ne s’y occupa pas seulement de la chose militaire, mais aussi de la chose économique et politique. En mars 1920, il fut représentant du Comité Central à la IVe Conférence du Parti en Ukraine, et en 1923, il prit part à la IVe Conférence Nationale, après le XIIe Congrès du Parti. Staline a souligné nettement « l’énorme importance d’une politique nationale juste en Ukraine, au point de vue intérieur, mais aussi au point de vue international ». Au demeurant, à l’heure qu’il est, les visées qui ont convergé sur l’Ukraine, y convergent encore : la Pologne (naguère en complicité avec la France, puis en complicité avec l’Allemagne fasciste), et l’Allemagne hitlérienne pour son propre compte, ne cachent pas leurs convoitises, ourdissent des intrigues cousues de fil blanc, et guettent. Une sorte d’attentat clandestin permanent cherche à travailler cette république qui a loyalement et pleinement adhéré à l’Union.

Du côté opposé à celui de la barbarie européenne, en Asie Centrale, la question de la soviétisation mettait et met en jeu celle de l’Extrême-Orient, et aussi celle de la colonisation impérialiste et capitaliste en général. En ce qui concerne la pesée socialiste, c’est-à-dire celle de l’Internationale Communiste et du pouvoir soviétique, dans la question coloniale, Staline a écrit : « La Russie tsariste était le nœud des contradictions impérialistes. Elle était sur la frontière qui sépare l’Orient et l’Occident, et reliait deux ordres sociaux qui sont propres tant aux pays capitalistes hautement développés, qu’aux colonies. Elle était le principal appui de l’impérialisme occidental qui rattachait le capital financier de l’Ouest aux colonies de l’Est. Pour ces raisons, la révolution en Russie est le point qui relie les révolutions prolétariennes des pays capitalistes les plus développés, aux révolutions coloniales. C’est pourquoi son expérience, l’expérience du Parti Communiste de l’Union Soviétique, est d’une valeur mondiale. »

Cependant, au début du pouvoir soviétique, il y avait une conception « asiatique et assez spéciale du problème des nationalités. Elle se traduisait par de fortes tendances « colonisatrices » c’est-à-dire la mise en tutelle du pays lointain, une prépondérance de l’élément russe dans l’élaboration et le fonctionnement de l’assimilation soviétique. C’étaient des ouvriers russes, des militants russes, qui se transportaient en Asie, dirigeaient tout, réglaient tout à eux seuls — provoquant, comme disait Staline « le danger que le parti se séparât des masses prolétariennes des républiques nationales ».

Cela ne cadrait pas avec un des principes du marxisme léniniste, lequel principe était particulièrement cher à Staline : la participation nette, directe, consciente, de tous à l’œuvre commune. Staline lutte donc avec acharnement contre ces poussées d’exclusivisme moscovite mêlées à la rationalisation socialiste, méthodes qui se rapprochaient un peu trop des méthodes de « protectorat » ou des méthodes coloniales vis-à-vis de l’indigène soviétique : système théoriquement erroné, pratiquement maladroit.

Il s’appliqua à intégrer intimement ces populations dans leur propre édification, à leur remettre leurs progrès, en même temps que leur nationalité, entre les mains, et il changea leur socialisme passif en socialisme actif. Cela advint par le moyen do grands travaux économiques dont bénéficièrent ces spacieuses régions périphériques estompées jusqu’ici dans le flou de la Sibérie.

C’est dans cet esprit qu’il fut procédé à la révision du régime subalterne du Turkestan (qui prit, dès lors, un essor économique considérable), et « une nouvelle et réfléchie délimitation nationale de l’Asie centrale. Plusieurs républiques furent créées : Ousbékistan, Turkménistan, Tadjikistan, Kazakhstan.

Tout cet Orient soviétique, qui est tellement menacé aujourd’hui par l’impérialisme étranger… (Le Japonais provocateur, modernisé par le mauvais bout et armé jusqu’aux dents, qui flaire, à l’avantgarde, et tous ceux qui sont derrière), — tout cet Orient, il est fortement défendu par le juste, positif, et riche, idéal socialiste qui s’est emparé des populations.

Et nous voici en plein dans le problème chinois. Le territoire monstre, qui pèse autant que celui de l’Europe, la multitude qui bat le record des multitudes depuis l’aurore des temps, ont eu aussi leur pseudo-révolution. Elle n’a fait, elle aussi, tout d’abord, que scier les pieds d’un trône prestigieux, et, après la mort de Sun-Yat-Sen, livrer la Chine à une clique de personnages dont le double but fut de l’empêcher de se libérer localement, et aussi d’y puiser des fortunes particulières fabuleuses. Victime, hier et aujourd’hui, du brigandage étranger, la malheureuse Chine est victime aussi du brigandage intérieur. Le Kuomintang, (le parti au pouvoir), et les généraux les plus riches en soldats qui tiennent le Kuomintang par des licous, ont une bête noire : le communiste. Et les Japonais et les grands pays occidentaux ont la même bête noire. On extermine les communistes, ainsi, du reste, que les libéraux, et le gouvernement chinois fait enferrer vivants les écrivains qui parlent de justice. Or, il y a un grand parti communiste chinois, qui, à l’encontre du ramassis gouvernemental et militaire agrippé à la Chine, et acoquiné à telles grandes puissances — tend à affranchir le gigantesque pays de son sort lamentable. Il y a réussi dans une immense région qu’il a commencé à transformer dans le sens du progrès socialiste et il a écarté et dispersé, avec son armée d’un million d’hommes, les cinq grandes offensives envoyées contre lui par les bandits officiels et étrangers. Environ un quart de la Chine, avec cent millions d’habitants, est « rouge », aux jours où nous sommes, et cette nouvelle Chine ne tend à rien moins qu’à recouvrir toute l’ancienne Chine. A l’heure présente se développe la VIe campagne, menée en personne par Tchang Kai Chek, le grand Saboteur doré de la Chine, flanqué du général allemand von Seeckt, à la tête d’une armée de six cents mille hommes, avec 150 avions, 200 canons.

Cette armée poursuit l’encerclement de la Chine soviétique — ou plutôt tente cet encerclement — à l’aide de fout un système de forteresses qu’elle édifie à mesure qu’elle avance. Cette sixième offensive contre la Chine libérée a coûté jusqu’ici à la Chine blanche parasitaire, un milliard de dollars chinois et cent mille hommes. Les Chinois Blancs ont pris, dit-on, Chouiking, capitale de la Chine soviétique. Mais la tactique de l’Armée Rouge s’était entre temps, logiquement modifiée : sa campagne d’offensive s’est décalée : abandonnant une partie des vieilles positions, elle poursuit dans d’autres régions une avancée triomphante qui compense largement par de nouvelles conquêtes ses pertes territoriales momentanées. La situation sa présente aujourd’hui favorablement pour elle, au point qu’il semble certain qu’elle arrivera non seulement à disloquer l’envahissement blanc, mais à entrer en contact avec les forces japonaises et à remplir son objectif : « la guerre sainte de défense nationale révolutionnaire du peuple chinois contre l’impérialisme japonais ». Tous les esprits libres du momie doivent souhaiter qu’elle y arrive et que soit mis fin par là au martyrologe d’un continent, il n’est pas possible maintenant à un oeil clairvoyant et positif de lire la formule : « La Chine, aux Chinois » ; autrement que : « La Chine soviétique ». Staline s’est particulièrement occupé du Parti Communiste chinois et des héroïques efforts des Soviets chinois. Il a dirigé personnellement un fort redressement de la ligne du Parti Chinois à la Commission chinoise du Komintern, en 1926. Son intervention, qui est restée mémorable dans les annales de l’internationale Communiste, combattait les erreurs et les fautes résultant de la méfiance à l’égard de la révolution ouvrière et paysanne, et une certaine tendance à considérer la Révolution Chinoise comme devant demeurer révolution démocratique bourgeoise. Or, « toutes les mesures qu’il préconisait ont été ultérieurement justifiées par les événements ».

Cette politique des nationalités, le puissant rayonnement qu’elle projette en dehors de son centre de jaillissement et loin de lui, n’a pas seulement une action thérapeutique dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux (où la libération nationale est la première étape de la libération sociale, et où le socialisme apporte les deux à la fois). Elle influe et influera aussi, directement ou indirectement, sur toute une série d’États européens à minorités sacrifiées : les nations hétérogènes, métropoles soudées à leurs colonies, formées ou agrandies artificiellement par la guerre de 1914 : la Yougoslavie, qui n’est pas une Fédération, mais le groupement, amené par un procédé d’étau, de la Slovénie, de la Croatie, du Monténégro, d’une tranche de la Macédoine —, sous la dictature de la Serbie ; ou bien la Tchécoslovaquie, extrait hétéroclite du baroque mélange austro-hongrois ; ou bien la Pologne, où il n’y a que 50 % de Polonais ; ou bien la Roumanie à laquelle les puérils et barbares chirurgiens de Versailles ont cousu hâtivement la Transylvanie hongroise, la Bessarabie russe et la Dobroudja ; ou même, issues d’un plus vieux tripatouillage originel, l’Angleterre et son mariage forcé avec l’Irlande (affaire en liquidation), ou l’agglomération wallono-flamande dénommée Belgique.

Dans tous ces pays-là, le léninisme ethnique est un ferment d’ordre et de révolution, et tout en bas, dans leurs fourmillantes assises, des multitudes d’yeux sont fixés sur ces nouvelles lois de sagesse, de rationalisation territoriale. Dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux, parmi les minorités opprimées, le principe soviétique, avec la double émancipation qu’il apporte doit fatalement transformer de vastes populations, « actuellement réserves du capitalisme, en réserves profondes du socialisme. » (Staline).

Mais n’en doutons pas : ce rayonnement brille pour tout le monde sans exception. Dans la moitié orientale de l’Europe et la moitié septentrionale de l’Asie, c’est l’application nationale d’une formule internationale. Cette formule est grande ouverte ; elle est toute prête. La constellation soviétique est d’ores et déjà partie intégrante d’une constellation mondiale des pays et des races.

Le jour où l’Europe serait soviétisée tout entière, il y aurait une France, une Allemagne, une Italie, une Pologne, etc., qui se développeraient selon leurs traditions intellectuelles et morales, tout comme aujourd’hui, et, même, beaucoup plus qu’aujourd’hui — mais entre elles, il n’y aurait que des frontières administratives, à jamais inoffensives.

Voilà donc, à nos yeux, à nous qui ne sommes pas habitués à voir travailler dans le neuf sur une si grande échelle, la solution soviétique de l’insoluble problème des nationalités. La voilà, on théorie et en pratique. Voilà les éléments de base de l’édification socialiste « dans l’espace ». Principes si simples et si justes, si scientifiques et si nobles à la fois, et qui aboutissent à plusieurs idéaux d’un seul coup. Si le socialisme n’existait pas, il faudrait bien l’inventer pour débrouiller la réalité vivante ; il faudrait l’inventer, fixe dans son ossature, comme des chiffres, et souple comme la chair.

Nous le voyons ici en action, pour la mise en ordre de l’humanité actuelle dont le spectacle est celui de l’envie, de la haine, et de la dispute —, et pour faire aboutir le tâtonnement séculaire et éparpillé des étendues de foules posées sur le sol, vers la société meilleure. Dans le chaos barbare de notre époque de transition, de notre Moyen Age, s’inscrivent les mots d’ordre des précurseurs, des hommes qui ont eu la gloire de découvrir le monde tel qu’il est.