Comme nous l’avons vu plus haut, Marx et Engels étaient profondément impliqués dans les groupes communistes révolutionnaires des années 1840. Ils en vinrent à diriger la Ligue Communiste, un organisme international réunissant les révolutionnaires de différents pays européens. Ils en rédigèrent également le programme, le Manifeste du Parti Communiste, qui acquit une importance historique mondiale. Cependant, à cette époque – en 1848 – l’influence du marxisme n’avait pas encore atteint les vastes masses de la classe ouvrière. L’influence de la Ligue Communiste était limitée et elle se composait principalement de travailleurs et d’intellectuels en exil. En fait, à ce moment-là, le marxisme était seulement l’une des nombreuses tendances du socialisme.

La Révolution de 1848, qui répandit l’insurrection sur le continent européen, fut le premier événement historique majeur où le marxisme fit ses preuves dans la pratique. Marx et Engels étaient à Bruxelles quand la révolution éclatât en France. Le gouvernement belge, craignant la propagation de la Révolution, expulsa immédiatement Marx de Bruxelles et le força à partir pour Paris où il fut bientôt rejoint par Engels. Cependant, comme la vague révolutionnaire se répandit en Allemagne, ils décidèrent de s’y installer aussitôt afin de participer directement aux événements révolutionnaires.

Là, ils essayèrent de consolider le travail de la Ligue Communiste et des associations de travailleurs. Ils y publiaient un journal quotidien, la Nouvelle Gazette rhénane, qui servait d’organe de propagation de la ligne révolutionnaire. Le journal prenait le parti de la démocratie bourgeoise radicale, car il voyait l’achèvement de la révolution démocratique bourgeoise comme la tâche principale en Allemagne. Cependant, celui-ci servait en même temps d’organisateur du parti révolutionnaire du prolétariat émergent. Marx et Engels essayèrent même de former un parti de masse en réunissant des travailleurs des associations des différentes provinces de l’Allemagne. Le journal dura un an. Avec l’effondrement de la révolution en Allemagne et dans d’autres parties de l’Europe, la publication dû cesser et Marx fut expulsé par le roi de Prusse. Il se retira à Paris, mais il fut rapidement forcé à partir à cause de la persécution par les autorités françaises. Engels resta en Allemagne comme soldat dans les armées révolutionnaires jusqu’à la toute fin de la révolution. Après la défaite militaire, il s’échappa, et vers la fin de 1849 rejoignit Marx, qui s’était alors installé à Londres. Ils restèrent ensuite en Angleterre jusqu’à leur mort.

La défaite de la Révolution de 1848 sema la confusion entre les révolutionnaires et les militants du prolétariat dans toute l’Europe. La plupart des tendances dominantes antérieures du socialisme ne permettaient pas de comprendre correctement les raisons du déroulement des événements pendant la révolution. C’est dans une telle atmosphère que Marx s’attela à la tâche d’expliquer les forces sociales derrière la victoire initiale et plus tard la défaite de la Révolution. Comme la France était le centre et le principal point de départ de la montée de la contestation comme de son déclin, Marx concentra son analyse sur les événements français. C’est ce qu’il fit à travers ses œuvres brillantes, Les Luttes de classes en France, 1848- 1850 et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Elles furent les premières tentatives de Marx pour expliquer les événements historiques contemporains au moyen de la conception matérialiste de l’Histoire. Il analysa en toute clarté les forces de classe derrière chacun des grands tournants et rebondissements de la révolution. Il fournit ainsi la base de classe pour les tactiques révolutionnaires du prolétariat. En exposant le rôle des différentes classes à différents stades, il montra qui étaient les amis et les ennemis de la révolution et donc indiqua la manière dont le prolétariat devait approcher chacune d’elles.

Dans la période qui suivit, Marx poursuivit ses écrits sur tous les grands événements politiques dans le monde entier. Dans tous ces textes, il présenta une perspective claire du point de vue du prolétariat. Cela les distingua de toutes les autres variétés du socialisme, qui se révélèrent incapables de fournir des réponses concrètes à la situation mondiale en constante évolution. Il établit clairement la supériorité du marxisme sur les autres formes du socialisme comme un outil pratique pour comprendre et changer le monde.

En même temps, Marx et Engels travaillèrent énergiquement pour unir les organisations faibles et fragmentées de la classe ouvrière. La Ligue Communiste, qui avait son centre principal en Allemagne, faisait face à la répression sévère de la police prussienne. Un grand nombre de ses membres furent mis derrière les barreaux et l’organisation elle-même fut finalement dissoute en novembre 1852. Pendant la longue période de réaction après l’échec de la Révolution de 1848, Marx et Engels essayèrent continuellement de réorganiser et de relancer le mouvement de la classe ouvrière. En plus d’écrire et de publier leurs travaux, ils maintinrent un contact permanent avec les organisations de la classe ouvrière dans différents pays, en particulier l’Angleterre, la France et l’Allemagne. Leur objectif était de former une organisation internationale de la classe ouvrière et de mettre en place des partis séparés du prolétariat dans les pays industriellement développés.

Le travail principal à cet égard fut effectué par Marx. Il travailla tout au long de cette période dans des conditions très difficiles. Après avoir été chassé par les gouvernements de différents pays, même après son installation à Londres, il était sous la surveillance constante de la police secrète, en particulier de la Prusse. En plus de la répression politique, Marx vivait constamment dans une situation financière déplorable. En raison du mauvais état et de la désorganisation du mouvement ouvrier révolutionnaire à cette époque, il lui était impossible d’être révolutionnaire à temps plein. Ainsi, sa seule source de revenus était le petit paiement par article qu’il obtenait lorsqu’il écrivait pour un grand journal américain, The New York Tribune. C’était bien sûr tout à fait insuffisant pour la grande famille de Marx. Ils furent ainsi confrontés à la pauvreté constante, à la dette et même à la faim. Maintes fois, des objets et des meubles de la maison durent être mis en gage pour acheter de la nourriture. Marx eut six enfants, mais seulement trois survécurent au-delà de l’enfance. Lorsque sa petite fille mourût, l’enterrement dû être retardé pendant quelques jours jusqu’à ce que suffisamment d’argent ait été recueilli. Marx faisait lui-même face à des maladies graves contre lesquelles il dû lutter pour terminer son travail.

Tout au long de ces difficultés économiques, le principal soutien de la famille Marx était Engels. Après l’échec de la Révolution de 1848, Engels fut forcé de prendre un emploi dans le cabinet de son père à Manchester. Il y travailla pendant vingt ans, d’abord comme secrétaire, puis au cours des cinq dernières années (jusqu’à 1869) en tant qu’associé. Au cours de cette période, il eut un revenu important, avec lequel il aidait régulièrement Marx.

L’aide d’Engels ne fut cependant pas qu’économique. Bien qu’il n’avait pas beaucoup de temps libre à cause de son travail, il porta tous ses efforts sur la poursuite de leurs études communes. Ils correspondirent très régulièrement et échangèrent constamment des idées. Marx consultait toujours Engels sur les questions importantes, en particulier sur les décisions concernant le mouvement de la classe ouvrière internationale.

Leurs efforts portèrent finalement fruits en 1864 avec la formation de l’Association Internationale des Travailleurs – la Première Internationale. Marx en devenu rapidement le leader et était principalement responsable de l’élaboration de son premier programme et de sa constitution. Le programme de l’Internationale ne contenait cependant pas les mots forts du Manifeste du Parti Communiste. La Première Internationale, contrairement à la Ligue Communiste, ne fut pas une organisation limitée à des petits groupes de révolutionnaires. En fait, la plupart des sections de l’Internationale, en particulier celles de l’Angleterre et de la France, représentaient des organisations suivies par de nombreux travailleurs. Cependant, la plupart de ces organisations n’avaient pas une compréhension claire et correcte. Bien qu’elles étaient composées principalement de travailleurs, le niveau de conscience de classe était inférieur à celui des révolutionnaires accomplis de la Ligue Communiste. Le programme et la constitution devaient donc être formulés en gardant cela à l’esprit. La ligne correcte devait être présentée d’une manière acceptable pour les organisations membres de l’Internationale. Marx, avec sa grande profondeur idéologique et son expérience pratique, était à ce moment-là la seule personne capable de rédiger de tels documents de cette manière. Dans les années suivantes, ce fut aussi lui qui écrivit tous les documents les plus importants de la Première Internationale.

C’était donc le marxisme seul qui pouvait fournir la perspective idéologique, politique et organisationnelle à la Première Internationale. La mise en œuvre de cette perspective signifiait une lutte constante contre les diverses tendances anarchistes et opportunistes qui surgirent au sein du mouvement. Entre autres, les anarchistes s’opposèrent à une organisation forte, alors que les opportunistes étaient opposés à une lutte résolue. Luttant contre ces déviations, Marx et Engels travaillèrent à faire de l’Internationale une organisation de lutte de masse, unissant les travailleurs tant en Europe qu’en Amérique. Ils réussirent largement à mener en même temps la formation de partis prolétariens indépendants dans de nombreux pays industrialisés du monde.

Au moment de la Commune de Paris de 1871, le marxisme avait dépassé de très loin la position dans laquelle il se trouvait au moment de la Révolution de 1848. Le marxisme n’était plus simplement l’une des tendances du socialisme. Les marques antérieures du socialisme utopique avaient été balayées par l’histoire et c’était le marxisme seul qui avait su maintenir son efficacité pratique. Le marxisme n’était également plus limité à de petits groupes, mais était devenu un réel phénomène de masse. Son influence s’était étendue aux mouvements du prolétariat dans divers pays industrialisés. Il fournissait la direction idéologique aux partis prolétariens indépendants. Il dirigeait un mouvement prolétarien massif, qui avait déjà commencé à défier la bourgeoisie. Le marxisme avait renforcé et fusionné ses liens avec les grandes masses de la classe ouvrière.