Allocution faite au cours d’un entretien avec les agitateurs aux armées, le 28 avril 1943


Chaque agitateur s’efforce de donner à ses causeries un caractère familier. Qu’entend-on par là ? Je sais que souvent les agitateurs se rendent auprès des soldats avec l’intention bien arrêtée d’engager avec eux une conversation familière. Mais le fait même que l’agitateur s’est fixé ce but par avance prive l’entretien du caractère qu’il voulait lui donner. Si au contraire l’agitateur venait prendre un verre de thé avec les soldats et leur parlait de mille petites choses pour aborder ensuite une question qui les intéresse, la causerie serait réellement cordiale.

Ou encore : si quelqu’un a commis une faute et si vous le tancez paternellement, si vous lui faites un petit sermon et que vous lui disiez ensuite : « C’est bon, pour cette fois je n’en dirai rien à personne ; mais sache bien que si tu recommences je ne pourrai plus me taire » — vous aurez également parlé avec cordialité. Mais quand on vient spécialement pour cela, il est rare qu’on y réussisse.

Quand je parle d’entretien cordial, j’entends par là que votre auditoire n’éprouve aucune gêne à vous interroger sur tout ce qui l’intéresse et ne sent pas que vous êtes venu dans un but bien déterminé. On sait que les agitateurs sont spécialement chargés de parler sur certains sujets, et qu’ils doivent donc le faire. Mais au cours des causeries familières dont nous avons parlé, le sujet à traiter se présente pour ainsi dire de lui-même.

Il faut amener les gens à dire leur opinion et les pousser à discuter, pour être ensuite une sorte d’arbitre et établir qui a raison.

Causerie familière ne veut pas dire causerie non dirigée. La causerie doit être dirigée, mais de telle sorte que les gens ne sentent pas que vous êtes venu à eux avec telle ou telle mission à remplir.

Pourtant, il sera parfaitement légitime que vous disiez aux soldats : « Aujourd’hui, je suis venu vous entretenir de tel sujet. » Car enfin, on ne peut édifier tout le travail d’agitation exclusivement sur des entretiens libres. Mais quel que soit le sujet à traiter, il vous faut insister sur un point : nous devons écraser l’Allemand, et faire pour cela tout le possible et l’impossible.

La forme de la causerie dépend des circonstances. Si l’auditoire est nombreux, ce sera une conférence ou un meeting. Si vous êtes dans un abri, vous pouvez mener l’entretien sous forme de réponses à des questions. Si vous voulez que les soldats conservent sur un point une impression plus nette, vous pouvez vous borner à développer ce point et prévenir vos auditeurs que votre causerie roulera exclusivement sur ce sujet, que vous traiterez les autres questions une autre fois.

Je veux attirer votre attention sur ce fait que l’agitateur doit éviter de se donner les apparences d’un homme plus intelligent, qui en sait plus long que la masse qui l’entoure. J’ai derrière moi des années d’expérience en fait de propagande et d’agitation, et je sais qu’il suffit que l’agitateur donne l’impression d’avoir une haute opinion de lui-même et de se croire plus intelligent que les autres pour qu’on n’ait pas confiance en lui et qu’il échoue. Il faut parler avec les soldats rouges comme avec des gens qui comprennent tout.

Et si l’un d’eux vous dit qu’il ne comprend pas telle ou telle chose, vous pouvez toujours lui répondre : « Pourquoi fais-tu la bête ? Tu as donc un navet entre les deux épaules ? Je vois bien que tu comprends tout pas plus mal que moi et que tu veux tout simplement faire le malin. » Il ne faut jamais se montrer méprisant. Si l’on vous dit d’un soldat : « C’est une bûche, il ne sait rien », vous répondrez : « Ces bûches-là, nous les connaissons ; vous verrez quel soldat il fera. Vous, vous êtes au front depuis un moment, vous savez déjà ; et lui aussi sera comme vous. » Si vous parlez ainsi, on vous respectera.

On pourra vous pardonner beaucoup, mais jamais on ne vous pardonnera la jactance, et on dira alors que vous n’êtes pas très intelligent. Par exemple, vous avez appris qu’un soldat est au front depuis longtemps et qu’il n’a pas encore tué un seul Allemand. Il y a différentes manières d’envisager la chose. Un agitateur fera des reproches au soldat ; un autre lui rappellera que beaucoup de ses camarades ont déjà tué chacun plusieurs Allemands. Moi, je lui dirais à peu près ceci : « Sans doute, chaque soldat rouge ne peut pas tuer un Allemand ; sinon, nous les aurions tous exterminés depuis longtemps. Pourtant, il vaudrait mieux que tous nos soldats en tuent. La guerre, c’est la guerre ! Les Allemands veulent nous anéantir, et nous, nous voulons les anéantir. C’est pourquoi chaque soldat doit s’efforcer coûte que coûte de tuer un ennemi. »

L’agitateur doit être sincère. Ne tracez pas aux soldats des tableaux dans les tons rosés ; montrez-leur la réalité telle qu’elle est ; n’ayez pas peur de signaler les difficultés : vous avez affaire à des adultes, à des hommes qui comprennent. Le plus difficile, dans l’agitation, c’est de parler le langage qu’il faut. Au premier abord, on pourrait croire qu’il n’y a là rien de sorcier : l’homme ne commence-t-il pas à parler dès l’âge de deux ans ! En réalité, c’est une chose importante et difficile. Où donc est la difficulté ? L’agitateur doit exprimer sa pensée avec relief, pour qu’elle impressionne, et pour qu’elle produise précisément l’impression voulue. D’autre part, il doit l’exposer brièvement, ayant peu de temps à sa disposition. Sa pensée doit être claire, accessible à son auditoire. Tout cela est très difficile à obtenir.

C’est chez les classiques qu’il faut apprendre à parler. Prenez Tourgueniev. Où trouverez-vous dépeint comme dans ses œuvres, l’extérieur des personnages ? Si l’on proposait à chacun de vous de décrire ne fût-ce que sa femme, trouveriez-vous pour cela les mots nécessaires ? Tout le monde n’est pas capable de faire le portrait même d’un être proche, qu’on connaît donc fort bien. On écrit des lieux communs. Mais d’un agitateur, on exige davantage. Il faut qu’il y ait de la couleur dans ses descriptions. La façon de s’exprimer, c’est tout pour l’agitateur. Vous parlez avec les soldats de choses qu’ils connaissent. Par conséquent, vous ne les intéresserez que si vous en parlez bien, de façon pittoresque. Je n’emploie pas le mot « joliment », parce que chez nous on s’emballe souvent pour la rhétorique, croyant très bien faire ; or, c’est une habitude détestable que de répandre à pleines mains des phrases stéréotypées. Je connais des agitateurs qui peuvent parler pendant trois heures ; et quand ils ont terminé, il ne reste rien dans la tête des auditeurs, sauf certaines exclamations, parce que dans leurs discours il n’y avait point d’idées. Or, vous avez devant vous des soldats, des hommes simples qui ont franchi en combattant des milliers de kilomètres, qui ont vu beaucoup d’horreurs, ce qui fait que les phrases générales, et pompeuses par-dessus le marché, leur sont intolérables. Ce qu’il leur faut, c’est que l’agitateur expose nettement et brièvement certaines idées. Et il n’est jamais mauvais de répéter les mêmes idées quand elles sont excellentes. Si l’on vous dit, par exemple : « Qu’est-ce que tu as à toujours nous dire d’apprendre à nous terrer ? », vous répondrez : « Je vous en parlerai tant que vous n’aurez pas appris à creuser convenablement des tranchées ; ce serait dommage si vous mouriez pour rien. »

L’agitateur doit être un homme cultivé. Il doit beaucoup lire et beaucoup travailler à son perfectionnement. Je dirai même qu’il doit consacrer tous ses loisirs à la lecture. Lisez les œuvres de nos classiques. Lisez Lénine et Staline. Apprenez à faire de l’agitation comme Staline. Le camarade Staline est un très bon agitateur. Comme il sait parler au peuple ! L’agitateur doit toujours préparer ses causeries, même s’il est cultivé, instruit et au courant des choses de la guerre. Car quoique nous fassions, notre savoir est forcément limité, et par conséquent, il faut bien nous préparer chaque fois, et tirer parti au maximum de nos connaissances. C’est pourquoi je suis d’avis qu’il faut organiser plus souvent des causeries sur un sujet bien arrêté, car elles donnent de meilleurs résultats et disciplinent l’auditoire. Mais quand vous sentez qu’on en a assez des thèmes fixés à l’avance, qu’on veut parler avec vous à cœur ouvert, allez prendre le thé avec les soldats, parlez avec eux à la bonne franquette, et que tout dans votre causerie soit naturel.

Mais même alors, préparez-vous, car on peut vous poser toutes sortes de questions. Ne vous dérobez pas aux réponses, ne cherchez pas à escamoter les questions. Et n’ayez pas peur, si l’on vous pose une question à laquelle vous ne pouvez répondre, de dire franchement : « Je ne sais pas, je chercherai la réponse dans mes lectures ; et si je la trouve, je vous la dirai. » On dit parfois : « Parmi nos soldats, surtout des classes anciennes, il y a des gens religieux, qui portent des croix, récitent des prières ; or, les jeunes se moquent d’eux. » Il ne faut pas oublier que nous ne persécutons personne pour ses convictions religieuses. Nous considérons la religion comme un errement, et nous la combattons par l’instruction. Mais certains sont encore profondément religieux, des couches considérables de la population sont encore attachées à l’Eglise, et ce n’est pas par des railleries qu’on triomphera d’elle. Bien entendu, si quelques jeunes rient d’eux, le mal n’est pas grand ; mais il ne faut pas que cela tourne à la brimade ; ce serait inadmissible.

Sur quoi les agitateurs doivent-ils, à l’heure actuelle, porter plus particulièrement leur effort ?

Il faut avant tout propager l’esprit d’organisation. Comment cela ? Prenons un exemple tout simple : c’est l’heure de dîner, et la cuisine n’est pas là ; il faut aller à sa recherche. Si vous avez été témoin du fait, c’est un sujet tout trouvé pour une causerie sur l’organisation. Discutez ce qu’il faudrait faire pour que la cuisine soit toujours à sa place, proposez les moyens d’y parvenir. Dans une causerie de ce genre, il ne serait pas mauvais de vous en prendre comme il faut à notre négligence russe contre laquelle on doit lutter jusqu’à présent. Si j’étais agitateur, je passerais les neuf dixièmes du temps à développer ce sujet. Notre principal défaut, c’est la placidité. Nous sommes trop souvent insouciants, nous pensons : « Bah ! ça ira, d’une manière ou d’une autre. » Nous savons tous que si une unité occupe une position, elle doit déployer le maximum d’effort pour la fortifier et s’y maintenir ; et que lors d’une offensive, elle doit tout faire pour que celle-ci soit efficace et entraîne le minimum de pertes et de victimes. Mais chez nous, il n’est pas rare qu’on improvise et qu’alors les résultats soient mauvais. Il faut, coûte que coûte, en finir avec la placidité.

Durant la première période de la guerre, nous nous sommes heurtés à de nombreuses difficultés parce que nous n’organisions pas le combat comme il l’aurait fallu, car au combat tout dépend de l’organisation. Un chef militaire doit être un bon organisateur. Auparavant, bien des chefs croyaient que c’est au poste de commandement qu’on organise le combat. Or, c’est là le dernier stade de l’organisation. Quand, au moment du combat, un chef s’installe à son P.C., il n’a plus qu’à récolter les fruits de son travail préparatoire.

J’estime qu’il est très important d’inculquer aux soldats la prudence. Il est inadmissible qu’au front on s’installe, pour manger, en un lieu découvert. Qu’un obus arrive, et ça fera une catastrophe. Il y aura des tués, qu’il faudra remplacer par d’autres soldats. Les agitateurs doivent mener la lutte très énergiquement contre ceux qui, inconsidérément, se moquent du danger.

Votre agitation doit également avoir pour but de développer la ruse et l’ingéniosité à la guerre. J’appuie sur le mot ruse, car vous parlez à des soldats rouges dont le champ d’activité est borné. Il faut leur inculquer qu’ils doivent peser leurs actes, faire tout ce qu’ils peuvent pour tromper l’ennemi le plus et le mieux possible. Le tir de précision a entre autres ceci de précieux qu’il apprend à l’homme à peser tous ses actes, et développe en lui, pour ainsi dire, les qualités du chasseur. Le tireur de précision s’efforce de tuer son adversaire, et celui-ci à son tour s’efforce de le tuer. C’est pourquoi le tireur de précision doit posséder toutes les ruses : il doit savoir se camoufler, avoir l’œil perçant, la main ferme. Eh bien, il faut cultiver ces qualités non seulement chez les tireurs de précision, mais encore chez tous nos soldats.

Rappelez aux soldats qu’il faut creuser des tranchées. C’est un travail auquel ils cherchent parfois à se soustraire, surtout pendant l’offensive. Ils disent : « A quoi bon creuser des tranchées quand dans une demi-heure elles seront inutiles ? » Mais faites-leur comprendre que c’est un travail toujours indispensable, et que si même on ne se sert pas de ces tranchées, c’est une école, et une école très nécessaire dans la lutte que nous menons.

J’estime également que vous devez vous occuper davantage des blessés. Les blessés ont besoin d’une bonne parole, de sympathie ; c’est là que vous devez faire preuve de cordialité. Un soldat blessé se rappellera toujours ce qu’on a fait pour lui et il ira le répéter partout. De sorte qu’une parole dite à mi-voix sera répétée au loin.

Vous devez apprendre aux soldats rouges à respecter les tués, à les honorer. Comment se comporte-t-on, dans le peuple, devant un mort ? Quand quelqu’un est mort, tout le monde autour de lui parle à voix basse. Il faut rendre les honneurs à ceux qui ont été tués ; cette habitude, ce sont les agitateurs qui doivent l’introduire. J’ai écrit aux présidents des comités exécutifs des soviets que toutes les tombes communes doivent être bien entretenues et qu’il faut confier ce soin aux pionniers. Vous devez faire en sorte que dans vos unités on enterre les morts comme il se doit, qu’on dresse un monticule au-dessus de leur tombe. Certes, quand l’armée avance, ce n’est pas toujours possible ; mais il y a aussi des agitateurs en deuxième ligne. Veillez à ce que les funérailles des soldats rouges revêtent autant que possible un caractère solennel ; faites de l’agitation dans ce sens, car cela aura une influence sur l’éducation des gens, leur apprendra à aimer les défenseurs de la Patrie.

L’agitateur doit toujours être le guide des masses ; il doit les entraîner à sa suite. Son rôle est surtout grand pendant le combat. Il arrive que même une unité excellente, lorsqu’elle a subi de grosses pertes, n’a plus confiance en ses forces. A ces moments-là, l’agitateur peut relever le moral des hommes et changer la face du combat.

L’agitateur doit toujours étudier la situation, savoir quels sont les hommes parmi lesquels il aura à agir. Vous avez affaire à des soldats, à des hommes disciplinés, mais le fardeau qu’ils portent est bien lourd. Il faut en tenir compte. Et aussi du fait qu’ils sont différents par la nationalité, l’âge et le caractère. L’agitateur doit prendre tout cela en considération.

La parole de l’agitateur au front, pp. 15-24, Editions Voïenizdat NKO, 1943.