La première et la plus importante des propositions sur les propriétés logiques fondamentales de l’Être concerne l’exclusion de la contradiction. Le contradictoire est une catégorie qui ne peut appartenir qu’à la combinaison de pensées, mais non à une réalité. Dans les choses, il n’y a pas de contradictions ou, en d’autres termes, la contradiction posée comme effective est elle-même le comble du non-sens … L’antagonisme de forces qui se mesurent l’une en l’autre dans une direction opposée est même la forme fondamentale de toutes actions dans l’existence du monde et des êtres qui le composent. Mais ce conflit entre les directions des forces des éléments et des individus ne se confond pas le moins du monde avec l’idée des absurdes contradictions … Ici, nous pouvons nous estimer satisfait d’avoir dissipé les brouillards que dégagent habituellement de prétendus mystères de la logique, par une image claire de la réelle absurdité de la contradiction effective, et d’avoir mis en évidence l’inutilité de l’encens que l’on a gaspillé çà et là pour la dialectique de la contradiction, cette marionnette fort grossièrement taillée qu’on a supposée sous le schéma antagoniste de l’univers.

Voilà à peu près tout ce qu’on lit sur la dialectique dans le Cours de philosophie. Dans l’Histoire critique, par contre, la dialectique de la contradiction est prise à partie de tout autre façon, et avec elle Hegel surtout.

D’après la Logique de Hegel ou plutôt sa doctrine du Logos, le contradictoire, en effet, se rencontre non pas, disons dans la pensée, que par sa nature on ne peut se représenter que subjective et consciente, niais présent objectivement, et pour ainsi dire en chair et en os, dans les choses et les processus eux-mêmes, de sorte que le non-sens ne reste pas une combinaison impossible de la pensée, mais devient une puissance effective. La réalité de l’absurde est le premier article de foi de l’unité hégélienne de la logique et de la non-logique … Plus c’est contradictoire, plus c’est vrai, ou, en d’autres termes, plus c’est absurde, plus c’est digne de foi; cette maxime, qui n’est même pas d’invention nouvelle, mais a été empruntée à la théologie de la révélation et à la mystique, est l’expression toute nue du principe dit dialectique.

La pensée contenue dans les deux passages cités se résume en cette proposition que la contradiction = le non-sens et ne peut, par conséquent, se rencontrer dans le monde réel. Il se peut que pour des gens qui ont d’ailleurs assez de bon sens, cette proposition ait la même valeur d’évidence que celle-ci : droit ne peut être courbe, et courbe ne peut être droit. Mais le calcul différentiel, sans s’arrêter aux protestations du bon sens, pose cependant, dans certaines conditions, droit et courbe comme équivalents et obtient par là des résultats à jamais inaccessibles au bon sens raidi sur le caractère absurde de l’identité de droit et de courbe. Et après le rôle considérable que la dialectique dite de la contradiction a joué dans la philosophie depuis les premiers Grecs jusqu’à nos jours, même un adversaire plus fort que M. Dühring aurait eu le devoir de l’aborder avec d’autres arguments qu’une seule affirmation et beaucoup d’injures.

Tant que nous considérons les choses comme en repos et sans vie, chacune pour soi, l’une à côté de l’autre et l’une après l’autre, nous ne nous heurtons certes à aucune contradiction en elles. Nous trouvons là certaines propriétés qui sont en partie communes, en partie diverses, voire contradictoires l’une à l’autre, mais qui, dans ce cas, sont réparties sur des choses différentes et ne contiennent donc pas en elles-mêmes de contradiction. Dans les limites de ce domaine d’observation, nous nous en tirons avec le mode de pensée courant, le mode métaphysique. Mais il en va tout autrement dès que nous considérons les choses dans leur mouvement, leur changement, leur vie, leur action réciproque l’une sur l’autre. Là nous tombons immédiatement dans des contradictions. Le mouvement lui-même est une contradiction; déjà, le simple changement mécanique de lieu lui-même ne peut s’accomplir que parce qu’à un seul et même moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu et non en lui. Et c’est dans la façon que cette contradiction a de se poser continuellement et de se résoudre en même temps, que réside précisément le mouvement.

Nous avons donc ici une contradiction qui “ se rencontre objectivement présente et pour ainsi dire en chair et en os dans les choses et les processus eux-mêmes ”. Qu’en dit M. Dühring ? Il prétend qu’en somme, il n’y aurait jusqu’à présent “ aucun pont entre le statique rigoureux et le dynamique dans la mécanique rationnelle ”. Le lecteur remarque enfin ce qui se cache derrière cette phrase favorite de M. Dühring, rien d’autre que ceci : l’entendement, qui pense métaphysiquement, ne peut absolument pas en venir de l’idée de repos à celle de mouvement, parce qu’ici la contradiction ci-dessus lui barre le chemin. Pour lui, le mouvement, du fait qu’il est une contradiction, est purement inconcevable. Et tout en affirmant le caractère inconcevable du mouvement, il admet lui-même contre son gré l’existence de cette contradiction; il admet donc que dans les choses et les processus eux-mêmes, il y a une contradiction objectivement présente, qui, de surcroît, est une puissance de fait.

Si le simple changement mécanique de lieu contient déjà en lui-même une contradiction, à plus forte raison les formes supérieures de mouvement de la matière et tout particulièrement la vie organique et son développement. Nous avons vu plus haut que la vie consiste au premier chef précisément en ce qu’un être est à chaque instant le même et pourtant un autre. La vie est donc également une contradiction qui, présente dans les choses et les processus eux-mêmes, se pose et se résout constamment. Et dès que la contradiction cesse, la vie cesse aussi, la mort intervient. De même, nous avons vu que dans le domaine de la pensée également, nous ne pouvons pas échapper aux contradictions et que, par exemple, la contradiction entre l’humaine faculté de connaître intérieurement infinie et son existence réelle dans des hommes qui sont tous limités extérieurement et dont la connaissance est limitée, se résout dans la série des générations, série qui, pour. nous, n’a pratiquement pas de fin, – tout au moins dans le progrès sans fin.

Nous avons déjà fait allusion au fait que l’un des fondements principaux des mathématiques supérieures est le fait que, dans certaines circonstances, droit et courbe doivent être la même chose. Elles réalisent cette autre contradiction que des lignes qui se coupent sous nos yeux doivent cependant, à cinq ou six centimètres seulement de leur point d’intersection, passer pour parallèles, c’est-à-dire pour des lignes qui, même prolongées à l’infini, ne peuvent pas se couper. Et pourtant, avec cette contradiction, et avec d’autres bien plus violentes encore, elles obtiennent des résultats non seulement justes, mais encore tout à fait inaccessibles aux mathématiques inférieures.

Mais celles-ci déjà fourmillent de contradictions. C’est, par exemple, une contradiction qu’une racine de A doive être une puissance de A, et pourtant A1/2 = †A. C’est une contradiction qu’une grandeur négative doive être le carré de quelque chose, car toute grandeur négative multipliée par elle-même donne un carré positif. La racine carrée de -1 n’est donc pas seulement une contradiction, mais même une contradiction absurde, un non-sens réel. Et pourtant, dans beaucoup de cas, √-1 est le résultat nécessaire d’opérations mathématiques exactes; bien plus, où en seraient les mathématiques, tant inférieures que supérieures, s’il leur était interdit d’opérer avec √-1 ?

Les mathématiques elles-mêmes abordent le domaine de la dialectique en traitant des grandeurs variables, et il est caractéristique que ce soit un philosophe dialecticien, Descartes, qui y ait introduit ce progrès. Ce que la mathématique des grandeurs variables est à celle des grandeurs invariables, la pensée dialectique l’est après tout par rapport à la pensée métaphysique. Ce qui n’empêche aucunement la grande masse des mathématiciens de ne reconnaître la dialectique que dans le domaine des mathématiques, et bon nombre d’entre eux de se servir des méthodes obtenues par la voie dialectique pour continuer à opérer tout à fait selon la vieille manière bornée de la métaphysique.

Entrer dans plus de détails sur l’antagonisme de forces de M. Dühring et son schéma antagoniste de l’univers ne serait possible que s’il nous avait donné sur ce thème autre chose … que la simple phrase. Cela fait, on ne nous présente pas une seule fois cet antagonisme en action ni dans le schéma de l’univers, ni dans la philosophie de la nature, et c’est le meilleur aveu que M. Dühring ne sait absolument pas qu’entreprendre de positif avec cette “forme fondamentale de toutes actions dans l’existence du monde et des êtres qui le composent ”. En effet, lorsqu’on a ravalé la “doctrine de l’Être” de Hegel jusqu’à cette platitude de forces qui se meuvent en direction opposée, mais non pas en des contradictions, le mieux qu’on a certes à faire, c’est d’éluder toute application de ce lieu commun.

Le second point qui permet à M. Dühring de donner libre cours à sa colère antidialectique, c’est Le Capital de Marx qui le lui offre.

Manque de logique naturelle et intelligible, par lequel se distinguent les contorsions de l’imbroglio dialectique et ses arabesques d’idées … A la partie actuellement publiée, on est déjà obligé d’appliquer le principe que d’un certain point de vue et aussi d’une manière générale [ !] selon un préjugé philosophique connu, il faut chercher tout dans n’importe quoi et n’importe quoi dans tout, et que, en conséquence de cette mixture et caricature d’idées, finalement tout est un.

Cette vue pénétrante qu’il a du préjugé philosophique bien connu, permet donc aussi à M. Dühring de prédire avec certitude ce que sera la “ fin ” de la philosophie économique de Marx, partant ce que sera le contenu des volumes suivants du Capital, exactement sept lignes après avoir déclaré que

vraiment on ne peut pas prévoir ce qui, à parler en homme et en Allemand, doit pour de bon venir encore dans les deux [derniers] volumes.

Cependant, ce n’est pas la première fois que les œuvres de M. Dühring se manifestent à nous comme appartenant aux “ choses ” dans lesquelles “ le contradictoire se rencontre objectivement présent, et pour ainsi dire en chair et en os ”. Ce qui ne l’empêche aucunement de poursuivre sur un ton triomphal :

Pourtant, il est à prévoir que la saine logique triomphera de sa caricature … Les grands airs et les cachotteries dialectiques ne donneront à aucune personne à qui il reste un peu de jugement sain, la tentation de s’engager … dans ces difformités de pensée et de style. Avec le dépérissement des derniers restes des sottises dialectiques, ce moyen de faire des dupes … perdra … son influence trompeuse et personne ne croira plus qu’il faut se tourmenter pour dépister une sagesse, là où, une fois épuré, le noyau de ces choses embrouillées ne fait apparaître dans le meilleur cas que les éléments de théories courantes, quand encore ce ne sont pas des lieux communs … Il est tout à fait impossible de rendre les contorsions [de Marx] en fonction de la doctrine du Logos sans prostituer la saine logique.

La méthode de Marx consisterait à “ régler des miracles dialectiques pour ses fidèles ”, etc.

Ici, il ne s’agit encore nullement de l’exactitude ou de l’inexactitude des résultats économiques des études de Marx, mais seulement de la méthode dialectique appliquée par Marx. Mais une chose est certaine : la plupart des lecteurs du Capital n’apprendront que maintenant, et par M. Dühring, ce qu’ils ont lu en réalité. Et parmi eux M. Dühring lui-même, qui, en 1867 (Ergänzungsblätter III, Heft 3) [1], était encore capable d’exposer le contenu du livre d’une façon relativement rationnelle pour un penseur de son calibre, sans être obligé de traduire d’abord en langage Dühring les développements de Marx, comme il déclare maintenant que c’est indispensable. S’il commit dès ce temps la bévue d’identifier la dialectique de Marx avec celle de Hegel, il n’avait cependant pas encore perdu tout à fait la faculté de distinguer entre la méthode et les résultats qu’elle permet d’obtenir, et de comprendre que ce n’est pas réfuter ceux-ci dans le détail que d’éreinter celle-là dans l’ensemble.

La déclaration la plus étonnante de M. Dühring est en tout cas celle-ci : que pour le point de vue de Marx, “ en fin de compte tout est un ”; que donc pour Marx, par exemple, capitalistes et salariés, modes de production féodal, capitaliste et socialiste, “ c’est tout un ”; qu’à la fin, sans doute, Marx et M. Dühring sont “ tout un ”. Pour expliquer la possibilité d’extravagances aussi niaises, il ne reste qu’à admettre que le seul mot de dialectique plonge M. Dühring dans un état d’irresponsabilité où, par suite d’une certaine caricature et mixture d’idées, en fin de compte, ce qu’il dit et ce qu’il fait, “ c’est tout un ”.

Nous avons ici un échantillon de ce que M. Dühring appelle “ ma façon de grand style d’écrire I’histoire ”, ou encore

le procédé sommaire qui règle leur compte au genre et au type sans condescendre à honorer d’une dénonciation de l’erreur dans le détail micrologique ce qu’un Hume appelait la plèbe des savants; ce procédé d’un style plus élevé et plus noble est seul compatible avec les intérêts de la pleine vérité et les devoirs que l’on a envers le public non initié.

La peinture historique de grand style et le fait de régler sommairement leur compte au genre et au type sont, en effet, très commodes pour M. Dühring, puisque cela lui permet de négliger comme micrologiques tous les faits déterminés, de les poser comme égaux à zéro, et, au lieu de faire une démonstration, de s’en tenir à des formules générales, d’affirmer et d’écraser tout simplement de ses foudres. Un avantage supplémentaire est de n’offrir aucun point d’appui effectif à l’adversaire, et ainsi de ne lui laisser à peu près aucune autre possibilité de réponse que de se lancer également dans des affirmations de grand style et sommaires, de se répandre en formules générales et, en fin de compte, de foudroyer à son tour M. Dühring, bref, comme on dit, de lui renvoyer la balle, ce qui n’est pas du goût de tout le monde. Voilà pourquoi nous devons savoir gré à M. Dühring de ce qu’exceptionnellement, il abandonne le style élevé et noble pour nous donner au moins deux exemples de la damnable doctrine du Logos selon Marx.

Quel comique n’y a-t-il pas, par exemple, à évoquer l’idée nébuleuse et confuse de Hegel selon laquelle la quantité se change en qualité, d’où il résulte qu’une avance, quand elle atteint une certaine limite, devient capital par ce simple accroissement quantitatif !

Il faut reconnaître que, dans cette présentation “ épurée ” par M. Dühring, la chose prend un aspect assez curieux. Voyons donc quelle mine elle a chez Marx dans l’original. À la page 313 (2e édition du Capital) [2], Marx tire, de l’étude qui précède sur le capital constant, le capital variable et la plus-value, la conclusion que

toute somme de valeur ou de monnaie ne peut pas être transformée en capital. Cette transformation ne peut s’opérer sans qu’un minimum d’argent ou de valeur d’échange se trouve entre les mains du postulant à la dignité capitaliste.

Il prend alors pour exemple le cas d’un ouvrier d’une branche quelconque de l’industrie qui travaille huit heures par jour pour lui-même, c’est-à-dire pour produire la valeur de son salaire, et les quatre heures qui suivent pour le capitaliste, pour produire la plus-value qui tombe immédiatement dans les poches de celui-ci. Il faut dès lors que quelqu’un dispose d’une somme de valeur lui permettant de pourvoir deux ouvriers de matière première, de moyens de travail et de salaire, s’il veut empocher chaque jour assez de plus-value pour pouvoir en vivre aussi bien que vit l’un de ses ouvriers. Et comme la production capitaliste a pour but non seulement le simple entretien de la vie, mais l’augmentation de la richesse, notre homme avec ses deux ouvriers ne serait toujours pas un capitaliste. Pour vivre deux fois mieux qu’un ouvrier ordinaire et retransformer la moitié de la plus-value produite en capital, il faudrait qu’il puisse employer huit ouvriers, donc posséder déjà quatre fois la somme de valeur admise plus haut. C’est seulement par la suite, et au milieu d’autres développements destinés à éclairer et à fonder le fait que n’importe quelle petite somme de valeur n’est pas suffisante pour se transformer en capital, mais que, pour cette transformation, chaque période de développement et chaque branche d’industrie ont leur limite minima déterminée, que Marx remarque :

Ici, comme dans les sciences naturelles, se confirme la loi constatée par Hegel dans sa Logique, loi d’après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à certain degré, amènent des différences dans la qualité [3].

Et, maintenant, admirez le style élevé et noble grâce auquel M. Dühring fait dire à Marx le contraire de ce qu’il a dit. Marx dit : Le fait qu’une somme de valeur ne peut se transformer en capital que dès qu’elle a atteint une grandeur minima, différente selon les circonstances, mais déterminée dans chaque cas particulier, – ce fait est une preuve de l’exactitude de la loi de Hegel. M. Dühring lui fait dire : Parce que, selon la loi de Hegel, la quantité se change en qualité, “ il résulte de là qu’une avance, quand elle atteint une certaine limite … devient capital”. Donc exactement le contraire.

Cette coutume de faire des citations fausses “ dans l’intérêt de la pleine vérité ” et “ des devoirs qu’on a envers le public non initié”, nous est déjà familière depuis que nous avons vu comment M. Dühring traite l’affaire Darwin. Elle apparaît de plus en plus comme une nécessité interne de la philosophie du réel, et voilà certes un “ procédé très sommaire ”. Sans parler du fait que M. Dühring fait comme si Marx parlait d’une “avance” quelconque, alors qu’il s’agit ici seulement de l’avance opérée en matières premières, en moyens de travail et en salaires; et que de cette manière, M. Dühring arrive à faire dire à Marx un pur non-sens. Après quoi, il a le front de trouver comique le non-sens qu’il a fabriqué lui-même; de même qu’il s’était confectionné un Darwin de fantaisie pour faire sur lui l’épreuve de ses forces, de même il se donne ici un Marx de fantaisie. “ Manière de grand style d’écrire l’histoire”, en effet !

Nous avons déjà vu plus haut, dans le schéma de l’univers, qu’avec cette ligne nodale hégélienne de rapports de mesure, où à certains points du changement quantitatif il se produit brusquement une conversion qualitative, il était déjà arrivé à M. Dühring un petit malheur : dans une heure de faiblesse, il l’avait reconnue et appliquée lui-même. Nous avons donné là un des exemples les plus connus : celui de la transformation des états d’agrégation de l’eau qui, sous pression atmosphérique normale, à 0 ºC, passe de l’état liquide à l’état solide et à 100 ºC, de l’état liquide à l’état gazeux, en sorte qu’à ces deux tournants, le changement purement quantitatif de la température entraîne un état de l’eau qualitativement changé.

Nous aurions pu tirer encore de la nature ou de la société humaine des centaines de faits semblables pour prouver cette loi. C’est ainsi que, dans Le Capital de Marx, toute la quatrième section (production de la plus-value relative dans le domaine de la coopération, de la division du travail et de la manufacture, du machinisme et de la grande industrie) traite d’innombrables cas où une transformation quantitative change la qualité des choses et de même, une transformation qualitative leur quantité; où donc, pour employer l’expression si haïe de M. Dühring, la quantité se convertit en qualité et inversement. Citons, par exemple, le fait que la coopération de beaucoup d’individus, la fusion de beaucoup de forces en une force combinée engendre, pour parler comme Marx, “ une nouvelle force potentiée ” qui est essentiellement différente de la somme de ses forces composantes.

Dans le même passage tourné par M. Dühring en son contraire dans l’intérêt de la pleine vérité, Marx avait, en outre, fait cette remarque :

La théorie moléculaire de la chimie moderne, développée scientifiquement pour la première fois par Laurent et Gerhardt, a pour base cette loi [4].

Mais qu’importait à M. Dühring ? Ne savait-il pas que :

Les éléments de culture éminemment modernes du mode de pensée scientifique manquent précisément là où, comme chez M. Marx et son rival Lassalle, la demi-science et un peu de philosophaillerie constituent le mince bagage d’une parade savante,

tandis que chez M. Dühring, il y a à la base “ les principaux faits établis par la science exacte en mécanique, physique, chimie”, etc. – Comment, nous l’avons vu ! Mais afin de mettre les tiers aussi en état de juger, nous examinerons d’un peu plus près l’exemple cité par Marx dans sa note.

Il s’agit ici, en effet, des séries homologues de combinaisons du carbone, dont on connaît déjà un grand nombre et dont chacune a sa propre formule algébrique de composition. Si, par exemple, comme cela se fait en chimie, nous exprimons un atome de carbone par C, un atome d’hydrogène par H, un atome d’oxygène par 0, et le nombre des atomes de carbone contenus dans chaque combinaison par n, nous pouvons représenter ainsi les formules moléculaires pour quelques-unes de ces séries.

CnH(2n+2) – Série des paraffines normales.

CnH(2n+2)O – Série des alcools primaires.

CnH2nO2 – Série des acides gras monobasiques.

Prenons comme exemple la dernière de ces séries et posons successivement n = 1, n = 2, n = 3, etc., nous obtenons les résultats suivants (sans tenir compte des isomères) :

CH2O2 – acide formique – point d’ébullition 100º; point de fusion 1º.

C2H4O2 – acide acétique – point d’ébullition 118º; point de fusion 17′.

C3H6O2 – acide propionique – point d’ébullition 140º; point de fusion – -.

C4H8O2 – acide butyrique – point d’ébullition 162º; point de fusion – -.

C5H10O2 – acide valérianique – point d’ébullition 175º; point de fusion – -.

etc., jusqu’à C30H60O2, acide mélissique, qui ne fond qu’à 80º et qui n’a pas de point d’ébullition, car il ne peut pas se volatiliser sans se décomposer.

Nous voyons donc ici toute une série de corps qualitativement différents formés par simple addition quantitative des éléments, et cela toujours dans le même rapport. Ce fait apparaît de la façon la plus nette là où tous les éléments de la combinaison changent de quantité dans un rapport égal; ainsi, pour les paraffines normales CnH2n+2 : la moins élevée est le méthane CH4, un gaz; la plus élevée qu’on connaisse, l’hexadécane C16H34, corps solide formant des cristaux incolores qui fond à 21º et ne bout qu’à 278º. Dans les deux séries, tout membre nouveau se constitue par addition de CH2, d’un atome de carbone et de deux atomes d’hydrogène, à la formule moléculaire du membre précédent, et ce changement quantitatif de la formule moléculaire produit chaque fois un corps qualitativement différent,

Mais ces séries-là ne sont qu’un exemple particulièrement palpable; presque partout en chimie, et déjà avec les divers oxydes de l’azote ou les divers oxyacides du phosphore ou du soufre, on peut voir comment “ la quantité se convertit en qualité ” et comment cette soi-disant idée nébuleuse et confuse de Hegel se rencontre pour ainsi dire en chair et en os dans les choses et les processus, sans que personne, cependant, ne reste confus et nébuleux hormis M. Dühring. Et si Marx est le premier qui ait attiré l’attention sur ce point, et si M. Dühring lit cette indication sans même la comprendre (car autrement il n’aurait certainement pas laissé passer ce forfait inouï), cela suffit pour mettre en évidence, sans même jeter un regard en arrière sur la glorieuse philosophie de la nature de Dühring, à qui manquent “ les éléments de culture éminemment modernes du mode de pensée scientifique ”, à Marx ou à M. Dühring, et à qui manque la connaissance des “ principaux faits établis… par la chimie ”.

Pour finir, nous invoquerons encore un témoin en faveur de la conversion de la quantité en qualité : Napoléon. Voici comment il décrit le combat de la cavalerie française mal montée, mais disciplinée, contre les Mameluks, incontestablement la cavalerie de ce temps la meilleure pour le combat singulier, mais sans discipline :

Deux Mameluks étaient absolument supérieurs à trois Français; 100 Mameluks et 100 Français se valaient; 300 Français étaient habituellement supérieurs à 300 Mameluks; 1.000 Français culbutaient toujours 1.500 Mameluks [5].

Exactement comme, chez Marx, une grandeur minimum déterminée, quoique variable, de la somme de valeur d’échange était nécessaire pour que fût possible sa transformation en capital, de même, chez Napoléon, un détachement de cavalerie d’une grandeur minima déterminée était nécessaire pour que la force de la discipline, qui reposait sur l’ordre fermé et l’utilisation méthodique, pût se manifester et grandir jusqu’à triompher même de masses plus grandes de cavaliers irréguliers mieux montés, plus habiles à cheval et au combat et au moins tout aussi courageux. Mais qu’est-ce que cela prouve contre M. Dühring ? Est-ce que Napoléon n’a pas lamentablement succombé dans sa lutte contre l’Europe ? N’a-t-il pas subi défaite sur défaite ? Et pourquoi ? Uniquement pour avoir introduit l’idée nébuleuse et confuse de Hegel dans la tactique de la cavalerie !


[1] L’article de Dühring sur Le Capital de Marx parut en 1867 dans Ergänzungsblätter zur Kenntnis der Gegenwart, vol. 3, cahier 3, pp. 182-186.

[2] Le Capital, livre I, tome I, p. 301, E. S., 1971.

[3] Le Capital, livre 1, tome I, p. 302, E. S., 1971.

[4] Le Capital, livre I, tome 1, p. 302, note 2, E. S., 1971.

[5] Mémoires pour servir à l’histoire de France, sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon, tome I, écrit par le général comte de Montholon, Paris, 1823, p. 262.