Pour les matières politiques et juridiques, c’est sur les études techniques les plus pénétrantes que s’appuient les principes énoncés dans ce cours. Il faudra donc… partir du fait … qu’il s’est agi ici de la représentation conséquente des résultats acquis dans le domaine du droit et des sciences politiques. Ma spécialité première fut précisément la jurisprudence et je lui ai consacré non seulement les trois années ordinaires de préparation théorique à l’Université, mais encore, pendant trois nouvelles années de pratique judiciaire, une étude continue, tendant particulièrement à en approfondir le contenu scientifique … Aussi bien la critique du droit privé et des insuffisances juridiques qu’il implique n’aurait-elle certainement pas pu se faire avec la même assurance, si elle n’avait pas eu conscience de connaître partout les faiblesses de la matière aussi bien que ses côtés forts.

Un homme qui a le droit de parler de lui-même sur ce ton doit a priori inspirer confiance, surtout en face “ de l’étude du droit que M. Marx fit jadis, et qu’il reconnaît lui-même avoir négligée ”. C’est pourquoi nous ne pouvons que nous étonner que la critique du droit privé qui se présente avec une telle assurance, se borne à nous raconter que “ le caractère scientifique de la jurisprudence ne va pas bien loin”, que le droit civil positif est injustice du fait qu’il sanctionne la propriété fondée sur la violence, et que le “fondement naturel” du droit criminel est la vengeance, – affirmation dans laquelle il n’y a en tout cas de neuf que le travestissement mystique en “ fondement naturel ”. Les résultats des sciences politiques se bornent aux négociations des trois hommes que l’on sait, dont l’un a jusqu’à présent fait violence aux autres, ce qui n’empêche pas M. Dühring d’examiner avec le plus grand sérieux si c’est le second ou le troisième qui a introduit, le premier, la violence et l’esclavage.

Cependant, suivons plus avant les études techniques les plus pénétrantes et les vues scientifiques, approfondies par trois années de procédure, de notre juriste à la belle assurance.

De Lassalle, M. Dühring nous raconte qu’il a été inculpé

pour instigation à une tentative de vol de cassette, sans que toutefois on ait eu à enregistrer une condamnation judiciaire, parce qu’était intervenu, comme c’était encore possible alors, ce qu’on appelle la “libération de l’instance”… ce demi-acquittement.

Le procès de Lassalle dont il est ici question, a été appelé pendant l’été 1848 devant les assises de Cologne, où, comme dans presque toute la province rhénane, le droit pénal français était en vigueur. Ce n’est que pour des délits ou des crimes politiques que le droit coutumier prussien avait été introduit par exception, mais cette mesure d’exception fut elle-même rapportée dès avril 1848 par Camphausen. Le droit français ne connaît absolument pas la vague catégorie du droit prussien qu’est l’ “ instigation ” au crime, à plus forte raison l’instigation à une tentative de crime. Il ne connaît que l’excitation au crime et celle-ci, pour être punissable, doit se faire “ par dons, promesses, menaces, abus d’autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables” (art. 60 du code pénal). Le ministère public noyé dans le code prussien perdit de vue, tout à fait comme M. Dühring, la différence essentielle entre la stipulation française déterminée avec rigueur et l’indétermination confuse de ce code, fit à Lassalle un procès de tendance et subit un échec éclatant. Pour prétendre en effet que la procédure criminelle française connaît la libération de l’instance familière au code prussien, ce demi-acquittement, il faut tout ignorer du droit français moderne; en procédure criminelle, ce droit ne connaît que la condamnation ou l’acquittement, pas de demi-mesure.

Ainsi force nous est de dire que M. Dühring n’aurait certes pas pu appliquer avec la même assurance à Lassalle cette “manière de grand style d’écrire l’histoire”, s’il avait jamais eu en mains le code Napoléon. Nous voilà donc obligés de constater que le seul code bourgeois moderne qui repose sur les conquêtes sociales de la grande Révolution française et qui les traduise sur le plan du droit, le droit français moderne, est totalement inconnu de M. Dühring.

Ailleurs, en critiquant les jurys décidant à la majorité des voix, qu’on a introduits sur tout le continent d’après le modèle français, on nous fait la leçon :

Oui, on pourra même se familiariser avec l’idée, d’ailleurs non dépourvue de précédents dans l’histoire, qu’une condamnation en cas de suffrages contradictoires devrait être rangée, dans une société parfaite, parmi les institutions impossibles. Toutefois cette conception grave et ingénieuse doit nécessairement, comme nous l’avons indiqué plus haut, sembler mal appropriée aux formations politiques traditionnelles, parce qu’elle est trop bonne pour elles.

De nouveau, M. Dühring ignore que l’unanimité des jurés, non seulement dans les condamnations pénales, mais même dans le jugement des procès civils, est absolument nécessaire aux termes du droit commun anglais, c’est-à-dire du droit coutumier non écrit, qui est en vigueur de temps immémorial, donc au moins depuis le XIVe siècle. La conception grave et ingénieuse; qui, d’après M. Dühring, est trop bonne pour le monde d’aujourd’hui, a donc eu force de loi en Angleterre dès le plus sombre moyen âge, et d’Angleterre elle a passé en Irlande, aux États-Unis d’Amérique et dans toutes les colonies anglaises, sans que les études techniques les plus pénétrantes en aient trahi un traître mot à M. Dühring ! La zone où s’exerce l’unanimité des jurés est donc non seulement infiniment vaste comparée au minuscule champ d’action du droit prussien, mais elle est encore plus étendue que toutes les régions prises ensemble où on décide à la majorité des jurés. Il ne suffit pas à M. Dühring d’ignorer totalement le seul droit moderne, le droit français; il est tout aussi ignare en ce qui concerne le seul droit germanique qui ait continué à se développer jusqu’à nos jours indépendamment de l’autorité du droit romain et se soit étendu à toutes les parties du monde, – le droit anglais. Et pourquoi pas ? Car la variété anglaise de la pensée juridique

ne saurait tenir tête à la culture atteinte sur le sol allemand dans l’étude des purs concepts des juristes romains classiques,

dit M. Dühring, qui, plus loin, ajoute :

Qu’est-ce donc que le monde de langue anglaise avec son puéril fatras linguistique en face de notre structure linguistique de plein jet ?

A quoi nous ne pouvons que répondre avec Spinoza : Ignorantia non est argumentum, l’ignorance n’est pas un argument.

Nous ne saurions donc arriver à d’autre conclusion que celle-ci : les études techniques les plus pénétrantes de M. Dühring ont consisté à se plonger trois ans dans l’étude théorique du Corpus juris [1] et trois autres années dans l’étude pratique du noble droit prussien. Voilà, certainement, qui est fort méritoire et qui suffit pour un très honorable juge de première instance ou un avocat à la vieille mode prussienne. Mais lorsque l’on entreprend de rédiger une philosophie du droit pour tous les mondes et pour tous les temps, il faudrait, tout de même, connaître un peu quelque chose de l’état du droit dans des nations comme la France, l’Angleterre et les États-Unis, nations qui, dans l’histoire, ont joué un tout autre rôle que le petit coin d’Allemagne où fleurit le droit prussien. Mais continuons.

Le mélange bigarré de droits locaux, provinciaux et nationaux, qui se croisent dans les sens les plus différents d’une manière très arbitraire, tantôt comme droit coutumier, tantôt comme loi écrite, revêtant souvent les questions les plus importantes d’une forme purement statutaire, ce modèle de désordre et de contradiction, dans lequel les détails ruinent l’idée générale et les généralités rendent parfois, à leur tour, le particulier caduc, n’est vraiment pas de nature à rendre possible… chez qui que ce soit une conscience juridique claire.

Mais où règne cet état de confusion ? Derechef dans la zone d’application du droit prussien, où, à côté, au-dessus ou au-dessous de ce droit, les droits provinciaux, les statuts locaux, par-ci par-là aussi le droit commun et autres fatras décrivent toute la gamme des valeurs relatives les plus diverses et provoquent chez tous les praticiens du droit ce cri d’alarme que M. Dühring répète ici avec tant de sympathie. Il n’a pas du tout besoin de quitter sa chère Prusse, il n’a qu’à venir au bord du Rhin pour se persuader que là, depuis soixante-dix ans, il n’est plus question de rien de pareil, – sans parler des autres pays civilisés, où les conditions désuètes de ce genre sont éliminées depuis longtemps.

Poursuivons :

D’une manière moins accusée on voit l’individu couvrir sa responsabilité naturelle par les jugements et les actes collectifs secrets, par conséquent anonymes, de collèges ou d’autres institutions administratives, qui masquent la part personnelle de chaque membre.

Et ailleurs :

Dans nos conditions actuelles, on considérera comme une exigence surprenante et extrêmement sévère le refus d’admettre cette façon de dissimuler et de couvrir la responsabilité personnelle par des collèges.

Peut-être M. Dühring considérera-t-il comme une nouvelle surprenante l’avis que, dans le domaine du droit anglais, chaque membre du collège des juges doit énoncer et motiver personnellement son jugement en séance publique, que les collèges administratifs non électifs, sans publicité des débats et des votes, sont une institution surtout prussienne et inconnue dans la plupart des autres pays, si bien que son exigence ne peut passer pour surprenante et extrêmement sévère … qu’en Prusse.

De même, ses plaintes sur l’intervention despotique des pratiques religieuses lors de la naissance, du mariage, de la mort et de l’enterrement ne touchent, de tous les grands pays civilisés, que la Prusse, et cela n’est même plus vrai depuis l’introduction de l’état civil [2]. Ce que M. Dühring ne réalise qu’au moyen de son État “ socialitaire ” de l’avenir, a été réglé entre temps par Bismarck en personne à l’aide d’une simple loi. – Pareillement, en se plaignant de voir “ les juristes insuffisamment armés pour leur métier ”, plainte qui peut aussi s’étendre aux “ fonctionnaires d’administration ”, il ne fait qu’entonner une jérémiade spécifiquement prussienne; et même l’antisémitisme poussé jusqu’au ridicule que M. Dühring affiche à chaque occasion, est une propriété spécifique sinon de la Prusse, du moins des territoires à l’est de l’Elbe. Le même philosophe du réel qui regarde de haut avec un souverain mépris tous les préjugés et superstitions, est pour sa part si profondément enfoncé dans ses marottes personnelles qu’il appelle ce préjugé populaire contre les Juifs, hérité de la bigoterie du moyen âge, un “ jugement naturel ” reposant sur des “ motifs naturels ” et s’égare jusqu’à cette affirmation renversante : “ Le socialisme est le seul pouvoir qui puisse affronter des situations démographiques à fort mélange juif ”. (Situation à mélange juif ! Quel langage naturel !)

Suffit. Cette façon de faire étalage d’érudition juridique a pour arrière-plan, – dans le meilleur des cas, – les connaissances techniques les plus vulgaires d’un juriste fort ordinaire du vieux type prussien. Le domaine du droit et des sciences politiques, dont M. Dühring nous présente avec logique les résultats, “ coïncide ” avec la zone où est en vigueur le code prussien. En dehors du droit romain qui est assez familier à n’importe quel juriste, même en Angleterre maintenant, ses connaissances juridiques se limitent purement et simplement au code prussien, ce code du despotisme patriarcal éclairé, qui est rédigé dans un allemand à faire croire que M. Dühring y a appris l’art d’écrire et qui, avec ses gloses morales, son imprécision et son inconsistance juridiques, ses coups de bâtons comme moyens de torture et pénalités, appartient encore entièrement à l’époque pré-révolutionnaire. Tout ce qui le dépasse, est insupportable à M. Dühring, – aussi bien le droit bourgeois moderne des Français que le droit anglais avec son évolution tout à fait originale et sa garantie de la liberté personnelle inconnue sur tout le continent. La philosophie qui

n’admet pas d’horizon purement apparent, mais qui, dans un mouvement puissamment révolutionnaire, déploie toutes les terres et tous les cieux de la nature externe et interne,

cette philosophie a pour horizon réel… les frontières des six vieilles provinces prussiennes de l’Est [3], auxquelles s’ajoutent tout au plus les quelques autres lambeaux de terre où le noble droit prussien est en vigueur; au-delà de cet horizon, elle ne déploie ni terre ni ciel, ni nature externe ni nature interne, mais seulement le tableau de l’ignorance la plus crasse à l’égard de ce qui se passe dans le reste du monde.

On ne saurait traiter convenablement de morale et de droit sans en venir à ce qu’on appelle le libre-arbitre, à la responsabilité de l’homme, au rapport de la nécessité et de la liberté. Aussi bien la philosophie du réel a-t-elle non pas une, mais deux solutions à cette question.

À toutes les fausses théories de la liberté, il faut substituer le caractère, connu par l’expérience, du rapport selon lequel intellection rationnelle d’une part, et déterminations instinctives d’autre part, s’unissent pour former pour ainsi dire une force moyenne. Les faits fondamentaux de cette sorte de dynamique doivent être tirés de l’observation et, pour mesurer à l’avance ce qui n’est pas encore, faire l’objet d’une estimation générale en nature et en grandeur, dans la mesure du possible. De cette manière, les niaises fictions sur la liberté intérieure remâchées par des millénaires qui s’en sont nourris, ne sont pas seulement balayées à fond, mais aussi remplacées par quelque chose de positif, qui peut être utilisé pour l’organisation pratique de la vie.

En conséquence, la liberté consiste en ceci que l’intellection rationnelle tiraille l’homme vers la droite, les instincts irrationnels vers la gauche et que, dans ce parallélogramme de forces, le mouvement réel s’effectue selon la diagonale. La liberté serait donc la moyenne entre l’intellection et l’instinct, le rationnel et l’irrationnel, et son degré pourrait être constaté par l’expérience pour chaque individu à l’aide d’une “ équation personnelle ”, pour employer un terme d’astronomie. Mais quelques pages plus loin, il est dit :

Nous fondons la responsabilité morale sur la liberté, qui ne signifie toutefois pas autre chose pour nous que la réceptivité à des motifs conscients en proportion de la raison naturelle et acquise. Tous ces motifs agissent sur les actions, malgré la perception du contraire possible, avec une inéluctable nécessité; mais c’est précisément sur cette contrainte inévitable que nous comptons en faisant jouer les ressorts moraux.

Cette seconde détermination de la liberté, qui sans la moindre gêne dément la première, n’est à nouveau qu’une manière de réduire à l’extrême platitude la conception de Hegel. Hegel a été le premier à représenter exactement le rapport de la liberté et de la nécessité. Pour lui, la liberté est l’intellection de la nécessité. “ La nécessité n’est aveugle que dans la mesure où elle n’est pas comprise[4] La liberté n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en oeuvre méthodiquement pour des fins déterminées. Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l’existence physique et psychique de l’homme lui-même, – deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation, mais non dans la réalité. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d’un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement; tandis que l’incertitude reposant sur l’ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l’objet qu’elle devrait justement se soumettre. La liberté consiste par conséquent dans l’empire sur nous-même et sur la nature extérieure, fondé sur la connaissance des nécessités naturelles; ainsi, elle est nécessairement un produit du développement historique. Les premiers hommes qui se séparèrent du règne animal, étaient, en tout point essentiel, aussi peu libres que les animaux eux-mêmes; mais tout progrès de la civilisation était un pas vers la liberté. Au seuil de l’histoire de l’humanité il y a la découverte de la transformation du mouvement mécanique en chaleur : la production du feu par frottement; au terme de l’évolution qui nous a conduits jusqu’aujourd’hui, il y a découverte de la transformation de la chaleur en mouvement mécanique : la machine à vapeur. – Et malgré la gigantesque révolution libératrice que la machine à vapeur accomplit dans le monde social (elle n’est pas encore à moitié achevée) il est pourtant indubitable que le feu par frottement la dépasse encore en efficacité libératrice universelle. Car le feu par frottement a donné à l’homme pour la première fois l’empire sur une force de la nature et, en cela, l’a séparé définitivement du règne animal. La machine à vapeur ne réalisera jamais un bond aussi puissant dans l’évolution de l’humanité malgré tout le prix qu’elle prend à nos yeux comme représentante de toutes ces puissantes forces de production qui en découlent, ces forces qui permettent seules un état social où il n’y aura plus de différences de classes, plus de souci des moyens d’existence individuels, et où il pourra être question pour la première fois d’une liberté humaine véritable, d’une existence en harmonie avec les lois connues de la nature. Mais à quel point toute l’histoire de l’humanité est encore jeune et combien il serait ridicule d’attribuer quelque valeur absolue à nos conceptions actuelles, cela ressort du simple fait que toute l’histoire passée peut se caractériser comme l’histoire de la période qui va de la découverte pratique de la transformation du mouvement mécanique en chaleur à celle de la transformation de la chaleur en mouvement mécanique.

A vrai dire, l’histoire est traitée autrement chez M. Dühring. En bloc, étant l’histoire des erreurs, de l’ignorance et de la barbarie, de la violence et de l’asservissement, elle est un objet de dégoût pour la philosophie du réel; dans le particulier, elle se divise toutefois en deux grandes sections : 1. de l’état de la matière identique à lui-même jusqu’à la Révolution française, et 2. de la Révolution française jusqu’à M. Dühring; ce qui n’empêche pas le XIX° siècle de rester “ encore essentiellement réactionnaire; bien plus, il l’est [ !], au point de vue intellectuel, davantage encore que le XVIII°. Tout de même, il porte dans son sein le socialisme et par suite, “ le germe d’une transformation plus puissante que celle qui fut imaginée [ !] par les précurseurs et les héros de la Révolution française ”. Le mépris de la philosophie du réel pour l’histoire passée se justifie de la façon suivante :

Les quelques millénaires pour lesquels des documents originaux permettent une mémoire historique, signifient bien peu de chose avec leur constitution passée de l’humanité, quand on pense à la série des millénaires à venir … Le genre humain pris dans son ensemble est encore très jeune, et si un jour la mémoire scientifique peut compter par dizaines de milliers d’années et non par milliers, le manque de maturité mentale, l’enfance de nos institutions, prémisse toute naturelle, prendra une valeur incontestée pour l’explication de notre temps considéré alors comme l’antiquité la plus reculée.

Sans nous arrêter plus longtemps à la “ structure linguistique de plein jet ”, en effet, de la dernière phrase, nous remarquerons seulement deux choses : d’abord, que cette “ antiquité la plus reculée” restera en tout état de cause une période historique du plus haut intérêt pour toutes les générations futures, parce qu’elle forme la base de toute évolution ultérieure et supérieure, parce qu’elle a pour point de départ l’homme se dégageant du règne animal et pour contenu la victoire sur des difficultés telles qu’il ne s’en présentera jamais plus de semblables aux hommes associés de l’avenir. Et, deuxièmement, que la fin de cette antiquité la plus reculée, vis-à-vis de laquelle les périodes historiques futures, n’étant plus retenues par ces difficultés et ces obstacles, promettent de tout autres succès scientifiques, techniques et sociaux, est un moment en tout cas très curieusement choisi pour donner des préceptes à ces millénaires à venir, à l’aide de vérités définitives en dernière analyse, de vérités immuables et de conceptions radicales, découvertes dans les conditions d’imperfection, d’enfance mentale, qui caractérisent ce siècle si “ arriéré ” et “ rétrograde ”. Il faut vraiment être le Richard Wagner de la philosophie, – moins le talent de Wagner, – pour ne pas s’apercevoir que tous les dédains que l’on inflige au développement de l’histoire dans le passé, ont également prise sur son résultat soi-disant ultime : la philosophie dite du réel.

Un des morceaux les plus caractéristiques de la nouvelle science radicale est la partie consacrée à l’individualisation et à la valorisation de la vie. Ici, au long de trois chapitres entiers, jaillit et coule, d’une source au flot irrésistible, le lieu-commun sibyllin. Nous sommes malheureusement obligés de nous limiter à quelques courts échantillons.

L’essence profonde de toute sensation et, en conséquence, de toutes les formes subjectives de la vie, repose sur la différence d’états … Or, pour ce qui est de la vie dans sa plénitude [ !], on peut aussi montrer sans plus de façon [ !] que ce n’est pas l’état de permanence, mais le passage d’une situation de la vie à une autre qui fait monter le sentiment de la vie et développe les excitations décisives … L’état sensiblement identique à lui-même, restant pour ainsi dire en permanence d’inertie et comme dans la même condition d’équilibre, n’a pas, quelle que soit sa nature, grande signification pour l’expérience de l’existence … L’habitude et, pour ainsi dire, l’accoutumance en fait en totalité quelque chose d’indifférent et d’insensible, qui ne se différencie pas spécialement de la mort. Tout au plus, s’y ajoute-t-il encore, comme une sorte de mouvement vital négatif, le supplice de l’ennui … Dans une vie stagnante s’éteint, pour les individus et les peuples, toute passion, tout intérêt à l’existence. Mais c’est notre loi de la différence qui rend explicables tous ces phénomènes.

La rapidité avec laquelle M. Dühring établit ses résultats foncièrement originaux dépasse toute créance. Tout d’abord, un lieu commun traduit dans le langage de la philosophie du réel : l’excitation continue du même nerf ou la continuation de la même excitation fatigue chaque nerf et chaque système nerveux; il faut donc, à l’état normal, qu’il y ait interruption et changement des excitations nerveuses – on peut lire cela depuis des années dans n’importe quel manuel de physiologie, et tout philistin le sait par expérience propre. – A peine cette antique platitude est-elle transcrite sous la forme mystérieuse : l’essence profonde de toutes les sensations repose sur la différence d’états, qu’elle se transforme aussitôt en “ notre loi de la différence ”. Et cette loi de la différence “ rend parfaitement explicables” toute une série de phénomènes qui, à leur tour, ne sont que des illustrations et des exemples du charme de la variété, si bien que, même pour l’intelligence du philistin le plus vulgaire, ils n’ont absolument besoin d’aucune explication et ne gagnent pas un atome de clarté du fait de ce renvoi à la soi-disant loi de la différence.

Mais cela est encore loin d’épuiser le caractère radical de “ notre loi de la différence ” :

La succession des âges de la vie et l’apparition des changements dans les conditions de vie qui s’y rattachent fournissent un exemple tout familier pour mettre en lumière notre principe de différence … Enfant, adolescent, jeune homme, homme fait éprouvent l’intensité de leurs sentiments vitaux à chacun de ces moments moins par les états déjà fixés dans lesquels ils se trouvent, que par les époques de transition de l’un à l’autre.

Cela ne suffit pas :

Notre loi de la différence peut trouver encore une application plus lointaine, si l’on tient compte du fait que la répétition de ce qui a déjà été goûté ou accompli n’offre pas d’attrait.

Et maintenant, le lecteur peut imaginer lui-même le radotage sibyllin auquel des phrases de la profondeur et de la pénétration des précédentes servent d’amorce; assurément M. Dühring peut s’écrier triomphalement à la fin de son livre :

Pour estimer et renforcer la valeur de la vie, la loi de la différence est devenue décisive d’une manière à la fois théorique et pratique !

M. Dühring la juge non moins décisive pour estimer la valeur intellectuelle de son public : il faut qu’il le croie composé uniquement d’ânes ou de philistins !

Plus loin, on nous donne les règles de vie extrêmement Pratiques qui suivent :

Les moyens de tenir en éveil l’intérêt total à la vie [belle tâche pour des philistins et pour ceux qui veulent le devenir !] consistent à faire que les divers intérêts pour ainsi dire élémentaires dont se compose le tout, se développent ou se succèdent dans les délais naturels. En même temps, pour le même état, il faudra aussi utiliser la gradation selon laquelle des excitations inférieures et plus faciles à satisfaire peuvent être remplacées par de plus hautes et d’action plus durable, de façon à éviter l’apparition de temps morts tout à fait vides d’intérêt. D’ailleurs, il importera aussi d’empêcher que les tensions qui se produisent naturellement ou d’autre manière dans le cours normal de la vie sociale soient arbitrairement accumulées, forcées ou, ce qui est l’insanité contraire, satisfaites dès leur plus léger mouvement et ainsi entravées dans le développement d’un besoin susceptible de jouissance. Le respect du rythme naturel est, ici comme ailleurs, la condition préalable du mouvement proportionné et gracieux. On ne doit pas non plus se proposer la tâche impossible consistant à étendre les charmes de quelque situation que ce soit au delà du délai qui leur est imparti par la nature ou les circonstances, etc.

Le brave homme qui, pour “ goûter la vie ”, se fera une règle de ces solennels oracles de philistin tirés d’un pédantisme qui épilogue sur les plus fades platitudes, ne pourra sans doute se plaindre de “ temps morts tout à fait vides d’intérêt”. Il aura besoin de tout son temps pour préparer et ordonner ses jouissances dans les règles, en sorte qu’il ne lui restera plus un instant de libre pour la jouissance elle-même.

Nous devons goûter la vie, et dans sa plénitude. Il n’y a que deux choses que nous défende M. Dühring : premièrement, “ les malpropretés de l’usage du tabac ” et, deuxièmement, les boissons et les aliments “ qui ont des propriétés provoquant des excitations fâcheuses ou condamnables en général pour une sensibilité ”. Mais M. Dühring qui, dans son cours d’économie politique, célèbre la distillation du schnaps sur un mode si dithyrambique, ne saurait comprendre l’eau-de-vie parmi ces boissons; nous sommes donc obligés de conclure que son interdiction ne s’étend qu’au vin et à la bière. Qu’il interdise encore la viande, et il aura porté la philosophie du réel aux mêmes hauteurs sur lesquelles évoluait avec tant de succès feu Gustave Struve, – sur les hauteurs du pur enfantillage.

D’ailleurs, M. Dühring pourrait bien être un peu plus libéral sur le chapitre des spiritueux. Un homme qui, de son propre aveu, reste toujours hors d’état de trouver le pont du statique au dynamique, a certainement tout lieu d’être indulgent pour quelque pauvre diable qui lève un peu trop le coude et, par suite, cherche en vain, lui aussi, le pont du dynamique au statique.


[1] Le Corpus juris civilis est l’ensemble des codes établi au VIe siècle par des juristes romains à l’initiative de l’empereur Justinien.

[2] Le registre d’état civil a été institué en Prusse par une loi de Bismarck du 9 mars 1874, qui retirait à l’Église le droit d’enregistrement des actes civils.

[3] Il s’agit des provinces de Brandebourg, Prusse orientale, Prusse occidentale, Posnanie, Poméranie et Silésie qui faisaient partie de la Prusse avant les traités de 1815.

[4] HEGEL : Encyclopédie, I, § 147, additif, p. 294édition Henning, Berlin, 1843.