Nous avons déjà vu précédemment que l’économie à la Dühring aboutit à cette thèse : le mode de Production capitaliste est tout à fait non et peut subsister, mais le mode de répartition capitaliste ne vaut rien et il faut qu’il disparaisse. Nous constatons maintenant que la “ socialité ” de M. Dühring n’est pas autre chose que l’application de cette thèse en imagination. En effet, il s’est avéré que M. Dühring n’a absolument rien à critiquer dans le mode de production, – en tant que tel. – de la société capitaliste, qu’il veut conserver dans toutes les relations principales l’ancienne division du travail et que, en conséquence, il n’a presque rien à dire de la production à l’intérieur de sa commune économique. La production. évidemment, est un domaine où il s’agit de réalités palpables et où, par conséquent, l’ “ imagination rationnelle ” ne peut donner que peu de champ à l’envol de son âme libre : le risque de se rendre ridicule est trop proche ! Par contre, la répartition qui, selon les vues de M. Dühring, n’a absolument rien à faire avec la production, qui selon lui est déterminée non par la production, mais par un acte de volonté pur, – la répartition est le champ prédestiné de son “ alchimie sociale ”.

Au devoir égal de production répond le droit égal à la consommation, organisé dans la commune économique et dans la commune commerciale qui englobe un nombre assez élevé de communes économiques. Ici

le travail… s’échange contre un autre travail d’après le principe de l’estimation égale… Prestation et contre-prestation figurent ici une égalité réelle des grandeurs de travail. [Et pour appliquer cette] mise en équation des forces humaines, peu importe qu’elles aient individuellement produit plus ou moins, ou même par hasard rien du tout,

car on peut considérer comme des prestations de travail toutes les opérations dans la mesure où elles exigent du temps et des forces, – y compris par conséquent le jeu de quilles et la promenade. Mais cet échange n’a pas lieu entre individus, puisque c’est la collectivité qui possède tous les moyens de production, donc aussi tous les produits : il a lieu, d’une part, entre chaque commune économique et ses membres individuels, d’autre part entre les diverses communes économiques et commerciales elles-mêmes.

Surtout, les diverses communes économiques remplaceront à l’intérieur de leur propre cadre le petit commerce par un débit pleinement planifié.

Le commerce en gros est tout autant organisé :

le système de la libre société économique reste par conséquent une grande institution d’échange, dont les opérations s’accomplissent grâce aux bases données par les métaux précieux. L’intelligence de la nécessité inéluctable de cette propriété fondamentale est ce qui distingue notre schéma de toutes les nébulosités inhérentes même aux formes les plus rationnelles des idées socialistes qui ont cours aujourd’hui.

La commune économique, en tant que première appropriatrice des produits sociaux, doit, en vue de cet échange, fixer “ un prix unitaire pour chaque branche d’articles ”, d’après les frais de production moyens.

Ce que signifie actuellement pour la valeur et le prix… l’élément dit frais de revient de la production… cela sera représenté [dans la socialité]… par les évaluations de la quantité de travail à employer. Ces évaluations qui, d’après le principe de l’égalité juridique de toute personnalité étendu aussi à l’économie, peuvent se ramener à prendre finalement en considération le nombre des participants, donneront le rapport des prix correspondant à la fois aux conditions naturelles de la production et au droit social de réalisation de la valeur. Tout comme aujourd’hui, la production des métaux précieux restera décisive pour déterminer la valeur de la monnaie… On voit donc que dans la constitution sociale modifiée, loin de perdre la raison d’être et l’étalon des valeurs et par suite, des rapports dans lesquels les produits s’échangent les uns contre les autres, on les a proprement pour la première fois.

La fameuse “ valeur absolue ” est enfin réalisée.

Mais, d’autre part, la commune sera obligée aussi de mettre les individus en mesure de lui acheter les articles produits en versant à chacun, comme contre-prestation de son travail, une certaine somme d’argent journalière, hebdomadaire ou mensuelle, qui sera égale pour tous :

Donc, du point de vue de la socialité, il est indifférent de dire que le salaire disparaît ou qu’il devient obligatoirement la forme exclusive des revenus économiques.

Or salaires égaux et prix égaux établissent “ l’égalité quantitative, sinon qualitative, de la consommation ” et voilà réalisé au point de vue économique le “principe universel de justice ”. Sur la détermination du niveau de ce salaire de l’avenir, M. Dühring nous dit seulement qu’ici comme dans tous les autres cas, on échange “ travail égal contre travail égal ”. Pour un travail de six heures, il faudra donc payer une somme d’argent incorporant en soi également six heures de travail.

Cependant, il ne faut nullement confondre le “ principe universel de justice ” avec cet égalitarisme grossier qui dresse si vivement le bourgeois contre tout communisme, notamment contre le communisme ouvrier primitif. Il est loin d’être aussi inexorable qu’il voudrait le paraître.

L’égalité de principe des droits économiques n’exclut pas qu’on ajoute volontairement à ce qu’exige la justice, une expression de reconnaissance et d’hommage particuliers… La société s’honore elle-même en signalant les genres de rendement supérieurs par une dotation supplémentaire modérée pour la consommation.

Et M. Dühring s’honore lui-même lorsque, alliant l’innocence de la colombe et l’astuce du serpent, il montre un souci si touchant pour la surconsommation modérée des Dühring de l’avenir.

Ainsi, le mode de répartition capitaliste est définitivement éliminé. Car

à supposer que dans l’hypothèse d’un tel état de choses, quelqu’un puisse disposer réellement d’un excédent de moyens privés, il ne pourrait trouver aucun emploi capitaliste de cet excédent. Aucun individu ou aucun groupe ne le lui prendrait pour la production autrement que par la voie de l’échange ou de l’achat, mais il ne se trouverait jamais dans le cas de lui payer des intérêts ou un bénéfice. [Dès lors], une transmission par héritage correspondant au principe de l’égalité [est admissible. Elle est inévitable, car] une certaine transmission par héritage accompagnera toujours nécessairement le principe familial. [Le droit successoral ne pourra pas non plus] conduire à une accumulation de biens étendus, puisque, ici, la constitution de propriété… ne saurait jamais plus avoir pour but de créer des moyens de production et de pures existences de rentiers.

Ainsi, la commune économique serait heureusement achevée. Voyons, maintenant comme elle fonctionne.

Nous admettons que toutes les hypothèses de M. Dühring soient complètement réalisées; nous supposons donc que la commune économique paye à chacun de ses membres pour un travail quotidien de six heures une somme d’argent dans laquelle s’incorporent également six heures de travail, disons douze marks. Nous admettons également que les prix correspondent exactement aux valeurs, donc dans notre hypothèse qu’ils n’englobent que les frais des matières premières, l’usure des machines, la consommation des moyens de travail et le salaire payé. Une commune économique de cent membres qui travaillent produit alors quotidiennement des marchandises pour une valeur de 1 200 marks, dans une année de 300 journées de travail pour 360 000 marks, et elle paye cette même somme à ses membres, dont chacun fait ce qu’il veut avec sa part quotidienne de 12 marks, ou annuelle de 3 600. Au bout de l’année, ou au bout de cent ans, la commune n’est pas plus riche qu’au début. Pendant ce temps, elle ne sera même pas capable de fournir la dotation supplémentaire modérée pour la consommation de M. Dühring à moins qu’elle n’entame son stock de moyens de production. L’accumulation a été totalement oubliée. Pis encore : comme l’accumulation est une nécessité sociale et qu’il y a dans le fait de garder de l’argent par devers soi une forme commode d’accumulation, l’organisation de la commune économique invite directement ses membres à l’accumulation privée, et par suite à sa propre destruction.

Comment échapper à ce déchirement dans la nature de la commune économique ? Elle pourrait recourir à la “ taxation ” bien-aimée, à l’enchérissement, et vendre sa production annuelle 480.000 marks au lieu de 360 009. Mais comme toutes les autres communes économiques sont dans la même situation, et seraient donc obligées de faire la môme chose, chacune devrait, dans l’échange avec l’autre, payer tout autant de “ taxation ” qu’elle en empocherait et le “tribut” ne retomberait donc que sur ses propres membres.

Ou bien alors la commune règle la chose en un tourne-main, en payant à chaque membre pour six heures de travail le produit de moins de six heures de travail, disons de quatre heures, donc en lui donnant huit marks par jour au lieu de douze, mais en laissant subsister les prix des marchandises à l’ancien niveau. Dans ce cas, elle fait directement et ouvertement ce qu’elle tentait précédemment de manière dissimulée et par un détour : elle constitue de la plus-value marxiste pour un montant annuel de 120 000 marks en payant ses membres, d’une manière tout à fait capitaliste, au-dessous de la valeur de leur production et en leur comptant par-dessus le marché à leur pleine valeur les marchandises qu’ils ne peuvent acheter qu’à elle. La commune économique ne peut donc constituer un fonds de réserve qu’en se dévoilant comme le truck-system [1] “ perfectionné ” sur la base communiste la plus large.

Donc, de deux choses l’une : ou bien la commune économique échange “travail égal contre travail égal ” et dans ce cas, ce n’est pas elle, ce sont seulement les particuliers qui peuvent accumuler un fonds pour le maintien et l’extension de la production. Ou bien alors, elle constitue ce fonds, mais en ce cas, elle n’échange plus “ travail égal contre travail égal ”.

Voilà ce qu’il en est du contenu de l’échange dans la commune économique. Et qu’en est-il de la forme ? L’échange se fait par l’intermédiaire de la monnaie-métal et M. Dühring n’est pas peu lier de la “ portée historique ” de cette amélioration. Mais dans le commerce entre la commune et ses membres, l’argent n’est absolument pas de l’argent, et ne fonctionne absolument pas comme argent. Il sert de pur certificat de travail; il constate seulement, pour parier comme Marx, “ la part individuelle du producteur au travail commun et son droit individuel à la fraction du produit commun destinée à la consommation ”, et, dans cette fonction, il est “ tout aussi peu ” de l’argent “qu’une contremarque de théâtre ” [2]. Il peut donc être remplacé par n’importe quel signe, comme par exemple chez Weitling, qui le remplace par un “ grand livre commercial ”, où on porte sur une page les heures de travail et sur l’autre les jouissances obtenues en échange [3]. Bref, dans le commerce de la commune économique avec ses membres, il fonctionne simplement comme la “ monnaie-heure de travail” d’ Owen, cette “ chimère ” que M. Dühring regarde du haut de sa grandeur et qu’il est pourtant obligé d’introduire lui-même dans son économie de l’avenir. Que la contremarque qui désigne la mesure du “devoir de production” rempli et du “droit à la consommation” ainsi acquis soit un chiffon de papier, un jeton ou une pièce d’or, cela n’a absolument aucune importance pour cette fin-ci. Mais il n’en est pas du tout de même pour d’autres fins, comme nous le verrons.

Si la monnaie-métal fonctionne déjà non comme monnaie, mais comme contremarque travestie du travail dans le commerce de la commune économique avec ses membres, elle arrive encore moins à sa fonction de monnaie dans l’échange entre les diverses communes économiques. Ici, d’après les hypothèses de M. Dühring, la monnaie-métal est totalement superflue. En effet, il suffirait d’une simple comptabilité, qui accomplit d’une façon bien plus simple l’échange de produits d’un travail égal contre produits d’un travail égal si elle calcule avec l’étalon naturel du travail, – le temps, l’heure de travail comme unité. – que si elle traduit d’abord les heures de travail en argent. L’échange est, en réalité, pur échange en nature; toutes les créances excédentaires sont facilement et simplement compensables par des traites sur d’autres communes. Mais si une commune devait réellement avoir un déficit vis-à-vis d’autres communes, alors tout l’or du monde aurait beau être “monnaie par destination naturelle ”, il ne pourrait pas épargner à cette commune l’obligation de combler ce déficit par une augmentation de son propre travail si elle ne veut pas tomber par sa dette dans la dépendance d’autres communes. Au reste, le lecteur est prié de garder sans cesse en mémoire que nous ne faisons nullement ici une construction d’avenir. Nous acceptons simplement les hypothèses de M. Dühring et ne faisons qu’en tirer les conséquences inévitables.

Donc, ni dans l’échange entre la commune économique et ses membres, ni dans l’échange entre les différentes communes, l’or qui “ est monnaie par destination naturelle” ne peut arriver à réaliser cette nature qui est la sienne. Cependant, M. Dühring lui prescrit d’accomplir une fonction monétaire même dans la “ socialité ”. Il nous faut donc chercher un autre champ d’action pour cette fonction monétaire. Et ce champ d’action existe. M. Dühring met sans doute chacun en mesure d’avoir “ une consommation quantitativement égale”, mais il ne peut y obliger personne. Au contraire, il est fier de dire que dans son univers, chacun peut faire ce qu’il veut de son argent. Il ne peut donc pas empêcher que les uns se mettent de côté un petit trésor en argent, tandis que les autres ne s’en tirent pas avec le salaire qu’on leur paye. Il rend même cela inévitable en reconnaissant expressément la propriété commune de la famille dans le droit successoral, d’où résulte, par conséquent, l’obligation pour les parents d’entretenir les enfants. Mais voilà qui fait une brèche puissante à la consommation quantitativement égale. Le célibataire vit magnifiquement et dans le bonheur avec ses huit ou douze marks quotidiens, tandis que le veuf avec huit enfants mineurs s’en tire misérablement. Mais d’autre part, en acceptant sans plus l’argent en paiement, la commune laisse ouverte la possibilité que cet argent ait été acquis autrement que par le travail personnel. Non olet, “ l’argent n’a pas d’odeur ”. Elle ne sait pas d’où il vient. Mais ainsi sont données toutes les conditions pour que la monnaie-métal qui, jusqu’à présent, n’a joué que le rôle d’un jeton de travail, prenne une fonction monétaire réelle. Voici donc l’occasion et le motif, d’une part, de thésauriser, d’autre part, de s’endetter. Le nécessiteux emprunte à celui qui thésaurise. L’argent emprunté, accepté en paiement de moyens de subsistance par la commune, redevient donc ce qu’il est dans la société actuelle : incarnation sociale du travail humain, étalon réel du travail, moyen de circulation universel. Toutes les “ lois et normes administratives” du monde sont aussi impuissantes là-contre que contre la table de multiplication ou la composition chimique de l’eau. Et comme celui qui thésaurise est en mesure de réclamer au nécessiteux des intérêts, voilà, en même temps que la fonction monnaie de l’argent-métal, l’usurier rétabli lui aussi.

Jusqu’ici, nous n’avons considéré que les effets du maintien de la monnaie-métal à l’intérieur du champ d’action de la commune économique à la Dühring. Mais au delà de ce champ d’action, le reste maudit de l’univers continue, en attendant, son bonhomme de chemin tout tranquillement. L’or et l’argent restent, sur le marché mondial, monnaie universelle, moyen d’achat et de paiement universel, incarnation sociale absolue de la richesse. Et avec cette propriété du métal précieux apparaît, pour les individus, membres de la commune économique, un motif nouveau de thésaurisation, d’enrichissement, d’usure : le désir de se mouvoir dans la liberté et l’indépendance à l’égard de la commune et au delà de ses limites et de faire valoir sur le marché mondial la richesse individuelle accumulée. Les usuriers se transforment en hommes faisant le commerce du moyen de circulation, en banquiers, en dominateurs du moyen de circulation et de la monnaie universelle, par suite en dominateurs de la production, par suite en dominateurs des moyens de production, même si, nominalement, ceux-ci figurent encore pendant des années comme propriété de la commune économique et commerciale. Mais, par suite, les thésauriseurs et usuriers convertis en banquiers sont également les maîtres de la commune économique et commerciale elle-même. La “ socialité ” de M. Dühring se distingue en effet de façon très essentielle des “ nébulosités ” des autres socialistes. Elle n’a d’autre but que de réengendrer la haute finance, sous le contrôle de qui et pour la bourse de qui elle s’échinera bravement, – si toutefois elle se constitue et se consolide. Le seul salut pour elle serait que les thésauriseurs préfèrent, grâce à leur monnaie universelle…, filer au plus vite de la commune.

Étant donné la vaste ignorance du socialisme ancien qui règne en Allemagne, un jeune homme innocent pourrait soulever la question de savoir si, par exemple, les bons de travail d’Owen ne pourraient donner lieu à un abus semblable. Bien que nous n’ayons pas à développer ici la signification de ces bons de travail, disons pourtant ce qui suit, pour comparer l’ “ ample schéma” à la Dühring avec les “ idées grossières, lourdes et indigentes” d’Owen : il faudrait d’abord, pour un tel abus des bons de travail d’Owen, leur transformation en argent réel, alors que M. Dühring suppose l’argent réel, mais entend lui interdire de fonctionner autrement que comme simple jeton de travail. Tandis qu’il y aurait là abus réel, ici s’affirme la nature immanente de l’argent, indépendante de la volonté humaine; ici, c’est l’argent qui réalise son usage propre et exact en face de l’abus que M. Dühring veut lui imposer en vertu de sa propre ignorance de la nature de l’argent. Deuxièmement, chez Owen, les bons de travail ne sont qu’une forme de transition à la communauté complète et à la libre utilisation des ressources sociales, et accessoirement tout au plus un moyen de rendre le communisme plausible pour le public britannique. Si donc quelque abus devait obliger la société d’Owen à abolir les jetons de travail, cette société ferait ainsi un pas de plus vers son but et entrerait dans un stade d’évolution plus parfait. Que, par contre, la commune économique à la Dühring abolisse l’argent, elle anéantit d’un seul coup sa “ portée historique”, elle élimine sa beauté la plus originale, cesse d’être commune économique à la Dühring et se ravale aux nébulosités dont M. Dühring n’a pu la tirer qu’au prix de tant d’amère besogne de l’imagination rationnelle [4].

D’où viennent donc toutes les étranges erreurs et complications dans lesquelles se débat la commune économique à la Dühring ? Simplement de la nébulosité qui, dans le cerveau de M. Dühring, enveloppe les concepts de valeur et de monnaie et qui, en fin de compte, le pousse à vouloir découvrir la valeur du travail. Mais comme M. Dühring ne détient nullement le monopole pour l’Allemagne de ce genre de nébulosité et qu’il trouve, au contraire, une nombreuse concurrence, nous voulons “prendre un instant sur nous pour débrouiller l’écheveau ” qu’il a constitué.

La seule valeur que connaisse l’économie est la valeur de marchandises. Que sont les marchandises ? Des produits créés dans une société de producteurs privés plus ou moins isolés, donc en premier lieu des produits privés, Mais ces produits privés ne deviennent des marchandises que lorsqu’ils ne sont pas produits pour la consommation du producteur, mais pour la consommation par d’autres, donc pour la consommation sociale; ils entrent dans la consommation sociale par l’échange. Les producteurs privés sont donc dans un lien social, constituent une société. Leurs produits, quoique produits privés de chacun, sont donc en même temps, mais sans intention et pour ainsi dire contre leur volonté, également des produits sociaux. En quoi consiste dès lors le caractère social de ces produits privés ? Manifestement en deux propriétés : d’abord en ceci qu’ils satisfont tous un besoin humain quelconque, qu’ils ont une valeur d’usage non seulement pour le producteur, mais aussi pour d’autres; et deuxièmement, en ceci que, tout en étant des produits des travaux individuels les plus divers, ils sont en même temps des produits du travail humain tout court, du travail humain général. Dans la mesure où ils ont aussi pour d’autres une valeur d’usage, ils peuvent d’une façon générale entrer dans l’échange; dans la mesure où il y a en eux tous du travail humain général, simple dépense de force de travail humaine, ils peuvent être comparés les uns aux autres dans l’échange par la quantité de ce travail que chacun d’eux contient, ils peuvent être posés comme égaux ou non égaux. Dans deux produits privés égaux, il peut y avoir, les conditions sociales restant égales d’ailleurs, une quantité inégale de travail individuel, mais il n’y a toujours qu’une quantité égale de travail humain général. Un forgeron maladroit peut mettre à faire cinq fers à cheval le même temps qu’un forgeron adroit à en faire dix. Mais la société ne valorise pas la maladresse contingente de l’un, elle ne reconnaît comme travail humain général qu’un travail d’habileté moyenne normale. Un des cinq fers à cheval du premier n’a donc pas dans l’échange plus de valeur que l’un des dix forgés par l’autre dans un temps de travail égal. Ce n’est que dans la mesure où il est socialement nécessaire que le travail individuel contient du travail humain général.

Donc, lorsque je dis qu’une marchandise a telle valeur déterminée, je dis : 1. qu’elle est un produit socialement utile; 2. qu’elle se trouve produite par une personne privée à compte privé; 3. que, tout en étant produit de travail privé, elle est pourtant en même temps, et pour ainsi dire sans le savoir ou le vouloir, produit aussi de travail social, et d’une quantité déterminée de ce travail, établie par une méthode sociale, par l’échange; 4. j’exprime cette quantité non en travail même, en tel et tel nombre d’heures de travail, mais dans une autre marchandise. Donc, si je dis que cette montre a autant de valeur que cette pièce de tissu et que chacun d’eux vaut cinquante marks, je dis : la montre, le tissu et l’argent contiennent autant de travail social. Je constate donc que le temps de travail social représenté en eux a été socialement mesuré et trouvé égal. Mais il n’a pas été mesuré directement, de façon absolue, comme on mesure d’ordinaire du temps de travail en heures ou en journées de travail, etc.; il a été mesuré par un détour, au moyen de l’échange, relativement. C’est pourquoi je ne peux pas non plus exprimer ce quantum constaté de temps de travail par des heures de travail, dont le nombre me reste inconnu; je ne puis l’exprimer aussi que par un détour, d’une manière relative, en une autre marchandise, qui représente le même quantum de temps de travail social. La montre vaut autant que la pièce de tissu.

Mais du fait que la production marchande et l’échange de marchandises contraignent la société dont ils sont la base à ce détour, ils la contraignent également à le réduire le plus possible. lis mettent à part, dans la plèbe commune des marchandises, une marchandise royale, dans laquelle la valeur de toutes les autres marchandises peut s’exprimer une fois pour toutes, une marchandise qui passe pour l’incarnation immédiate du travail social et en conséquence, devient échangeable d’une manière immédiate et inconditionnelle contre toutes les autres marchandises : l’argent. L’argent est déjà contenu en germe dans le concept de valeur, il n’est que la valeur développée. Mais du fait que la valeur des marchandises prend vis-à-vis des marchandises elles-mêmes une existence indépendante sous la forme de l’argent, un facteur nouveau s’introduit dans la société qui produit et échange les marchandises, un facteur doué de fonctions et d’effets sociaux nouveaux. Il suffit que nous le constations pour l’instant sans y regarder de plus près.

L’économie de la production marchande n’est nullement la seule science qui n’ait à compter qu’avec des facteurs connus d’une façon relative. Dans la physique non plus, nous ne savons pas combien de molécules de gaz singulières existent dans un volume de gaz donné, la pression et la température étant également données. Mais nous savons que, dans la mesure où la loi de Boyle est exacte, ce volume donné de n’importe quel gaz contient autant de molécules qu’un volume égal d’un autre gaz quelconque à pression et à température égales. C’est pourquoi nous pouvons comparer quant à leur teneur en molécules les volumes les plus divers des gaz les plus divers dans les conditions de pression et de température les plus diverses; et si nous adoptons un litre de gaz à la température de 0′ centigrade et sous la pression de 760 m/m comme unité, nous pouvons mesurer avec cette unité la teneur en molécules. En chimie, les poids atomiques absolus des différents éléments nous sont également inconnus. Mais nous les connaissons relativement en connaissant leurs rapports réciproques. Donc, de même que la production marchande et son économie obtiennent une expression relative des quanta de travail inconnus qui sont contenus dans les différentes marchandises grâce à la comparaison de ces marchandises quant à leur teneur relative en travail, de même la chimie se procure une expression relative de la grandeur des poids atomiques qui lui sont inconnus en comparant les éléments différents quant à leur poids atomique, en exprimant le poids atomique de l’un en multiples ou en fractions de l’autre (soufre, oxygène, hydrogène). Et de même que la production marchande érige l’or en marchandise absolue, en équivalent général des autres marchandises, en étalon de toutes les valeurs, de même la chimie érige l’hydrogène en monnaie chimique, en posant son poids atomique comme égal à 1 et en réduisant les poids atomiques de tous les autres éléments à l’hydrogène, en les exprimant en multiples de son poids atomique à lui.

Cependant, la production marchande n’est nullement la forme exclusive de la production sociale. Dans la communauté de l’Inde antique, dans la communauté familiale des Slaves du sud, les produits ne se transforment pas en marchandises. Les membres de la commune sont directement organisés en société pour la production, le travail est réparti d’après la tradition et les besoins, de même les produits dans la mesure où ils tombent dans la consommation. La production immédiatement sociale comme la répartition directe exclut tout échange de marchandise, donc aussi la transformation des produits en marchandises (du moins à l’intérieur de la commune), et par suite, leur transformation en valeurs.

Dès que la société se met en possession des moyens de production et les emploie pour une production immédiatement socialisée, le travail de chacun, si différent que soit son caractère spécifique d’utilité, devient d’emblée et directement du travail social. La quantité de travail social que contient un produit n’a pas besoin, dès lors, d’être d’abord constatée par un détour; l’expérience quotidienne indique directement quelle quantité est nécessaire en moyenne. La société peut calculer simplement combien il y a d’heures de travail dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, dans cent mètres carrés de tissu de qualité déterminée. Il ne peut donc pas lui venir à l’idée de continuer à exprimer les quanta de travail qui sont déposés dans les produits et qu’elle connaît d’une façon directe et absolue, dans un étalon seulement relatif, flottant, inadéquat, autrefois inévitable comme expédient, en un tiers produit, au lieu de le faire dans son étalon naturel, adéquat, absolu, le temps. Pas plus qu’il ne viendrait à l’idée de la chimie d’exprimer encore les poids atomiques d’une façon relative, par le détour de l’atome d’hydrogène, le jour où elle serait en mesure de les exprimer absolument, dans leur étalon adéquat, à savoir dans un poids réel, en billionnième ou en quadrillionnième de gramme. Donc, dans les conditions supposées plus haut, la société n’attribue pas non plus de valeurs aux produits. Elle n’exprimera pas le fait simple que les cent mètres carrés de tissu ont demandé pour leur production, disons mille heures de travail, sous cette forme louche et absurde qu’ils vaudraient mille heures de travail. Certes, la société sera obligée de savoir même alors combien de travail il faut pour produire chaque objet d’usage. Elle aura à dresser le plan de production d’après les moyens de production, dont font tout spécialement partie les forces de travail. Ce sont, en fin de compte, les effets utiles des divers objets d’usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. Les gens règleront tout très simplement sans intervention de la fameuse “ valeur ” [5].

Le concept de valeur est l’expression la plus générale, et en conséquence la plus large, des conditions économiques de la production marchande. Le concept de valeur contient donc le germe, non seulement de la monnaie, mais aussi de toutes les formes plus amplement développées de la production marchande et de l’échange de marchandises. Dans le fait que la valeur est l’expression du travail social contenu dans les produits privés, réside déjà la possibilité de la différence entre ce travail et le travail individuel contenu dans le même produit. Si donc un producteur privé continue à produire au mode ancien, tandis que le mode de production social progresse, cette différence lui devient fort sensible. La même chose se passe dès que l’ensemble des fabricants privés d’un genre de marchandise déterminé en produit un quantum qui dépasse les besoin sociaux. Dans le fait que la valeur d’une marchandise ne peut s’exprimer qu’en une autre marchandise et ne peut se réaliser que par l’échange contre celle-ci réside déjà la possibilité que l’échange n’arrive absolument pas à se faire, ou tout au moins qu’il ne réalise pas la valeur exacte. Enfin, quand la marchandise spécifique force de travail apparaît sur le marché, sa valeur se détermine, comme celle de toute autre marchandise, d’après le temps de travail socialement nécessaire à sa production. C’est pourquoi la forme de valeur des produits contient déjà en germe toute la forme capitaliste de production, l’antagonisme entre capitaliste et salarié, l’armée industrielle de réserve, les crises. Par conséquent, vouloir abolir la forme de production capitaliste en instaurant la “ vraie valeur ”, c’est vouloir abolir le catholicisme en instaurant le “ vrai ” pape, ou instaurer une société dans laquelle les producteurs dominent enfin un jour leur produit, par la mise en oeuvre conséquente d’une catégorie économique qui est l’expression la plus ample de l’asservissement du producteur à son propre produit.

Une fois que la société produisant les marchandises a développé jusqu’à la forme monnaie la forme valeur inhérente aux marchandises comme telles, on voit surgir au jour plusieurs des germes dissimulés encore dans la valeur. Le premier effet et le plus essentiel est la généralisation de la forme marchande. L’argent impose la forme marchande même aux objets produits jusqu’alors pour la consommation directe du producteur, il les entraîne dans l’échange. Par là, la forme marchande et l’argent pénètrent dans l’économie intérieure des communautés directement socialisées en vue de la production, ils rompent un lien de la collectivité après l’autre et résolvent la communauté en une foule de producteurs privés. Tout d’abord, comme on peut le voir dans l’Inde, l’argent met la culture individuelle à la place de l’exploitation en commun du sol; plus tard, il dissout la propriété commune de la terre cultivable attestée encore dans la redistribution périodique, par un partage définitif (par exemple, dans les communautés rurales des bords de la Moselle ; cela commence aussi dans la communauté russe); enfin, il pousse à la répartition de ce qui reste de possession commune des forêts et des pâturages. Quelles que soient les autres causes fondées sur le développement de la production qui sont également à l’œuvre ici, l’argent reste toujours le moyen le plus puissant pour les faire agir sur les communautés. Et c’est par la même nécessité naturelle que l’argent, en dépit de toutes les “ lois et normes administratives ”, ne pourrait que dissoudre la commune économique à la Dühring si jamais elle s’établissait.

Nous avons déjà vu plus haut (Économie, chapitre VI), que c’est une contradiction dans les termes que de parler d’une valeur du travail. Comme le travail, dans certaines conditions sociales, engendre non seulement des produits, Mais aussi de la valeur et qu’on mesure cette valeur par le travail, le travail ne peut pas plus avoir une valeur particulière que la pesanteur comme telle ne peut avoir un poids particulier, ou la chaleur une température particulière. Mais c’est la propriété caractéristique de tout confusionnisme social rêvassant sur la “ vraie valeur ” que de s’imaginer que dans la société-actuelle l’ouvrier ne reçoit pas la pleine “ valeur ” de son travail et que le socialisme est appelé à y remédier. Il faut en conséquence découvrir d’abord ce qu’est la valeur du travail; et on la trouve en essayant de mesurer le travail non d’après sa mesure adéquate, le temps, mais d’après son produit. L’ouvrier doit recevoir le “fruit intégral du travail”2. Non seulement le produit du travail, mais le travail lui-même doit être immédiatement échangeable contre un produit, une heure de travail contre le produit d’une autre heure de travail. Mais il se présente tout de suite une anicroche “ très scabreuse ”. On répartit le produit intégral. On retire à la société la fonction progressive la plus importante de la société, l’accumulation; on la remet aux mains et à l’arbitraire des individus. Les individus peuvent faire ce qu’ils veulent de leurs “ fruits ”, la société reste dans le meilleur des cas aussi riche ou aussi pauvre qu’elle était. Si donc on a centralisé entre les mains de la société les moyens de production accumulés dans le passé, c’est uniquement pour que tous les moyens de production accumulés dans l’avenir s’éparpillent de nouveau entre les mains des individus. On donne un soufflet à ses propres hypothèses, on est arrivé à une pure absurdité.

On veut que du travail fluide, de la force de travail en action, soit échangée contre un produit du travail. Elle est dès lors marchandise tout comme le produit contre lequel elle doit être échangée. La valeur de cette force de travail n’est dès lors nullement déterminée d’après son produit, mais d’après le travail social incorporé en elle, donc d’après la loi actuelle du salaire.

Mais c’est précisément ce qu’on ne veut pas. On veut que le travail fluide, la force de travail soit échangeable contre son produit intégral. Cela signifie qu’elle doit être échangeable non contre sa valeur, mais contre sa valeur d’usage; la loi de la valeur doit s’appliquer à toutes les autres marchandises, mais elle doit être supprimée pour la force de travail. Tel est le confusionnisme bien propre à se supprimer lui-même qui se cache derrière la “ valeur du travail ”.

“ L’échange de travail contre travail d’après le principe d’évaluation égale”, dans la mesure où cela a un sens, par conséquent la possibilité d’échanger l’un contre l’autre des Produits de travail social égal, par conséquent la loi de la valeur est la loi fondamentale précisément de la production marchande, par conséquent aussi de sa forme la plus élevée, la production capitaliste. Elle s’impose dans la société actuelle de la seule manière dont des lois économiques puissent s’imposer dans une société de producteurs privés : comme une loi de la nature qui réside dans les choses et les rapports, qui est indépendante de la volonté ou de l’activité des producteurs, qui agit aveuglément. En érigeant cette loi en loi fondamentale de sa commune économique et en demandant à celle-ci de l’appliquer en pleine conscience, M. Dühring fait de la loi fondamentale de la société existante, la loi fondamentale de sa société imaginaire. Il veut la société existante, mais sans ses anomalies. Il se meut donc par là tout à fait sur le même terrain que Proudhon. Comme celui-ci, il veut éliminer les anomalies qui sont issues de l’évolution de la production marchande en production capitaliste en faisant valoir à leur encontre la loi fondamentale de la production marchande, la loi dont la mise en oeuvre a précisément engendré ces anomalies. Comme Proudhon, il veut supprimer les conséquences réelles de la loi de la valeur à l’aide de conséquences imaginaires.

Mais si fièrement que notre moderne Don Quichotte, monté sur sa noble Rossinante, le “ principe universel de justice ”, et suivi de son brave Sancho Pança, Abraham Ensz, se mette en campagne pour aller en chevalier errant à la conquête de l’armet de Mambrin, la “ valeur du travail”, – nous craignons, nous craignons fort qu’il ne rapporte rien que le vieux plat à barbe du roman.


[1] On appelle en Angleterre truck-system le système, bien connu en Allemagne aussi, dans lequel les fabricants tiennent eux-mêmes des magasins et obligent leurs ouvriers à se fournir chez eux en marchandises. (F. E.)

[2] Le Capital, livre I, tome I, p. 104 (note), E. S., 1971.

[3] Wilhelm WEITLING : Garantien der Harmonie und Freiheit, Section II, chap. 10, Vivis, 1842, pp. 155 et sq.

[4] Remarquons en passant que le rôle joué par les jetons de travail dans la société communiste d’Owen est entièrement inconnu à M. Dühring. Il ne connaît ces jetons, – par Sargant, – que dans la mesure où ils figurent dans la tentative naturellement manquée des bazars d’échange du travail, tentative pour passer de la société actuelle à la société communiste au moyen de l’échange de travail direct. (F. E.)

[5] J’ai énoncé dès 1844 (Annales franco-allemandes, p. 95 *) que cette évaluation de l’effet utile et de la dépense de travail dans la décision relative à la production est tout ce qui reste dans une société communiste du concept de valeur de l’économie politique. Mais, comme on le voit, la justification scientifique de cette thèse n’est devenue possible que par le Capital de Marx. (F. E.)
* Engels se réfère ici à son article “ Esquisse d’une critique de l’économie politique ”, paru dans les Annales franco-allemandes.