Le récit des débuts de la vie de Marx et Engels montre clairement qu’ils étaient tous deux des hommes extraordinaires et brillants. Cependant, il est aussi très clair que le marxisme n’est pas une sorte d’invention qui aurait surgi de ces brillants cerveaux d’un seul coup. Ce sont les changements socio-économiques de l’époque qui apportèrent la base pour l’émergence de la vraie idéologie prolétarienne. Le contenu et la forme de cette idéologie, cependant, furent le produit des luttes menées dans les principaux domaines de pensée de l’époque. Marx et Engels étant des intellectuels, ils avaient une compréhension large et profonde des derniers progrès de la pensée des pays les plus modernes de leur période. Ils purent donc se tenir sur les épaules de grands penseurs qui les avaient précédés, absorbant ce qui était bon, rejetant ce qui ne l’était pas. Et ils purent ainsi construire la structure et le contenu du marxisme.

Voyons quels furent les principaux champs de réflexion sur lesquels ils fondèrent leurs idées. Ainsi, nous pourrons également comprendre les principales sources du marxisme.

1) La première source de la pensée marxiste fut la philosophie classique allemande. N’importe quelle idéologie doit avoir ses fondements dans une certaine philosophie et nous avons vu que Marx et Engels avaient une grande connaissance de la philosophie allemande classique.

La philosophie allemande était devenue, entre 1760 et 1830, la plus influente des écoles philosophiques en Europe. Elle trouvait sa base dans la classe moyenne allemande. Cette classe était intellectuellement très développée, mais n’avait pas encore acquis le pouvoir politique pour faire la révolution, ou les ressources économiques pour faire une Révolution Industrielle. C’est probablement ce qui les poussa vers des systèmes de pensée élaborés.

Cependant, cette classe étant remplie de fonctionnaires, elle avait de nombreux aspects contradictoires. Elle penchait parfois vers la bourgeoisie industrielle et le prolétariat, parfois vers les classes féodales. Cela se reflétait donc dans la philosophie allemande, qui contenait tout autant un aspect progressiste qu’anti-progressiste, et se constatait particulièrement dans la philosophie de Hegel, sur laquelle Marx et Engels se basèrent largement. Ils décidèrent donc de rejeter tous ses aspects anti-progressistes qui soutenaient la société féodale existante, et développèrent leur pensée sur ses parties progressistes et révolutionnaires, afin de fonder la philosophie marxiste.

2) L’économie politique anglaise fut la seconde source importante du marxisme. Comme l’Angleterre était le centre de la Révolution Industrielle, il était tout à faire naturel que l’étude de l’économie et de ses lois atteignent leur apogée dans ce pays. C’était un nouveau champ d’étude qui naquit essentiellement au travers de la croissance du capitalisme moderne. L’économie politique avait ses soutiens dans la bourgeoisie industrielle et servait activement à justifier et glorifier le capitalisme. L’économie fournissait aussi le bagage intellectuel à la bourgeoisie montante dans son combat contre les nobles.

Au Royaume-Uni, l’économie pris réellement son envol avec la publication, en 1776, du célèbre livre La Richesse des Nations d’Adam Smith. Dans cet ouvrage, il fit essentiellement valoir que si le capitalisme était libre de se développer, il conduirait aux plus grands progrès de l’humanité. Ainsi, il fournit l’argument pour la réduction des contrôles de toute sorte par les féodaux sur la classe capitaliste. David Ricardo fut un autre célèbre économiste classique ayant joué un rôle crucial dans la bataille de la bourgeoisie contre les propriétaires terriens. C’est lui qui fit remarquer qu’à mesure que le capitalisme progressait, le taux de profit moyen des capitalistes diminuait. Sa contribution principale fut le développement de la théorie de la valeur-travail, qui montrait que toute valeur économique est créée par le travail. D’autres économistes analysèrent ensuite les causes des crises économiques récurrentes sous le capitalisme.

L’économie politique anglaise servait les intérêts de la bourgeoisie industrielle. Elle jouait donc un rôle révolutionnaire dans l’opposition à la noblesse. Cependant, les économistes ne poussaient presque jamais leurs analyses jusqu’au point de heurter les intérêts de la classe bourgeoise. Pour Ricardo par exemple, bien qu’il développa la théorie de la valeur-travail, il n’exposa pas l’exploitation du travail par la classe capitaliste. Il fallut attendre Marx pour cela. Il poussa les raisonnements des économistes anglais au-delà des limites de la classe capitaliste et il en tira les conclusions révolutionnaires nécessaires. C’est comme cela que Marx développa les principes de l’économie politique marxiste.

3) La troisième source du Marxisme fut les diverses théories socialistes de l’époque, qui provenaient principalement de France. Ces théories représentaient les espoirs et les aspirations de la classe prolétaire émergente, étant à la fois le reflet de l’exploitation capitaliste et la révolte face à l’oppression de la classe travailleuse. La France était à l’époque le principal centre des groupes et des théories révolutionnaires qui inspiraient l’ensemble de l’Europe. Il était donc naturel que les théories socialistes proviennent elles aussi principalement de France.

La plupart de ces théories présentaient des défauts majeurs, car elles n’étaient pas fondées sur une analyse scientifique adéquate de la société. Elles représentaient quoi qu’il en soit une coupure avec l’individualisme, l’intérêt personnel et la compétition des théories révolutionnaires bourgeoises. Elles montraient également la voie à suivre pour le prolétariat de la société capitaliste. Marx étudia donc ces théories socialistes et communistes avant de formuler les principes marxistes du socialisme scientifique. A Paris, il passa un temps considérable avec les chefs et les membres de nombreux groupes socialistes et révolutionnaires. Marx prit ce qu’il y avait de mieux dans ce socialisme et lui donna la base scientifique de la lutte des classes. Il développa de cette manière le marxisme, c’est-à dire le socialisme scientifique.

Voilà donc comment le marxisme émergea de trois grandes sources dans ce qui était alors la région la plus économiquement avancée du monde, l’Europe. Les trois sources du marxisme – la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et les théories socialistes françaises – correspondaient aux trois composantes principales de cette nouvelle idéologie – la philosophie marxiste du matérialisme dialectique, l’économie politique marxiste et le socialisme scientifique. Dans les pages qui vont suivre, nous essaieront de comprendre l’essence de chacune de ces composantes.