La Russie est l’un des pays où le marxisme et la littérature marxiste se propagèrent très tôt. En fait, la première traduction du livre majeur de Marx, Le Capital ou Das Kapital, fut en russe. L’édition publiée en 1872 (seulement cinq ans après l’édition allemande originale), connut un succès immédiat avec de bonnes ventes et de nombreux avis positifs dans des revues prestigieuses. Son impact fut tellement grand qu’en 1873-74 des citations du Capital avaient déjà commencé à apparaître dans la propagande des étudiants radicaux des grandes villes russes. La traduction en russe d’autres œuvres marxistes fut également entreprise assez tôt par les révolutionnaires russes attirés par le marxisme.

L’une d’entre elles était Vera Zasulich, une révolutionnaire réputée pour sa tentative d’assassinat du gouverneur de Saint-Pétersbourg. Elle commença une correspondance avec Marx en 1881, qu’elle poursuivit ensuite avec Engels après la mort de Marx. En 1883, elle devint partie prenante de la première organisation marxiste russe – le groupe Libération du Travail dirigé par George Plekhanov. Plekhanov avait participé au 1er Congrès de la Deuxième Internationale en 1889, après quoi il rencontra Engels. Après cette réunion, Plekhanov continua à maintenir des liens étroits et à prendre des conseils de la part d’Engels.

Plekhanov joua un rôle central dans l’établissement du marxisme en Russie. Il traduisit et popularisa beaucoup d’œuvres de Marx et d’Engels. En combattant les points de vue des anarchistes et des socialistes paysans populistes, il apporta également de nombreuses contributions théoriques au marxisme. La Russie était à cette époque sous la domination tyrannique du Tsar contre lequel de nombreux groupes révolutionnaires avaient commencé leurs activités. Beaucoup de ces groupes avaient cependant des penchants vers l’anarchisme et le terrorisme. Plekhanov et le groupe Libération du Travail jouèrent un rôle crucial dans la conversion de considérables sections de ces mouvements au marxisme. Lénine, qui s’allia plus tard à ce groupe, fut cependant la figure remarquable qui prit les devants du marxisme et du mouvement prolétarien.

Lénine était le pseudonyme de Vladimir Ilyich Ulyanov, né le 22 avril 1870, dans la ville de Simbirsk, capitale de la province du même nom. La ville était située sur la Volga, qui est le plus grand fleuve de Russie. Durant la jeunesse de Lénine, bien qu’il s’agissait d’une capitale provinciale, la communication avec le monde extérieur était limitée. Il n’y avait pas de chemin de fer et le principal moyen de transport restait les bateaux à vapeur qui voyageaient de haut en bas du fleuve. Pendant les longs mois d’hiver où le fleuve gelait, les bateaux ne circulaient plus et il les voyages devaient s’effectuer à dos de cheval.

Le père de Lénine était un homme bien éduqué qui, par un travail acharné, était passé de paysan pauvre à professeur, inspecteur et enfin directeur des écoles primaires dans la province de Simbirk. On lui avait également donné le rang noble de Conseiller Civil en 1874. Il mourut en 1886. La mère de Lénine était la fille d’un médecin de campagne. Bien qu’elle n’ait pas été à l’école, elle avait reçu son éducation à domicile et avait même appris beaucoup de langues étrangères, qu’elle a ensuite pu enseigner à ses enfants. Elle est, quant à elle, morte en 1916. Ils eurent ensemble huit enfants, dont deux sont morts en bas âge et un pendant son adolescence. Lénine était le quatrième de la famille. Tous ses frères et sœurs sont devenus des révolutionnaires en grandissant.

Lénine fut cependant le plus influencé par son frère aîné, Alexandre. Alexandre était un étudiant brillant et médaillé d’or de l’Université de Saint-Pétersbourg (alors capitale de la Russie). Il était membre de cercles d’études révolutionnaires secrets parmi les jeunes de Saint-Pétersbourg et menait une propagande politique parmi les travailleurs. Il était idéologiquement entre les populistes et le marxisme. En 1887, Alexandre fut arrêté avec sa sœur aînée Anna et d’autres camarades pour avoir tenté d’assassiner le tsar. Anna fut plus tard libérée et bannie de Saint-Pétersbourg. Alexandre, cependant, étant le chef du groupe, fut pendu le 8 mars 1887, avec quatre de ses camarades. Lénine, âgé de seulement 17 ans, jura de venger le martyr de son frère.

Lénine était, dès son plus jeune âge, un étudiant modèle avec une méthode d’étude très systématique. Contrairement aux autres étudiants, il ne rendait jamais ses devoirs à la dernière minute. A la place, il préparait des plans préliminaires et des brouillons, prenait constamment des notes et faisait toujours des ajouts et des changements avant de rendre son travail final. Il avait un très haut niveau de concentration et ne parlait à personne qui le dérangeait pendant ses études. Il admirait beaucoup son frère aîné et essayait toujours d’imiter Alexandre dans ses moindres faits et gestes quand il était petit. Un mois après la pendaison de son frère, Lénine, malgré le deuil et les fortes tensions, devait passer ses examens de fin d’études. Il reçut la médaille d’or du meilleur étudiant de l’école. En dépit de la médaille d’or, Lénine ne pouvait être admis à l’Université de Saint-Pétersbourg ou à l’Université de Moscou puisqu’il était le frère d’un révolutionnaire connu. Il fut finalement admit dans la petite Université de Kazan. Il fut cependant expulsé de la ville à peine trois mois après son arrivée à Kazan pour avoir participé à une manifestation contre de nouvelles réglementations limitant l’autonomie des universités et la liberté des étudiants. Le policier qui l’escorta hors des limites de la ville essaya de convaincre le jeune Lénine qu’il était au pied du mur. Lénine lui répondit que le mur était pourri et qu’il suffirait d’un coup de pied pour le faire s’effondrer. L’année suivante, en 1888, Lénine fut autorisé à retourner à Kazan, mais ne put retourner à l’université. C’est là qu’il commença à assister à l’un des cercles d’études marxistes secrets.

Au cours de cette période et plus tard, lorsque la famille déménagea dans une autre province de Samara, Lénine passa une grande partie de son temps à lire et à étudier. Outre la lecture des ouvrages des révolutionnaires russes, Lénine, à l’âge de dix-huit ans, commença à lire de nombreuses œuvres de Marx et Plekhanov. Il entreprit de propager sa connaissance du marxisme, d’abord à sa sœur aînée, Anna, puis en organisant de petits groupes de discussion avec ses amis. Il s’adonna également à la natation, au patinage, à l’alpinisme et à la chasse.

Pendant ce temps, sa mère tentât à plusieurs reprises de lui permettre de réintégrer l’université. On le rejeta encore à Kazan. On lui refusa également un passeport étranger pour aller étudier ailleurs. Après de nombreuses demandes, Lénine fut finalement accepté en 1890 comme étudiant externe en droit à l’Université de Saint-Pétersbourg. Il devait se rendre directement aux examens sans avoir le droit de participer aux cours. Lénine était déterminé à finir ses études en même temps que ses anciens camarades de Kazan. Il étudia donc de son côté et complétât quatre ans de cours en un seul. A l’issue des examens de 1891, il reçut les meilleures notes dans toutes les matières et reçut un diplôme avec mention. En janvier 1892, il fut accepté comme avocat et commença à plaider au tribunal régional de Samara.

Cependant, Lénine n’était pas très intéressé par la pratique du droit. Pendant qu’il passait ses examens à Saint-Pétersbourg, il y avait rencontré des contacts marxistes et avait obtenu de la littérature marxiste. A Samara, Lénine passa une grande partie de son temps à donner des conférences dans des cercles d’études de travailleurs et autres groupements illégaux. Il forma également le premier cercle d’études marxistes de Samara. Samara était un centre populiste et Lénine concentrait alors son énergie à la lutte contre l’idéologie populiste de l’époque qui s’était accommodée du libéralisme. Il respectait malgré tout les révolutionnaires populistes braves et altruistes des années 1870 dont beaucoup vivaient désormais à Samara après s’être retirés de la politique. Lénine était toujours désireux d’apprendre de leur travail révolutionnaire, de leurs techniques clandestines et du comportement des révolutionnaires pendant les interrogatoires et les procès. C’est à Samara que Lénine rédigea ses premiers écrits, qui circulèrent parmi les cercles d’études. Il traduisit également le Manifeste du Parti Communiste en russe. Les activités et l’influence de Lénine commencèrent à s’étendre au-delà de Samara dans d’autres provinces de la région de la Volga.

Après avoir développé et formé son point de vue, Lénine voulait maintenant élargir la portée de son travail révolutionnaire. C’est pourquoi il déménagea en août 1893 à Saint-Pétersbourg, un important centre industriel avec un important prolétariat. En guise de couverture, il occupa un poste d’assistant à un avocat de Saint-Pétersbourg. Il fit cependant très peu de travail juridique et se consacra entièrement aux activités révolutionnaires. Lénine devint rapidement une figure de premier plan et apporta une nouvelle vie aux nombreux cercles d’études secrets de Saint-Pétersbourg. Il influença également les cercles de Moscou. Outre les conférences qu’il donnait dans les cercles, il était toujours intéressé par les moindres détails de la vie des ouvriers. Il convainquit une grande partie des révolutionnaires de passer de la propagande sélective (la propagande à l’époque était similaire à nos cours d’éducation politique aujourd’hui) dans de petits cercles à l’agitation massive parmi la masse des travailleurs.

C’est au cours de cette période qu’il rencontra sa future épouse, Kroupskaïa, qui était déjà familière avec le marxisme et qui enseignait bénévolement à une école de nuit pour les travailleurs. Beaucoup de ses étudiants travailleurs faisaient parti d’un cercle d’étude mené par Lénine. Lénine lui-même était toujours heureux d’apprendre de sa connaissance approfondie des conditions de vie et de travail des travailleurs de Saint-Pétersbourg. Quand Lénine tombât malade, elle le visita et peu à peu leur amitié se transforma en amour.

Pendant ce temps, Lénine continua à élargir ses contacts dans plusieurs autres villes de Russie. En février 1895, une réunion des groupes marxistes dans diverses villes décida d’envoyer Lénine et un autre délégué de Moscou à l’étranger pour entrer en contact avec le groupe Libération du Travail. La première visite de Lénine en Europe eut lieu d’avril à septembre 1895. Au cours de cette période il rencontra Plekhanov et Axelrod, du groupe Libération du Travail, ainsi que d’autres dirigeants des organisations ouvrières allemandes et françaises. Il voulait ardemment rencontrer Engels, mais ne pouvait pas le faire, car celui-ci était sur son lit de mort.

À son retour en Russie, il unifia tous les milieux marxistes de Saint-Pétersbourg en une seule organisation politique appelée la Ligue de lutte pour la libération de la classe ouvrière. La ligue entrepris immédiatement d’agiter politiquement et d’organiser des grèves dans de grandes usines de la ville, planifiant également de publier un magazine ouvrier clandestin. Ce magazine ne vit cependant jamais le jour. La police secrète, qui surveillait attentivement Lénine, avait finalement réussi, grâce à l’aide d’un informateur, à l’arrêter avec des preuves. Il fut appréhendé en décembre 1895 alors qu’il transportait le premier manuscrit du magazine et fut envoyé en prison.

Même emprisonné, Lénine réussit à rester en contact étroit avec ses camarades de l’extérieur. Sa mère et sa sœur Anna lui apportèrent de nombreux livres, qu’il utilisait pour envoyer des lettres écrites dans un langage secret qu’il avait appris à Anna. Il en écrivait également avec du lait, qui servait d’encre invisible qui ne devenait visible que lorsqu’on chauffait la lettre. Son pain noir lui servait de pot à encre, car de cette manière il pouvait se débarrasser facilement des preuves en l’avalant si un garde passait devant sa cellule. Ainsi, de sa cellule, Lénine pouvait même écrire des brochures et diriger les grèves qui parcouraient la Russie de 1896. Il était devenu le véritable dirigeant de l’Union. Il commença également à ce moment-là à travailler sur son premier ouvrage théorique majeur, Le Développement du Capitalisme en Russie. Parallèlement à son étude intensive du matin au soir, Lénine faisait des exercices physiques tous les jours avant d’aller se coucher.

Après plus d’un an en prison, Lénine fut libéré, mais immédiatement condamné à trois ans d’exil en Sibérie où il fut transféré au mois de mai 1897. Entre-temps, Kroupskaïa avait elle aussi été arrêtée. Lénine la demanda en mariage à partir de la Sibérie. Elle répondit simplement: « Si je dois être une épouse, alors qu’il en soit ainsi ». Elle put ainsi se joindre à lui en Sibérie, où elle arriva au mois de mai 1898. Lénine passa la majeure partie de son temps là-bas à son travail théorique. Avec l’aide de Kroupskaïa, il traduisit en russe un livre anglais intitulé La Démocratie Industrielle. Il acheva son travail sur le développement du capitalisme en Russie, qui fut publié légalement en 1899. Il commença également sa lutte contre les économistes – une tendance opportuniste liée au révisionnisme de Bernstein mentionné dans le chapitre précédent. Il écrivit beaucoup sur ce que devaient être le programme et les objectifs immédiats des révolutionnaires russes. Quand il revint de son exil, au début de 1900, il commença à travailler sur ces tâches.