Comme mentionné précédemment, au chapitre 14, la période qui suivit la défaite de la révolution de 1905 en était une de répression et de réaction extrêmes sous la direction du Premier ministre du Tsar, Stolypine. La classe ouvrière fut désignée comme la cible principale des attaques. Les salaires furent réduits de 10 à 15%, et la journée de travail, portée de 10 à 12 heures. Des listes noires de militants ouvriers furent élaborées afin qu’on ne leur donne pas d’emplois. Des systèmes d’amendes sur les travailleurs furent introduits. Toute tentative d’organisation rencontra des attaques sauvages de la part de la police et des milices organisées par les agents du tsar. Dans une telle situation, de nombreux intellectuels et éléments petits bourgeois abandonnèrent la lutte et certains rejoignirent même le camp de l’ennemi.

Pour faire face à cette nouvelle situation, les bolcheviks passèrent de tactiques offensives (comme la grève générale et le soulèvement armé utilisé pendant la période de la Révolution de 1905) à des tactiques défensives. Les tactiques défensives signifiaient le rassemblement des forces, la retraite des cadres dans la clandestinité et la poursuite du travail du parti en souterrain ainsi que la combinaison du travail illégal avec le travail dans les organisations ouvrières légales. La lutte révolutionnaire ouverte contre le tsarisme fut remplacée par des méthodes de lutte détournées.

Les organisations légales survivantes servirent de couverture pour les organisations clandestines du parti et comme moyen de maintenir les liens avec les masses. Afin de préserver leurs liens avec les masses, les bolcheviks firent usage des syndicats et autres organisations populaires existantes, telles que les associations d’aide aux malades, les coopératives de travailleurs, les clubs, les sociétés d’éducation et même le Parlement. Les bolcheviks utilisèrent la plate-forme de la Douma d’État pour dénoncer la politique du gouvernement tsariste et les partis libéraux afin de gagner le soutien des paysans au prolétariat. La préservation de l’organisation illégale du Parti lui permit de mener une ligne juste et de rassembler des forces en vue d’une nouvelle montée de la révolution.

En mettant en œuvre ces tactiques, les bolcheviks durent lutter contre deux déviations au sein du mouvement – les liquidateurs et les Otzovistes (rappellistes). Les liquidateurs, qui étaient des mencheviks, voulaient supprimer les structure illégales du parti et mettre en place un parti légal du « travail », avec le consentement du gouvernement. Les rappellistes, qui étaient parmi les bolcheviks, voulaient rappeler tous les membres bolcheviks de la Douma, et se retirer aussi des syndicats et de toutes les autres formes légales d’organisation. Ils ne voulaient conserver que la forme d’organisation illégale. Le résultat des deux tactiques aurait été d’empêcher le parti de réunir les forces nécessaires pour une nouvelle avancée de la révolution. En rejetant les deux déviations, les bolcheviks utilisèrent la tactique correcte de combiner des méthodes légales et illégales et purent acquérir une forte présence dans de nombreuses organisations de travailleurs de même que gagner à leur positions un certain nombre d’organisations de travailleurs mencheviks. Cela renforça le parti et le prépara pour la reprise du mouvement révolutionnaire, qui ressurgit à partir de 1912.

Les bolcheviks tinrent une conférence séparée du parti en janvier 1912 et se constituèrent en parti séparé : le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (Bolcheviks) [POSDR (B)]. Lors cette conférence, ils constatèrent la montée du mouvement révolutionnaire qui avait été observée par l’augmentation du nombre de grévistes en 1911. Lors de cette conférence et lors des réunions du Comité central qui suivirent, de nouvelles tactiques furent décidées en fonction de la nouvelle situation. Il s’agissait d’étendre et d’intensifier les luttes des travailleurs.

Un aspect important de la tactique du Parti au cours de cette période fut le démarrage du quotidien la Pravda (la Vérité), qui contribua à renforcer les organisations bolcheviques et à étendre leur influence parmi les masses. Auparavant, les bolcheviks avaient un journal hebdomadaire, destiné aux travailleurs avancés. La Pravda, cependant, était un journal quotidien de masse, destiné à s’adresser à de plus larges sections des travailleurs. Lancé le 5 mai 1912, il dura deux ans et demi. Au cours de cette période, il rencontra de nombreux problèmes et de lourdes amendes des censeurs du gouvernement. Il fut supprimé huit fois, mais reparu à chaque fois sous un nom légèrement changé. Il avait une circulation moyenne de 40 000 exemplaires. La Pravda était soutenue par un grand nombre de travailleurs avancés – 5600 groupes de travailleurs collectaient pour la presse bolchevique. Par la Pravda, l’influence bolchevique se propagea non seulement parmi les travailleurs, mais aussi parmi les paysans. En effet, pendant la période de l’essor du mouvement révolutionnaire (1912-14), les bases solides d’un parti bolchevique de masse furent jetées. Comme l’avait dit Staline: La Pravda de 1912 était la pose de la pierre angulaire de la victoire du bolchevisme en 1917”.

Avec le déclenchement de la guerre en 1914, la situation révolutionnaire mûrit encore. Les bolcheviks menèrent une vaste propagande parmi les ouvriers contre la guerre et pour le renversement du tsarisme. Des unités et des cellules furent également formées dans l’armée et la marine, sur le front et à l’arrière, et des brochures étaient distribuées pour demander une lutte contre la guerre. Au front, après l’agitation intensive du Parti pour l’amitié et la fraternité entre les soldats des armées en conflit, il y eut un nombre croissant de refus d’attaquer de la part des unités armées en 1915 et 1916. La bourgeoisie et les propriétaires fonciers faisaient fortune grâce à la guerre, mais les ouvriers et les paysans souffraient de difficultés croissantes. Des millions de personnes moururent directement de leurs blessures ou d’épidémies causées par les conditions de guerre. En janvier et février 1917, la situation s’aggrava particulièrement. La haine et la colère contre le gouvernement tsariste se répandait.

Même la bourgeoisie impérialiste russe se méfiait du tsar, dont les conseillers travaillaient pour une paix séparée avec l’Allemagne. Eux aussi, avec le soutien des gouvernements britanniques et français, avaient prévu de remplacer le tsar par un coup d’Etat de palais. Cependant, le peuple agit le premier.

À partir de janvier 1917, un fort mouvement de grève révolutionnaire surgit à Moscou, Pétrograd, Bakou et dans d’autres centres industriels. Les bolcheviks organisèrent de grandes manifestations de rue en faveur d’une grève générale. Alors que le mouvement de grève prenait de l’ampleur, le 8 mars, lors de la Journée internationale de lutte des femmes, les travailleuses de Pétrograd furent appelées par les bolcheviks pour manifester contre la famine, la guerre et le tsarisme. Les travailleurs appuyèrent les travailleuses avec des grèves et le 11 mars, les grèves et les manifestations avaient pris le caractère d’un soulèvement armé. Le Bureau du Comité central, le 11 mars, lança un appel à la poursuite du soulèvement armé pour renverser le tsar et à l’établissement d’un gouvernement révolutionnaire provisoire. Le 12 mars, 60 000 soldats se joignirent au camp de la révolution, combattirent la police et aidèrent les travailleurs à renverser le tsar. Au fur et à mesure que la nouvelle se répandit, les travailleurs et les soldats commèrent à destituer les responsables tsaristes à travers toute la Russie. La révolution démocratique bourgeoise de février avait gagné. (On l’appelle la révolution de février parce que le calendrier russe à cette époque avait 13 jours de retard sur le calendrier d’autres parties du monde et la date de la victoire de la révolution était le 27 février selon le calendrier russe).

Dès que le tsarisme fut renversé, à l’initiative des bolcheviks, des Soviets de députés ouvriers et soldats émergèrent. Cependant, alors que les bolcheviks dirigeaient directement la lutte des masses dans les rues, les partis compromettants, opportunistes, mencheviks et socialistes-révolutionnaires (un parti petit-bourgeois qui était une continuation des premiers populistes) saisirent les sièges dans les Soviets et établirent une majorité là-bas. Ainsi, ils dirigèrent les Soviets à Pétrograd, à Moscou et dans un certain nombre d’autres villes. Pendant ce temps, les membres bourgeois libéraux de la Douma conclurent un accord en catimini avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires et formèrent un gouvernement provisoire. Le résultat fut la formation de deux corps représentant deux dictatures : la dictature de la bourgeoisie, représentée par le gouvernement provisoire et la dictature du prolétariat et de la paysannerie, représentée par les Soviets des députés ouvriers et soldats. Lénine appela cela le double pouvoir.

Immédiatement après la révolution bourgeoise, Lénine, toujours en Suisse, écrivit ses célèbres Lettres d’Exil, où il anaysait ce double pouvoir. Il montra comment les Soviets étaient l’embryon du gouvernement ouvrier, qui devait aller de l’avant et remporter la victoire dans la deuxième étape de la révolution – la révolution socialiste. Leurs alliés à cet égard seraient les larges masses semi-prolétariennes, les petits paysans et le prolétariat de tous les pays.

Le 16 avril 1917, Lénine arriva à Pétrograd après une longue période d’exil, et le lendemain présenta ses célèbres thèses d’avril devant une réunion des bolcheviks. Il appelait à s’opposer au gouvernement provisoire et à travailler pour une majorité bolchevik aux Soviets ainsi qu’au transfert du pouvoir de l’Etat aux Soviets. Il présenta le programme pour assurer la paix, la terre et le pain. Enfin, il appela à un nouveau Congrès du parti avec un nouveau nom de parti, le Parti communiste, pour construire une nouvelle Internationale, la Troisième Internationale. Les mencheviks attaquèrent immédiatement les thèses de Lénine et déclarèrent que « la révolution était en danger ». Cependant, dans un délai de trois semaines, la première Conférence pan-russe du Parti bolchevik à se tenir ouvertement (Septième Conférence) approuva le rapport de Lénine basé sur les mêmes thèses. Il déclara le slogan «Tout le pouvoir aux Soviets !». Il approuva également une résolution très importante, proposée par Staline, déclarant le droit des peuples à l’autodétermination, y compris à la sécession.

Dans les mois suivants, les bolcheviks travaillèrent énergiquement selon la ligne de la Conférence, convainquant les masses d’ouvriers, de soldats et de paysans de l’exactitude de leur position. Le Sixième Congrès du Parti eut également lieu en août 1917, 10 ans après la dernière. En raison du danger d’attaque du gouvernement provisoire, le Congrès devait se tenir en secret à Pétrograd, sans la présence de Lénine. Staline y présenta les principaux rapports politiques, qui appelaient à la préparation du soulèvement armé. Le Congrès adopta également de nouvelles règles pour le parti, qui prévoyaient que toutes les organisations du parti seraient fondées sur les principes du centralisme démocratique. Il admit également le groupe dirigé par Trotski dans le Parti.

Peu de temps après le Congrès, le commandant en chef de l’armée russe, le général Kornilov, organisa une révolte de l’armée pour écraser les bolcheviks et les Soviétiques. Cependant, les bolcheviks avaient convaincu les soldats de nombreuses divisions de ne pas obéir aux ordres et la révolte échoua. Après l’échec de cette révolte, les masses réalisèrent que les bolcheviks et les Soviets étaient la seule garantie pour la paix, la terre et le pain, qui étaient leurs revendications pressentes. La bolchevisation rapide des Soviets eut lieu, et avec la marée montante de la révolution, le Parti commença à préparer le soulèvement armé.

Dans cette période, Lénine, pour des raisons de sécurité, dut rester en Finlande, loin de l’arène principale de la bataille. Au cours de cette période, il compléta son livre, L’État et la Révolution, qui défendait et développait les enseignements de Marx et Engels sur la question de l’État. Tout en exposant particulièrement les distorsions sur cette question par des opportunistes comme Kautsky, cet œuvre obtint une importance théorique et pratique à l’échelle internationale. En effet, comme le voyait clairement Lénine, la révolution bourgeoise russe de février était un maillon d’une chaîne de révolutions prolétariennes socialistes provoquées par la Première Guerre mondiale. La question de la relation entre la révolution prolétarienne et l’Etat n’était alors plus seulement une question théorique. En raison de la situation révolutionnaire créée par la guerre, il s’agissait maintenant d’un problème d’une importance pratique immédiate et il fallait que le mouvement prolétarien international et les masses soient éduquées à la compréhension juste de la question.

Alors que la marée révolutionnaire se levait, Lénine débarqua à Pétrograd le 20 octobre 1917. Au cours des trois jours qui suivirent son arrivée, une réunion historique du Comité central décida de lancer le soulèvement armé dans un délais de quelques jours. Immédiatement, des représentants furent envoyés dans toutes les régions du pays et en particulier aux unités de l’armée. Lorsqu’il prit connaissance du plan de soulèvement, le gouvernement provisoire déclencha une attaque contre les bolcheviks, le 6 novembre 1917, la veille de la tenue du Deuxième Congrès des Soviets de Russie. Les gardes rouges et les unités révolutionnaires de l’armée ripostèrent et, le 7 novembre 1917, le pouvoir d’état était passé aux mains des Soviets.

Immédiatement, le lendemain, le Congrès des Soviets adopta le décret sur la paix et le décret sur les terres. Il forma le premier gouvernement soviétique – le Conseil des commissaires du peuple – dont Lénine fut élu premier président. La Grande révolution socialiste d’octobre avait établi la dictature du prolétariat.

Il y eut cependant une longue bataille avant que le pouvoir ouvrier ne soit consolidé. Tout d’abord, la guerre avec l’Allemagne devait être terminée. Cela fut finalement réalisé par le traité de Brest-Litovsk en février 1918. Cela n’apporta cependant pas une paix durable. Dès que la Première Guerre Mondiale s’est terminée, les puissances impérialistes victorieuses, la Grande-Bretagne, la France, le Japon et l’Amérique, commencèrent une intervention directe et indirecte afin d’aider les anciennes classes dirigeantes de Russie à mener une guerre civile contre l’Etat soviétique. Cette guerre civile prit place jusqu’à la fin de 1920. L’état soviétique en sortit victorieux, mais à la fin de la guerre, l’économie était en ruine.