La Place Rouge, centre de Moscou et de l’immense Russie européenne et asiatique. Le Mausolée, centre de la Place Rouge. Sur le haut du mausolée, au fond duquel Lénine dort, comme ressuscité, — cinq ou six personnes, debout, en file, et qui, à quelques pas de distance, sont à peu près pareilles l’une à l’autre.

Tout autour, diverge et converge un fourmillement symétrique de multitude, qui semble sortir de terre et y rentrer. C’est une cérémonie qui se déploie, en long, en large, kaléidoscopiquement, d’une frontière à l’autre de la place, un défilé interminable, frémissant de toile rouge et de soie rouge chargées de lettres et de phrases — de l’étoffe qui clame ; ou bien, c’est une parade sportive monstre qui, tout en se précipitant, se dessine comme un parc. Ou alors, c’est le pullulement de la plus énorme armée du monde, le peuple de l’Armée Rouge, découpé en rectangles.

Par-ci, par-là, on voit de tout près des morceaux de forêt bariolée en marche : le scintillement d’une palissade de baïonnettes qui passe, ou bien un rang de jeunes gens et de jeunes femmes, ou simplement, leurs figures l’une à côté de l’autre, altières, heureuses, qui rient et font de la lumière.

Ces déferlements pensants qui durent des heures, et l’enthousiasme qui se répercute de la foule massée dans les parallèles des tribunes longeant le mur dentelé du Kremlin, font un tourbillon de grondements et de clameurs, qui a un centre. Cette clameur prend forme humaine : « Staline ! »

C’est lui le milieu, c’est lui le cœur de tout ce qui rayonne sur la mappemonde, autour de Moscou.

Son portrait, — sculpture, dessin, photo, — est partout dans le continent soviétique, comme celui de Lénine, et à côté de celui de Lénine. Il n’est pas un coin, dans une entreprise, une caserne, un bureau, une devanture, où il n’apparaisse sur fond rouge, entre un tableau de pittoresques statistiques socialistes (icône antireligieuse), et la faucille enlaçant le marteau. Dernièrement, s’est posée partout, sur les murs de la Russie et des Républiques, une affiche représentant, en très grandes dimensions, les profils superposés de deux morts et d’un vivant : Karl Marx, Lénine, Staline. Et multiplions encore par mille : il n’y a pas beaucoup de chambres d’ouvriers ou d’intellectuels où ne figure pas Staline. Ce peuple de la sixième partie du monde, ce peuple neuf, que vous aimez ou que vous haïssez, voilà la tête qu’il a.

Quelques heures après, l’heure du déjeuner. (Elle est très variable en Russie : chez l’abondante élite des « responsables », c’est l’emploi du temps qui obéit). Aujourd’hui, ce sera, si vous voulez, deux heures.

Le Kremlin est une enceinte fortifiée haute en couleur, une petite ville somptueuse qui s’élève tout d’une pièce au milieu de Moscou. A l’intérieur de la spacieuse muraille aux tours barbares peintes en rouge et vert, c’est toute une cité d’antiques églises aux bulbes dorés, de vieux palais (et même un grand palais neuf bâti au XIXe siècle par un riche propriétaire de la famille Romanov, et qui ressemble à un hôtel Carlton).

Voici, dans ce Kremlin qui a l’air d’une exposition d’églises et de palais, et au pied de l’un de ceux-ci, une petite maison à trois étages. Celle menue bâtisse que vous ne remarqueriez pas si on ne vous l’indiquait pas, faisait partie des communs du palais, et là habitait jadis quelque domestique du tsar.

On monte à l’étage où il y a des rideaux de lin blanc. Ces trois fenêtres sont celles du logement de Staline. Dans le tout petit vestibule, on se jette sur une grande capote de soldat pendue au-dessous d’une casquette accrochée. Il y a trois chambres et une salle à manger. Les chambres sont d’une simplicité de chambres d’hôtel — convenable — de deuxième ordre. La salle à manger est ovale ; on y sert un repas qui vient d’un restaurant ou que prépare une femme de service. Dans les pays capitalistes, un modeste employé ferait la grimace devant les chambres et ne se contenterait pas du menu. Un petit garçon joue dans le local. Le fils aîné Jascheka dort, la nuit, dans la salle à manger, sur un divan qu’on transforme en lit, le cadet dans un tout petit réduit, sorte d’alcôve qui s’ouvre là.

L’homme, son repas fini, fume sa pipe à côté de la fenêtre, assis sur un quelconque fauteuil. Il est toujours vêtu de même. En uniforme ? Ce serait trop dire. C’est plutôt une indication d’uniforme, un accoutrement de simple soldat encore simplifié : bottes, culottes et veste montante kakis. On cherche dans sa mémoire : Non, on ne l’a jamais vu habillé autrement, sinon, l’été, en toile blanche. Il gagne, par mois, les quelques centaines de roubles qui constituent le mince salaire maximum des fonctionnaires du Parti Communiste (ça ferait, chez nous, quelque chose comme quinze cents ou deux mille francs).

Sont-ce les yeux exotiques, quelque peu asiatiques, de l’homme fumant la pipe, qui lui donnent dans son masque assez rude d’ouvrier, un air ironique ? Quelque chose dans le regard et les traits fait qu’on croit le voir sourire continuellement. Ou mieux, on dirait toujours qu’il va rire. C’est comme ça que se présentait, jadis, l’Autre. Ce n’est pas tant que le regard soit un peu fauve, ce sont plutôt les yeux qui clignent toujours. Ce n’est pas tant le plissement de la face du lion (quoiqu’il y ait de cela), que la finesse maligne du paysan. De vrai, il a tout bonnement le sourire et le rire extrêmement faciles. Il parle peu — lui qui peut pendant trois heures vous parler de la question sur laquelle vous l’interrogez au hasard, sans en laisser une facette dans l’ombre. Il rit, et même aux éclats, beaucoup plus volontiers qu’il ne parle.

C’est là le plus important de nos contemporains. Il conduit 170 millions d’êtres sur 21 millions de kilomètres carrés. Il a un nombreux entourage direct. Mais ces hommes l’aiment et croient en lui, et ont besoin de lui, et forment un groupement qui l’épaule et le fait ressortir. Il se dresse de toute sa hauteur à la fois sur l’Europe et sur l’Asie, à la fois sur aujourd’hui et sur demain. C’est l’homme le plus visible du monde, et pourtant un des moins connus.

La biographie de Staline, dit Kalinine, apparaît comme une partie très importante du mouvement ouvrier révolutionnaire russe. Partie intégrante. Et tous ceux qui ont voix au chapitre, ici, ou là-bas, vous diront, dans les mêmes termes, la même chose.

C’est une affaire assez solennelle, d’entreprendre cette évocation d’un homme mêlé à ce point à une besogne continentale, d’un militant politique à travers lequel on voit des mondes et des époques. En le suivant, on met le pied dans l’histoire, et ou foule des voies vierges, et on aborde des situations inédites de la bible de l’humanité. Les documents accourent et s’accumulent. Il y en a trop, à cause de tout ce que contiennent ces horizons renouvelés. On doit tailler et se faire un chemin par des coupes successives, dans cette encyclopédie chaude, encore criante et toute vivante.

Et cela nous place au cœur de ce qui est non seulement la plus grande question de l’heure, mais la plus grande question de tous les temps : Quel est l’avenir de l’espèce humaine, tellement martyrisée jusqu’ici par l’histoire, quelle est la dose de bien-être et la dose de justice terrestre à laquelle elle peut aspirer ? Quel est, dans le grand tout, l’espoir des deux milliards d’hommes ?

Cette question est sortie des bas-fonds, elle a été soulevée, déblayée, mise en actualité, par quelques inventeurs contemporains, qui prétendent tout modifier ici-bas par des tremblements de terre justes ; et celui que nous avons sous les yeux est leur représentant.

Un révolutionnaire sous le tsar.

C’était à Gori, une ville de Géorgie qui avait forme de village, et c’était il y a un bon demi-siècle — en 1879. Un garçon, dénommé Joseph naquit dans une masure aux angles et aux soubassements de brique, au corps de bois, au toit de planches, et qui avait, sur une façade, une porte, et sur une autre, le trou de la cave. Le décor ambiant n’était pas luxueux. Devant la maison, une ruelle hérissée de pavés durs, bordée de l’autre côté par des baraques aux rafistolages asymétriques et aux tuyaux qui pointaient de toutes parts. Au ‘milieu des galets de la ruelle, le creux d’un ruisseau.

La mère, Catherine, avait une belle figure grave aux yeux noirs (tellement noirs qu’ils semblaient déborder en meurtrissures sombres, tout autour, sur la peau). Des portraits récents nous montrent ce régulier visage encadré en carré par le voile noir, selon la anode antique et sévère des femmes caucasiennes d’un certain âge. Le père, Vissarion Djougachvili, était natif du village de Didi-Lilo et cordonnier de son état. Il travaillait dur dans une fabrique de chaussures, pas loin de là, à Tiflis, la capitale de la Géorgie. On voit dans un musée le méchant escabeau tendu de cordes qu’il a usé et effrité. C’était un pauvre homme, peu instruit, mais un brave homme : Il mit Joseph à l’école de Gori (une maisonnette ombragée de feuilles et semblable à une ferme), puis au Séminaire de Tiflis — c’està-dire qu’il fit vraiment tout ce qu’il pouvait faire pour lui avec les moyens qu’il avait.

Ensuite : Je suis entré dans le mouvement révolutionnaire, à quinze ans, quand je me suis trouvé en rapports avec les groupes clandestins de marxistes russes qui se trouvaient en Transcaucasie. Ces groupes exercèrent sur moi une forte influence et me donnèrent le goût de la littérature clandestine…

Joseph Vissarionovitch a regardé autour de lui. Parmi les hommes, il y a une majorité qui accepte l’autorité constituée, se tait, et marche. C’est ce troupeau dont parle Tacite, qui dit aussi que c’est grâce à ces citoyens muets « que tout peut se faire ». Il y en a d’autres, en infime minorité, qui trouvent à redire — et qui n’acceptent pas.

Donc, il regarda et écouta.

La Géorgie forme (avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan), la Transcaucasie —, au sud du Caucase, entre la mer Noire et la mer Caspienne. Après une très longue et très chevaleresque histoire, la Géorgie (dernière « marche « de la chrétienté en face le Turc), perdit son indépendance, et, au début du XIXe siècle, fut soudée à la périphérie de l’Empire Russe. Le Russe central trônant à Saint-Pétersbourg s’évertua à dénationaliser le pays et à le russifier, comme il le faisait de toutes les portions disparates de l’énorme agglomération impériale — et selon le procédé traditionnel des grands pays vis-à-vis de leurs colonies et des régions annexées : La métropole dévore, puis elle essaye d’assimiler par toutes sortes de moyens artificiels et en premier lieu, la brutalité et la persécution. (Pour la partie russe, le tsar se contentait de la priver, intégralement, de liberté, et, au maximum, d’instruction). Gouverner les étrangers nationaux, comme les Géorgiens, c’était sévir contre eux. On a pu dire qu’alors « les populations caucasiennes ne jouissaient que du droit d’être jugées ». Elles n’avaient que la liberté de geindre — à condition que ce fût en langue russe. De cet état de choses, résultait, dans cette colonie accrochée directement au territoire russe régnant, l’existence d’un certain courant nationaliste, avec l’enseigne idéale de la libération de la Géorgie. La question se compliquait de ce fait qu’un très grand nombre de races diverses pullulaient non seulement en Transcaucasie, mais en Géorgie. Il y avait le Géorgien, l’Arménien, le Turc, le Juif, le Kurde, et quelques douzaines d’autres, et tout ce troupeau bigarré de sujets, également malmenés par le Russe, vivaient entre eux à couteaux tirés. S’ils avaient pu, non seulement ils se seraient jetés sur le garde-chiourme pétersbourgeois, mais, plus violemment encore, ils se seraient tous jetés l’un sur l’autre.

Il y avait aussi, à, côté de cette vieille tendance séparatiste qui se concrétisait en un assez fort parti « fédéraliste », le mouvement socialiste.

Tous les grands courants de libération collective qui avaient eu leur répercussion en Russie l’avaient eu aussi, après un cheminement assez rapide, dans le Caucase.

Après les échecs de la guerre de Crimée de 1856 (ce sont toujours les guerres qui labourent les populations jusqu’à l’âme), réaction contre l’absolutisme qui maintenait la Russie dans un état spécial et privilégié de barbarie en comparaison avec les grands pays de l’Europe Occidentale. Une bourgeoisie réformiste bien intentionnée eut les yeux fixés sur les lumières qui lui venaient d’Occident.

1860-1869 : des réformes donnent satisfaction à ces tendances : abolition du servage, création des zemstvos (municipalités autonomes), réforme judiciaire. Mais si sensationnelles, d’apparence, que furent ces réformes, on dut constater qu’elles ne changeaient pas grand’chose à la situation. L’abolition du servage n’avait nullement été décidée pour des raisons d’équité, mais elle l’avait été d’abord pour des raisons financières, ensuite, dans l’intérêt des grands propriétaires, ensuite pour des mobiles politiques : pour que la libération des paysans ne commençât pas d’elle-même, par en bas » (paroles du tsar lui-même). De cette faillite, de cette déception, naquit le violent mouvement des populistes (narodniki) : Il ne s’agit plus de s’hypnotiser sur l’Occident, mais, au contraire, de rentrer dans les traditions spécifiquement russes comme le mir (commune rurale), l’artel (association pour le travail), et par cette voie, le peuple russe atteindrait le socialisme « sans passer par les tourments du capitalisme ». La grande époque du populisme (ligues : La Terre et la Liberté, La Liberté Populaire, etc..) fut la période de 1870-1881, dans laquelle les populistes, que l’on appela en Europe les nihilistes, se jetèrent à coups de bombes et d’attentats terroristes contre le régime des potentats du Palais d’Hiver. Puis la répression qui suivit le meurtre d’Alexandre II en 1881, détruisit les organisations du populisme. Il en resta seulement les théoriciens littéraires.

Dans son extrême jeunesse, Lénine fréquenta les cercles populistes. Son frère aîné, Alexandre, était mêlé à la Liberté Populaire, et fut, de ce fait, pendu en 1887. Maria Oulianovna, la sœur de Lénine, nous apprend que lorsque la lugubre nouvelle de l’exécution parvint à la famille Oulianov, Vladimir Ilitch, alors âgé de 17 ans, « eut une indéfinissable expression de visage et murmura : « Non, nous suivrons une voie différente. Ce n’est pas cette route-là qu’il faut prendre. »

Cette voie différente fut celle du socialisme scientifique, successeur perfectionné du vieil idéal de liberté politique, de suppression du privilège, d’égalitarisme, et de fraternisation universelle, remis complètement au point par Karl Marx au milieu du XIXe siècle. Un des traits fondamentaux de la doctrine marxiste, qui élagua le vieux socialisme de ses ridicules et néfastes puérilités, était l’union de l’économie et de la politique, du socialisme et du mouvement ouvrier. La nécessité de cette soudure peut nous paraître évidente aujourd’hui. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, et à un moment où tout était à dégager, à épeler, il avait fallu trouver cette formule.

Le socialisme avait constitué un réseau international. A la Iere Internationale, fondée directement par Marx et Engels et qui avait « posé les bases idéologiques de la lutte prolétarienne », avait succédé la IIe Internationale « qui préparait le terrain pour un développement large et massif du mouvement ouvrier ». Le socialiste marxiste — à l’encontre du « socialiste-révolutionnaire » et de l’anarchiste, dont subsistaient des éléments réduits, mais véhéments — n’usait pas de terrorisme ni d’attentats. Ces moyens chirurgicaux aveugles qui la plupart du temps dépassent sauvagement leur but et s’appliquent de travers, n’étaient pas son affaire. Son affaire c’était, par l’évidence des intérêts, par la discipline consciente et par la solidité positive d’une doctrine pratique, d’organiser la grande marée des exploités et des opprimés.

Le marxisme fit des progrès assez rapides à cause de la désagrégation brutale et mécanique du populisme, et en raison de l’industrialisation relative de la Russie dans les dernières années du XIXe siècle. Lénine s’y jeta totalement. Nous le voyons entreprendre une ample et acharnée campagne en faveur de l’ordre marxiste et de l’organisation des masses, contre le romantisme désordonné et les rêveries « pratiquement réactionnaires » du populisme. (Un témoin nous raconte une soirée clandestine et « très conspirative » qui eut lieu à Moscou en 1893, et eu chacun avait « la bouche décadenassée ». On y vit « ce jeune un peu chauve, type très curieux, et déjà gros bonnet parmi les marxistes « (Lénine n’avait alors que vingt-trois ans), tenir tête victorieusement au célèbre théoricien V. P. Vorontsov).

Ça avait été pourtant dès 1884 que le premier programme des social-démocrates russes fut lancé par le groupe Libération du Travail. A ce moment, presque tous les membres de ce groupement tinrent ensemble dans une barque sur un lac de Suisse. Le mouvement fut d’abord presque exclusivement intellectuel (comme le populisme). La grande famine de 1891 poussa les initiateurs intellectuels, tels que Plékhanov et Axelrod, à la rencontre de la classe ouvrière. Beaucoup de cercles, beaucoup de ligues. Un premier congrès, à Minsk, en 1898, unifia les groupements et nomma un Comité Central, mais l’arrestation de la plupart des membres de ce Congrès ne permit pas la réalisation de ces décisions.

Déjà, certaines divisions se faisaient jour au sein du jeune parti, notamment concernant la démarcation qu’il y avait lieu d’établir, au dire de quelques-uns, entre la lutte économique (incombant aux ouvriers), et la lutte politique (incombant à toute la démocratie).

Lénine s’attacha à cimenter l’unité et à constituer véritablement ce parti social-démocrate qui n’existait que formellement depuis 1898. Il y travailla et y réussit, en pleine réaction, en plein esclavage du peuple-bétail de toutes les Russies, en plein règne animal des Romanov, en pleine dilapidation fantastique des deniers publics par les gardiens de prison chamarrés, juchés depuis le haut jusqu’au bas de l’échelle.

L’époque où le marxisme vint discipliner les tendances et les forces révolutionnaires infra-russes et ultra-russes, est à peu près celle sur laquelle nous avions tout à l’heure les yeux fixés, puisque c’est en 1897 que Joseph Vissarionovitch Djougachvili dirigea le cercle marxiste du séminaire de Tiflis — transformant, au dire de Sandro Morabichvili, le dortoir en un second séminaire.

Le séminaire, comme tous les séminaires, était un foyer attitré d’obscurantisme et d’asphyxie traditionaliste et, de plus, manipulé par des administrateurs perfides.

… Nous y subissions un régime humiliant, des méthodes despotiques. Dans l’établissement, le mouchardage était de rigueur. A neuf heures, la cloche nous appelait au petit déjeuner. On s’en allait au réfectoire, et quand on en revenait, on constatait que pendant que nous mangions, on avait perquisitionné et mis sens dessus dessous nos armoires…

Tout de même, malgré cela — à cause de cela — le séminaire était une « pépinière d’idées ». Parce que, bon gré, mal gré, rétablissement donnait asile a des noyaux de mécontentement et de protestation contre ces choses, et contre bien d’autres par la même occasion. Des cercles non conformistes s’y formèrent, qui s’exprimaient naturellement, dans les coins, à voix basse. Il y avait le cercle nationaliste (quand la Géorgie sera-t-elle une nation indépendante !), populiste (à bas les tyrans !), et marxiste internationaliste. C’est donc dans ce dernier que Joseph ou plutôt Sosso Djougachvili se jeta, par violente affinité d’esprit.

Je revois encore, dit Enoukidzé, je revois encore le jeune Sosso Djougachvili tel que je l’ai rencontré pour la première fois à Tiflis, en 1900.

Comment était-il ? Enfant, il était petit, mince, l’aspect hardi et même un peu effronté, la face crânement levée. Plus tard, quand l’âge l’eut allongé, il apparaissait assez frêle, l’air délicat : une tête d’intellectuel très fine, à la chevelure drue, abondante, noire comme de l’encre. La minceur de la jeunesse accentuait l’ovale géorgien de son visage et l’œil un peu languissant de la race. Au temps dont parle Enoukidzé, le jeune militant présentait un mélange assez curieux, parce qu’assez parfait, d’intellectuel et d’ouvrier. Pas très grand, peu large d’épaules, longue face, barbe fine, paupières un peu lourdes, nez fin et droit ; la casquette plate posée un peu de côté sur ses plantureux cheveux noirs, — tel il apparaissait alors, ce conquérant de multitudes, ce remueur d’univers.

Depuis, la figure de Staline s’est forgée, et surtout aujourd’hui que sa chevelure toujours drue mais relevée en brosse, grisonne légèrement, on est tenté de penser que ses traits se sont prolétarisés et même militarisés — peut-être en partie par la suggestion du costume. Mais on ne peut pas dire qu’il a beaucoup changé. Tout au plus peut-on dire qu’on aperçoit mieux maintenant l’énergie et la puissance combative que cette physionomie indiquait, car si un homme ne s’est pas modifié dans son fond, c’est celui-là.

Déjà, celui que Ketskoveli appelait, il y a quelque trente-cinq ans, « un bon copain », on le reconnaissait à la sobriété de ses propos. C’est drôle comme ce jeune homme haïssait les phrases. Il était aux antipodes de ceux qui cherchent des effets dans la sonorité des discours et les dessins aériens des gestes. « La brièveté, la clarté et l’exactitude, étaient ses traits propres. »

Malheureusement pour sa tranquillité, il étudiait en cachette, au séminaire de Tiflis, des livres de sciences naturelles et de sociologie : Il introduisait dans la bien pensante maison le poison écrit de la connaissance positive. Ce scandale fut découvert par les autorités du lieu. Le besoin de s’instruire réellement étant incompatible avec la pure tradition du séminaire, le jeune Sosso fut exclu comme présentant un manque de « certitude politique ».

« Il alla, sans se retourner, droit aux ouvriers. »

En 1898, il entra dans l’organisation de Tiflis du Parti Ouvrier Social Démocrate Russe. C’était, comme on l’a vu, l’année même de la naissance officielle de cette section russe de la IIe Internationale.

Le voilà lancé dans sa voie. Il n’avait pas perdu de temps à la chercher. Il l’avait gagnée tout de suite par la ligne droite. Cet intellectuel, fils de paysan ouvrier, embrassait le métier de « révolutionnaire professionnel ». Ce fut d’abord dans le milieu des cheminots de Tiflis, ensuite, parmi les ouvriers du tabac et de la chaussure, ensuite, parmi les travailleurs de l’Observatoire météorologique — un peu partout : ouvrier de la cause ouvrière.

Enoukidzé, un des premiers forgerons de la besogne révolutionnaire dans le Caucase, et actuellement un important dirigeant, fréquentait beaucoup Sosso Djougachvili en ces jours-là, et nous apprend combien « il savait parler aux ouvriers ». Ce don : être accessible à tous, c’était aussi une caractéristique de Lénine, son aîné d’une dizaine d’années, qui oeuvrait alors dans les centres principaux du mouvement socialiste russe. Ce Lénine, qui entrevit l’électrification de la moitié du vieux continent, alors que toute la Russie n’était qu’un champ de ruines et de poussière attaqué par l’intérieur et par l’extérieur, ce visionnaire qui savait envisager dans leur plénitude, et en mettant les points sur les i, les plus vastes plans temporels que jamais cerveau n’ait évoqués, savait aussi parler aux ouvriers, et même individuellement : sa casquette enfoncée sur son crâne sphérique et nu, l’œil malicieux, les mains dans les poches, l’air d’un bon petit marchand, entêté et madré, il rôdait à l’entrée des usines. Il interpellait un travailleur, causait avec lui familièrement — et se l’attachait à jamais. D’un apathique, il faisait un révolté ; d’un révolté, un révolutionnaire. (Et le paysan disait de lui : « Ce rouquin-là, tu sais, c’est un bonhomme comme toi et moi. On dirait qu’il vient de quitter sa charrue. »). Joseph Vissarionovitch était un individu du même genre, et par là, ces deux silhouettes se rapprochent déjà aux yeux parmi la cohue des autres.

« La simplicité naturelle de Sosso, son désintéressement absolu des conditions de vie personnelle, sa fermeté intérieure, son éducation déjà remarquable à cette époque ; lui donnaient de l’autorité, attiraient et retenaient l’attention autour de lui. Les ouvriers de Tiflis l’appelaient : « notre Sosso ».

Cette sorte de génie de se mettre au niveau des auditeurs, c’est la raison profonde de la confiance que cet homme a suscitée dans les foules, et du rôle qu’il lui a été donné d’accomplir. Ne nous y trompons pas d’ailleurs : se mettre au niveau ne signifie pas s’abaisser, se rapetisser, ou user d’une familiarité amorphe. Loin de là, Orakhélachvili, compagnon d’alors de Sosso, me donne une définition nette : « Il n’était ni schématique, ni vulgaire. » Il considérait le militant comme un transformateur qui dit les mêmes choses que le théoricien le plus savant, mais en les adaptant à l’esprit et à la culture de l’auditeur. Comment ? Par des images, par des exemples vivants.

Nous autres, explique Orakhélachvili, nous autres qui formions avec lui un groupe de propagandistes, nous ne pouvions pas nous dépêtrer d’une certaine terminologie. Nous étions hantés par la thèse, l’antithèse et la synthèse et autres clefs de la dialectique. Et cet attirail transparaissait trop dans nos discours aux ouvriers et aux paysans. Pas dans ceux de Staline. Il prenait les choses par un autre côté, par le côté de la vie. Par exemple, il empoignait la notion de la démocratie bourgeoise, et montrait, clair comme le jour, pourquoi elle était bonne, comparée au tsarisme, et comment elle n’était pas bonne comparée au socialisme. Et tout le monde comprenait que la démocratie tout en étant susceptible de défricher l’empire, pourrait quelque jour constituer contre le socialisme un gros obstacle qu’il faudrait dégonfler… Autre chose, sa gaieté — mais en dehors du travail. Il ne faut pas trop mêler les deux. Un jour (c’est toujours Orakhélachvili qui raconte), on s’était réuni chez un camarade caucasien important. (On se réunissait dans une famille parce qu’on ne pouvait guère se réunir ailleurs). Pendant le dîner, le jeune fils du maître de céans vint s’asseoir sur les genoux de son père, qui le cajola, et s’efforçait de calmer l’impatience du bambin que la grave discussion n’intéressait pas encore. Alors Staline se leva, prit gentiment l’enfant dans ses bras et le conduisit à la porte en lui disant : « Mon petit ami, tu n’es pas dans l’ordre du jour ».

Pas d’injures contre l’adversaire, ajoute le même témoin. Nous avions eu tant à souffrir des menchéviks, que lorsque nous en tenions un devant un auditoire quelconque, nous ne pouvions nous empêcher de lui taper dessus verbalement avec le maximum de ressort, et en avant, les arguments ad hominen ! Staline n’aimait pas porter ce genre de coups. La violence de langage était pour lui une arme prohibée. Tout au plus, lorsqu’il avait vidé d’arguments et réduit au calme plat un contradicteur par une discussion serrée, et que celui-ci, la bouche paralysée, s’esquivait, il lui lançait en guise de flèche une expression proverbiale courante en Transcaucasie, quelque chose comme : « Toi qui es un type si épatant, pourquoi canes-tu devant des gens aussi nuls que nous ? »

Le métier d’agitateur clandestin, de révolutionnaire professionnel, qui entraînait celui-là après tant d’autres, est un terrible métier. On devient le hors la loi, épié par tout l’appareil d’État, traqué par la police : le gibier du tsar et de son innombrable meute bien nourrie, armée jusqu’aux dents, et aux poignes énormes. On est comme un exilé, à la fragile liberté provisoire, qui se terre et guette. On est le minuscule révolutionnaire, presque seul dans la foule, royalement incompris par les gens « intelligents », noyé dans l’immense capitalisme enserrant les pays d’un pôle à l’autre (non seulement les 180 millions de sujets du tsar, mais tous les êtres qui sont debout sur la terre), et on est celui qui, avec quelques amis, veut changer tout cela. On apparaît tantôt ici, tantôt là, pour semer les colères et monter les têtes, et on n’a que sa conviction et que sa voix comme levier de peuples.

Ce métier-là, où il y a, dessinés à l’horizon dans toutes les voies qu’on prend, la prison, la Sibérie et le gibet — ne le fait pas qui veut.

Il faut avoir une santé à toute épreuve au service d’une énergie à tout casser ; des possibilités de travail presque illimitées. Il faut être l’as et le recordman de la veille, savoir se jeter d’une occupation dans une autre, savoir jeûner et claquer des dents, savoir ne pas se faire prendre, savoir se sauver si on est pris. Il faut se faire plus volontiers enfoncer un fer rouge dans la peau ou casser les dents, que de cracher un nom ou une adresse. Et puis, le cœur qu’on a, il faut le consacrer à la cause ; pour le consacrer à autre chose, pas moyen : on est trop perpétuellement arraché du lieu où on est, jamais de loisir, jamais d’argent.

Ce n’est pas tout. Il faut avoir l’espoir chevillé au corps, et dans les plus sombres moments, et dans les pires défaites, ne pas se lasser de croire aux victoires.

Mais tout ça ne suffit pas encore. Il faut surtout, voir clair et savoir ce que l’on veut.

C’est en cela que le marxisme arme pratiquement les révolutionnaires, qu’il donne à ces hommes nouveaux tant de prise sur les événements (et il leur permet, et leur a permis, tant d’extraordinaires prévisions !).

Autrefois, il suffisait, en tout et pour tout, d’être brave, pour réussir une opération révolutionnaire, momentanément tout au moins — car, pour durer, c’est une histoire beaucoup plus compliquée… Un jour, Blasco Ibanez, cet aimable et généreux faux grand homme, me disait, avec un profond soupir, sa désolation que le temps fût passé où il suffisait de descendre dans la rue, en un petit groupe très résolu, pour chambarder le pouvoir. Aujourd’hui, il y a les mitrailleuses, — et les barricades ne sont plus que de carton. Le métier est gâché, et, quant à lui, il s’en était, en conséquence, dégoûté.

Évidemment, il y a les mitrailleuses. Mais ce n’est pas seulement à cause de cela que le vieux scénario révolutionnaire qui, de réaliste, est devenu romantique, est bon à mettre au rancart. C’est qu’il s’agit de révolutions bien autrement fouillées et spacieuses que les sketchs politiques qui ont mis si souvent jusqu’ici une tablée de personnes à la place d’une autre dans un palais central, sans changer par ailleurs rien du tout, sinon les étiquettes. C’est bien autre chose qu’exige l’intérêt général qui attend péniblement dans les bas-fonds d’un univers.

Le marxisme éclaire les profondeurs et les nécessités, enchaînées l’une à l’autre, de ces grands bouleversements logiques de la société actuelle, et il donne des règles sûres pour les élaborer. Le marxisme, ce n’est pas, comme on serait tenté de le croire (quand on l’ignore), un recueil de principes complexes ou de commandements à apprendre par cœur, comme une grammaire ou comme un Coran. C’est une méthode. Et elle est simple. C’est celle du réalisme intégral. Polarisation de toutes les idées, tâtonnement de tous les efforts, vers l’assise ferme, le support concret, l’ossature — à travers les mysticismes, religieux ou abstraits, les cortèges de fantômes et les déraillements dans le vide. Pas d’idées ou de formules suspendues en l’air comme si elles pouvaient s’y tenir toutes seules. Karl Marx est le penseur moderne qui fut assez géant pour souffler sur les nuages du ciel de la pensée. La méthode incite à remonter toujours jusqu’aux causes, à descendre toujours jusqu’aux conséquences, à ne jamais lâcher le réel, à mêler étroitement la théorie à la pratique : vérité, réalité, vie.

Le socialisme n’est plus désormais un rêve brumeux et sentimental où l’on ne rencontre du solide que pour s’y casser le nez, mais la doctrine qui calque d’avance les besoins logiques de tous, et que chacun doit loyalement travailler à réaliser, par les moyens les plus nets. Il implique modification de l’état de choses ambiant. Il déblaie et étaie, il fait voir le présent et l’avenir. C’est la sagesse concrète, qui pousse naturellement à la double besogne de démolition et de construction.

La conception marxiste est scientifique. Elle se confond avec la conception scientifique. Le révolutionnaire reste toujours un apôtre et un soldat, mais il est surtout un savant qui va dans la rue. D’ailleurs, tous les savants du monde font du marxisme sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose.

C’est un jugement critique de la société qui fabrique le révolutionnaire dans l’honnête homme, ce n’est pas un emballement, haineux, furieux, ou généreux — ou, plutôt, ce n’est pas seulement cela. C’est un emballement calculé. L’iniquité sociale est une faute d’orthographe.

Toute erreur dans les choses tend à se rectifier elle-même, mais l’esprit humain doit hâter cette rectification organique, par la prévision ; et — ensuite —, qu’on apporte toute l’ardeur qu’on voudra, pour la mise en ordre. L’esprit d’abord. Le sentiment — précieux moteur — ne doit venir qu’après l’intelligence, et obéir. Le sentiment ne doit être que le serviteur de l’évidence, lui qui, livré à luimême, peut être aussi bien le serviteur de la folie.

On sourit quand on entend l’écrivain allemand Emil Ludwig demander à Staline (il l’a fait il y a deux ans) : « N’auriez-vous pas été maltraité par vos parents dans votre enfance, pour être devenu tellement révolutionnaire ? »

Ce bon Emil Ludwig en est encore à croire dur comme fer à ce vieil adage de la sagesse des nations, qui pontifie que pour être révolutionnaire, il faut être méchant, ou aigri, et, dès le bas âge, battu par ses parents. Pauvre argument trop piètre pour être injurieux. Sans doute, le malheur pousse aux épaules les individualités et les masses, mais les révolutionnaires sont bien en avant de la petite « conjoncture personnelle », sur la route du progrès collectif. Staline a répondu patiemment à Ludwig : « Pas du tout. Mes parents ne me maltraitaient pas. Si je suis devenu révolutionnaire, c’est seulement parce que j’ai trouvé que les marxistes avaient raison. »

« La politique de principes est la seule juste », a dit et répété Staline après Lénine. C’est là l’affirmation de base, le précepte majeur qui, dit encore Staline, « permet de prendre d’assaut les positions inexpugnables ». Et le grand ressort, pour les meneurs du progrès social, c’est la foi dans les masses. Cette foi dans les grandes masses ouvrières, est le mot d’ordre, le cri d’action, que ce chef aura le plus souvent proféré au cours de son destin. « La maladie la plus indécente dont puisse être atteint un chef, nous dit-il, c’est la peur des masses. ». Le chef a besoin d’elles plus qu’elles n’ont besoin de lui. Il apprend par elles plus qu’elles n’apprennent par lui. Dès qu’un chef commence à cuisiner sa petite affaire en dehors des masses, il est fichu, et pour la victoire, et pour la cause.

Donc, l’agitateur positif, rudement armé de réalisme, haïsseur de phrases et d’abstractions, commença à se battre.

Notons ici l’influence de Kournatovski, compagnon de lutte de Lénine et pionnier de ses idées en Transcaucasie. Ce fut l’agent de liaison entre J. V. Djougachvili et le léninisme. Le marxisme, selon la frappante formule d’Adoratski « nous met à même de saisir l’originalité du moment présent », et le léninisme était le marxisme déjà largement adapté à la situation de l’époque et du milieu.

Notre homme prit toutes sortes de noms de guerre : David, Koba, Nijéradzé, Tschijikov, Ivanovitch, Staline — et son agitation méthodique prit toutes sortes de formes.

D’abord, il affirma son orientation, sa tendance fondamentale, dans sa lutte au sein du parti, entre les vieux et les jeunes. Les Vieux étaient pour la distribution, par petits paquets, de la « propagande pure » à une sélection d’ouvriers chargés ensuite de diffuser la leçon. Les Jeunes étaient pour le contact direct, pour « la rue ». Est-il besoin d’ajouter que c’est cette dernière tendance que Staline appuya — et fit triompher.

La grève. En 1900-1901, il y eut à Tiflis de renaissantes grèves, auxquelles ce trouble-fête, qui se mettait à tenir beaucoup de place, ne fut pas étranger. Cela et, spécialement, la grande manifestation qui eut lieu en mai 1901, amena la dispersion du comité social-démocrate de Tiflis, et l’illégalité intégrale, si on peut s’exprimer ainsi.

Il était sans le sou. Le camarade Ninoua et quelques autres, lui donnaient de quoi manger, vers 1900, à Tiflis, où chaque soir il discutait dans les huit cercles qu’il dirigeait.

Toute une partie supplémentaire du travail de l’agitateur consistait à se cacher. On montre à Tiflis une des maisons où était la « cachette illégale » de celui que nous suivons des yeux. Avec les très grêles colonnettes de son balcon couvert, sa mince porte cochère ogivale, cette maison ressemble à pas mal de maisons de Tiflis : première condition qu’elle avait à remplir étant donné le métier qu’elle faisait.

Dans les réunions, il apparaît à l’improviste, s’assoit sans mot dire, et écoute — jusqu’au moment où il prend la parole. Il est toujours accompagné de deux ou trois camarades dont un fait le guet à la porte. Et il ne s’éternise pas. Et pour prendre un train, il faut de savantes manœuvres de dépistage.

… Et il est dans cette réunion clandestine qui s’est tenue près des coulisses d’un théâtre, de sorte que quand la police cerna l’immeuble, on n’a eu qu’à enfoncer une porte et on s’est mêlé, avec des figures très intéressées, au public du théâtre.

… C’est lui qui vient d’entrer dans la grande librairie Popov. Il a demandé un livre de Belinski, et il s’est mis à le parcourir avec attention, tout en suivant de l’œil le manège d’un commis auquel il remet — ni vu ni connu — deux faux passeports. Ils devaient servir à l’évasion de deux camarades que la police devait aller arrêter un peu plus tard — un peu trop tard. Ce Popov est un libraire monarchiste, c’est pourquoi les camarades avaient beaucoup de facilité pour s’y rencontrer : Stouroua, Rykov, Todria, Enoukidzé.

Il a le flair. C’est lui qui, par une sagace intuition empêche les ouvriers de Bakou, comptant sur la sympathie d’un régiment (c’était un piège), de tenter de délivrer les manifestants emprisonnés à la suite de bagarres avec les Cent-Noirs portant le portrait de « l’Adoré ».

Mais si le sol national se dérobe — un peu plus encore — sous les pieds du révolutionnaire, un solide point d’appui lui vient sur le plan international : le journal que Lénine arrive à publier à l’étranger : L’Iskra (L’Étincelle), centre de doctrine et de conspiration publique, si l’on peut dire, et dont le premier numéro, sorti à Munich en janvier 1901, terminait son premier article par ce cri : « Nous devons prendre la citadelle ennemie, et nous la prendrons, si nous unissons toutes les forces du prolétariat qui s’éveille. »

Au reste, il ne se cache pas toujours. Il y a des moments — bien choisis — où il se décache. Par exemple, lorsque, grâce à lui, le 1 er mai fût fêté pour la première fois au Caucase (1901). Ou bien lorsque, s’avançant à la tête du groupement des cheminots grévistes de Tiflis menacés par l’officier de police d’être fusillés s’ils ne se dispersaient pas, il répond en leur nom : « Vous ne nous faites pas peur. Qu’on nous donne satisfaction, et nous nous disperserons ». (La charge qui suivit ne vint pas à bout des grévistes).

Il va à Batoum, en Abkhasie, au sud de la Géorgie, fonde un Comité, et c’est, comme dit Lacoba, « une nouvelle page de la grande biographie ». Installé au faubourg marécageux de Tchaoba, Sosso soulève les ouvriers de Mantaschev et de Rothschild. La police lui donne la chasse. Il gagne Gorodok en vitesse. Ses déplacements se compliquent du fait de l’imprimerie clandestine qu’il transporte et qui est son haut-parleur à voix basse.

Après la manifestation du 1 er (mars, à la tête de laquelle il se place comme une cible, et où il y eut quatorze tués, quarante blessés et 450 arrestations, il fallut déménager à nouveau l’imprimerie et celui qui la faisait parler.

Il y avait dans les parages un cimetière (celui de Sou-Ouk-Sou), dont le fossoyeur était un copain. On tenait des réunions secrètes dans ce cimetière (après, il fallait faire disparaître soigneusement les mégots entre le tohu-bohu des stèles musulmanes).

Un jour, on y apporta au galop l’imprimerie. Le fossoyeur reçut dans les bras une grande jarre contenant les caractères, et la presse. Il se dirigea avec ce chargement vers le champ de maïs d’à côté. Mais il dut, précipitamment, s’allonger par terre : une vague de gendarmes, puis une vague de Cosaques qui, justement, cherchaient l’imprimerie.

Où trouver un autre gîte pour l’entreprise et pour son directeur ? On pensa à la maison de Khachim.

Khachim était un vieil homme qui s’était mis tout d’un coup, du fond de son cœur simple de paysan musulman, à comprendre et à honorer Sosso. Il lui avait dit un jour : Moi, le plus petit des hommes et le plus persécuté, je ne me suis jamais adressé aux chefs, mais toi, pourtant, je le reconnais. Il lui a dit aussi, un peu plus tard, après l’avoir, entendu davantage : « Je vois bien ce que tu es, tu es afirkhatza (héros abkhase), tu sembles né du tonnerre et de l’éclair, tu es souple et tu as un grand esprit et un énorme cœur. »

Le vieux paysan et son fils déménagèrent l’imprimerie chez eux, et Sosso y habita aussi, par-dessus le marché. Et arrivèrent dans le village des femmes au long voile musulman, lesquelles avaient, de près, de rudes allures étranges : c’étaient des ouvriers typographes qui prenaient leurs précautions pour entrer dans l’atelier improvisé.

On vit désormais, chaque matin, le vénérable Khachim sortir de chez lui, avec son turban et sa barbe blanche, et aussi avec un panier plein de légumes et de fruits. Mais, en dessous des fruits, il y avait des tracts et des proclamations. Il allait à la porte des usines, vendait les fruits et les légumes. Selon ce qu’il savait des acheteurs, ou bien selon leur tête, il enveloppait la fruiterie dans des tracts.

Cependant, l’agitation mystérieuse qui se faisait dans la chambre du travail, et le tapement de la presse, avaient incité les paysans d’alentour à penser que Sosso, hôte de Khachim, faisait de la fausse monnaie. Ils ne sont pas très fixés sur ce qu’il convient de penser de ce métier-là, qui demande évidemment beaucoup de technique, mais est diablement discutable. Ils viennent trouver Sosso un soir et lui disent : « Tu fais de la fausse monnaie. Après tout, ce n’est peut-être pas une si sale affaire, car, pauvres comme nous le sommes, nous avons idée que nous ne pourrons pas en souffrir. Quand mettras-tu en circulation l’argent que tu inventes ? »

— Je ne fais pas de fausse monnaie, rétorqua Sosso. J’imprime des tracts qui disent votre misère.

— Ah, tant mieux ! s’exclamèrent les paysans, parce que nous ne t’aurions pas tout de même aidé à imiter les rouilles, vu que nous ne savons pas la manière. Mais l’affaire que tu dis, c’est la nôtre. Nous comprenons, nous te remercions, et nous t’aiderons.

… Et malgré l’ordre chronologique, on fait ici une petite et brève ouverture vers une autre époque. Le même endroit — le même jardin de Khachim, mais en 1917. Le vieux paysan, la révolution finie, revient chez lui et inspecte son jardin… Il y avait enterré l’imprimerie clandestine, beaucoup de mois avant, lorsqu’il dut quitter rapidement son logis. Celui-ci avait été occupé par des soldats, qui, ayant fouiné autour de la maison, avaient déterré l’outillage d’imprimerie, et avaient dispersé à la volée cette ferraille dans tout le jardin. Khachim chercha et rassembla précieusement tous les morceaux de l’imprimerie, et quand il les eut réunis, il dit à son fils : « Tu vois, c’est avec cela qu’on a fait la Révolution. »

… Revenons à avril 1902. Voici Sosso qui parle à Kandélaki, en fumant une cigarette. Sosso, c’est, dans un coin de la grande pièce, ce jeune homme très brun, très mince, avec son foulard rouge à carreaux, sa barbe noire de rapin romantique, ses cheveux tout noirs « qui semblaient rejetés en arrière par le vent », « ses petites moustaches, son visage long et sa hardiesse gaie ». Or l’Okhrana (le Service de la Sûreté), s’était inquiétée de lui, et à ce moment môme, la police emplissait les sous-sols de la maison de Darachvilidzé où on était, et même elle la cernait. C’est eux. On est pris au piège. Sosso dit « Ce n’est rien », en continuant à fumer. Les bottes et les cliquetis montent et font leur entrée, et ce qui devait arriver arriva. Sosso est arrêté, emprisonné à Batoum, transféré à Koutaïs (où il organise une grève de prisonniers — qui réussit).

Ensuite de quoi, il est déporté en Sibérie dans le gouvernement d’Irkoutsk… Le tsarisme, qui n’avait pas su, pas pu et pas voulu, aménager économiquement la Sibérie, l’avait aménagée politiquement, en la dotant d’un chapelet de camps de concentration ou d’externats de forçats, noyés et enfermés dans l’immensité.

Mais un jour, non éloigné de ceux dont il vient d’être question, un personnage apparut à Batoum en costume de soldat. C’était Koba, qui avait brûlé la politesse à la gendarmerie et était revenu d’Asie Centrale — à ses propres frais.

C’était pas mal de temps perdu. Moins pourtant qu’on ne pourrait croire, parce qu’un révolutionnaire reste toujours révolutionnaire, même en prison.

Simion Verechtchak, socialiste-révolutionnaire, un farouche ennemi politique (« Rien ne lui plaît en Staline, — Damian Biedny nous en avise, — ni son nez, ni la couleur de ses cheveux, ni sa voix — rien, quoi ! »), raconte qu’en 1903 il était dans la même prison que Staline, à Bakou, — prison faite pour quatre cents détenus et qui en contenait quinze cents : « Une fois, une nouvelle tête apparut dans la cellule des bolcheviks. On dit : « C’est Koba ». Que faisait Koba en prison ? De l’éducation. « Il y avait des cercles, et le marxiste Koba se distingua parmi les professeurs. Le marxisme était son élément. Sur ce point, il était imbattable… » Et Verechtchak nous dépeint ce jeune homme « portant une blouse de satinette bleue, le col ouvert, sans ceinture ni coiffure, un capuchon jeté sur l’épaule, et toujours un livre à la main », qui arrangeait de grandes « discussions organisées ». (Koba les préférait de beaucoup aux discussions individuelles). A une de ces discussions — sur le problème paysan — Sergo Ordjonikidze échangea successivement avec son co-rapporteur, le socialiste révolutionnaire Kartsevadzé, des arguments, puis des coups, et, finalement Ordjonikidze fut à demi assommé par les socialistes-révolutionnaires. Plus tard, lorsque Verechtchak retrouva Staline en prison, ce qui le frappa principalement, fut la foi impressionnante qu’avait ce prisonnier bolchevik dans la victoire des bolcheviks. Un peu plus tard, lorsqu’il lut locataire de la cellule n° 3 à la prison de Bailov, Koba organisa aussi des cours. La prison ne lui imposait qu’un changement tout relatif d’occupations.

Le surmenage incessant, le formidable inconfort, semaient la maladie parmi les militants. Koba ressentit les premières atteintes de la tuberculose. Ce fut l’Okhrana qui le guérit — dans des conditions telles qu’il n’eut aucun gré à lui en savoir. Il était en Sibérie, en pleine campagne, lorsqu’il fut assailli par cette terrible tourmente glacée qu’on appelle pourga. Pour y échapper, les gens n’ont que le recours de s’allonger et s’enterrer dans la neige. Lui, suivit son chemin, qui était une rivière glacée. Il mit des heures pour faire les trois kilomètres qui le séparaient d’une cabane. Quand il franchit enfin un seuil, on le prit pour un revenant : de la tête aux pieds il n’était qu’un glaçon. On le dégela. Dégelé, il tomba et dormit dix-huit heures d’affilée. De cette affaire-là, sa tuberculose disparut à jamais. C’est comme ça : Quand la Sibérie ne tue pas les tuberculeux, elle les guérit radicalement. Pas de moyen terme : le froid emporte ou l’homme ou le mal (un peu au hasard).

Il était en prison, en 1903, lorsqu’il apprit une grande nouvelle. Au IIe Congrès du Parti socialdémocrate russe, la scission venait de se marquer nettement, sur l’initiative de Lénine, entre bolcheviks et menchéviks. Les bolcheviks : les intransigeants, les lutteurs de classe inflexibles, les militants de fer. Les menchéviks : les réformistes, les adaptateurs, les arrangeurs, les techniciens du compromis et de la combinaison. Les menchéviks s’irritaient contre les bolcheviks qui semblent exagérer à plaisir leurs desiderata. (A-t-on idée ; ces vaincus qui veulent la lune !).

La cassure était mise en question. Il fallait choisir. Encore que la chose ne se posât pas — en pleine puissance et persécution tsaristes, en pleine prospérité de la malfaisance capitaliste — comme elle s’est posée depuis, Staline n’hésita pas : il choisit bolchevik. Il décida « Lénine ».

Il y a toujours un moment où l’homme d’action doit prendre une décision de cet ordre, qui s’imprime ensuite sur toute sa vie. On évoque ce vieux mythe grec, grandiose parce qu’antique, d’Hercule mis au pied du mur, entre le Vice et la Vertu, au début de sa divine et sportive carrière. Mais n’y avait-il point, dans l’espèce, du pour et du contre ? Le réformisme est tentant. Il a l’air sage, il a l’air prudent, il a l’air d’épargner le sang. Mais ceux qui voient loin et qui discernent les grandes rançons de la logique, et de l’arithmétique sociale, et recueillent dans une mesure de plus en plus large, l’expérience historique, savent que sur la voie de la résignation opportuniste et de la vassalité réformiste, il y a mirage, puis piège, puis trahison — et que c’est la voie de la démolition et du massacre. Question de nuances, disent les bonnes gens. Non ! question cruciale, question de vie et de mort, parce que le minimalisme (qu’on appelle aussi moindre mal), est conservateur.

Koba (c’était un de ses noms) s’est donc évadé pour la première fois. Et à partir de ce moment, il y eut d’une façon périodique, ici, là, partout, en Transcaucasie et en Russie, des détachements de gendarmes, en chasse, le nez au vent, qui le cherchèrent, le reprirent, puis se mirent à sa recherche de nouveau. Et cela se passa six fois, sauf erreur ou omission. Après qu’il s’est évadé, le Koba en question mène la lutte contre les menchéviks géorgiens. « De 1904 à 1905 écrit Ordjonikidze, Koba était pour les menchéviks, le plus haï des bolcheviks caucasiens. Il en devint le dirigeant reconnu. »

Un jour l’ouvrier Dolibadjé l’interpelle :

— Enfin, sacrableu, camarade Sosso, les menchéviks sont la majorité dans le parti, tout de même !

Et cet ouvrier se souvient très bien aujourd’hui que Sosso lui a répondu :

— Majorité ! Pas majorité de qualité. Attends seulement quelques années, et tu verras qui avait raison et qui avait tort.

Et tous les militants qui ont vécu cette période au Caucase se remémorent aussi les hauts cris que poussaient les autorités menchéviques, telles que Noé Ramichvili ou Seide Devdariani, lorsqu’ils avaient vent que Koba, « professionnel bolchevik », allait venir pour discuter avec eux, autrement dit, « pour désorganiser leur vie paisible ».

C’est très exact et très éclairant, ce qu’a écrit dernièrement Boubnov : « Les bolcheviks russes eurent cette chance que pendant quinze ans, ils purent mener une lutte systématique et intensive contre les déviations de gauche et de droite, bien avant la révolution effective. ».

Ce fut autant de tâtonnements économisés dans la suite, et le progrès bénéficia de ce que le Parti avait déjà mis à l’épreuve sa ligne, et qu’il avait pu mûrement établir et vérifier le point de vue sensé, le point de vue vrai, dans l’étude de la théorie, et surtout, dans la rationalisation de la tactique.

Nous savons bien que Napoléon a dit que « quand on a tort, il faut persister, et on finit par avoir raison ». La phrase est amusante et elle vous a un certain tour pittoresque, voire artistico-littéraire. Mais (que les artistes m’excusent), elle est archi-fausse. Rien ne subsiste que ce qui est en harmonie avec la réalité des choses et avec la marche des choses. Afficher le contraire, c’est propager une de ces erreurs encyclopédiques dont se nourrit la morale capitaliste. Elle en crèvera d’indigestion (Malaise de Versailles, prodrome).

C’est ainsi qu’il fallut combattre en même temps que les anarchistes, et que les socialistes révolutionnaires (de même espèce que les anarchistes), et les nationalistes qui ne voyaient pas plus loin que leur nez national — il fallut combattre, et on combattit les menchéviks à Tiflis, à Batoum, à Tchiatouri, à Koutaïs, à Bakou. En 1905, Staline, entre autres travaux, dirige le journal bolchevik illégal : La Lutte du Prolétariat, et il écrit, en géorgien, un ouvrage : « Quelque chose sur les différends du parti ». « Hein, comme l’auteur se tient solidement sur ses jambes ! » dit, après une lecture publique de la brochure, Théophile Tchitchoua à Donidzé, qui n’a pas oublié, aujourd’hui, cette parole.

Sous l’influence de Staline, le mouvement ouvrier s’amplifie. Les méthodes changent. On ne pratique plus la propagande révolutionnaire comme des élections au second degré, c’est-à-dire par échelons et par l’intermédiaire de quelques élites ouvrières triées sur le volet. La foi communicative dans les masses pousse violemment les militants à agir d’une façon plus directe, à agir d’une façon plus palpable, vers l’homme et vers la place publique. La victoire du système des offensives vivantes s’impose en fait sous la direction nouvelle : démonstrations publiques, meetings improvisés, audacieuses distributions de tracts et de papillons.

Les années passent dans l’indomptable et patient labeur.

« Le camarade Koba n’avait ni famille, ni foyer, il vivait et il pensait exclusivement pour la Révolution », dit Vazek. Et il ne perdait pas une occasion de manifestation. Vazek raconte qu’à l’enterrement de l’apprenti Khanlar, tué sur l’ordre de la direction de l’usine où il travaillait, à Bakou, un orchestre joua une marche funèbre devant, la mosquée. Le commissaire de police interdit la musique. « Alors le camarade Koba organisa parmi les ouvriers deux chœurs, un qui (marchait devant le cercueil, l’autre derrière » — et qui chantèrent des chants funèbres révolutionnaires à la face et aux oreilles de la police. Elle arriva à faire taire les choeurs. Koba fit siffler — de longs sifflements lugubres. Ce nouveau chœur s’enfla sans que rien ne pût l’arrêter, et la manifestation de deuil devint grandiose.

Les rapports que les agents secrets de l’Okhrana faisaient à sa Haute Noblesse, le chef de la Gendarmerie de Tiflis, sur « une organisation révolutionnaire social-démocrate bien constituée », et « dont l’activité tombait sous le coup de l’article 250 », constataient qu’on y voyait ensemble « ceux qu’on appelle les ouvriers d’avant-garde », et des intellectuels tels que Iossip Djougadtivili.

Celui-ci, dit un de ces rapports, s’efforçait « de remonter le moral des ouvriers découragés, au moyen de l’agitation et la diffusion de littérature illégale », il « préconisait l’union de toutes les nationalités », et objurgait les gens du commun d’alimenter une caisse secrète destinée à « la lutte contre le capitalisme et l’autocratie ».

Ailleurs, le chef de la Section de Bakou de l’Okhrana, informe sa Haute Noblesse, l’archevêque des policiers, que « le paysan Iossip Djougachvili » a joué le rôle prépondérant dans une réunion ayant pour but la fondation d’une imprimerie clandestine. Ailleurs, un agent apprend à son supérieur vénéré que le soi-disant Kaisom Nijéradzé, mis momentanément à l’ombre, n’est autre que le paysan Djougachvili, et que, de plus, cet individu a l’audace « de ne pas se reconnaître coupable ».

Danilov nous parle d’un de ces interrogatoires, mené par un des chefs de cette Police chargée avant tout, comme le furent et le sont encore toutes les Polices du monde — sauf une exception qui confirme la règle — de faire circuler les peuples avec des matraques. Ce satrape, vêtu de bleu turquoise, le cigare à la bouche et « répandant les effluves de son parfum à l’opoponax », « donna là libre cours à son talent de psychologue ». Voici ce qu’il dit ensuite dans son rapport sur la personnalité interrogée : « Djougaohvili, Iossip Vissarionovitch. Corpulence moyenne… Voix basse… Une tache de rousseur à l’oreille gauche… Forme de tête ordinaire… Donne l’impression d’un homme ordinaire ». Rien n’échappa, comme on le voit, à ce subtil policier : Rapport sur Staline : tache de rousseur à l’oreille gauche.