L’alter ego de Marx, Engels a fait davantage pour justifier le matérialisme économique comme théorie de l’histoire, dit M. Mikhaïlovski. Il a écrit un ouvrage historique : L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État en relation (im Anschluss) avec des vues de Morgan. Cet Anschluss est vraiment remarquable. Le livre de l’Américain Morgan [1] a paru bien des années après que Marx et Engels eurent formulé les principes du matérialisme économique et tout à fait indépendamment de ce dernier. » Ainsi donc, « les matérialistes économiques se seraient joints » à ce livre, et puisqu’il n’existait pas de lutte de classe dans les temps préhistoriques, ils auraient apporté un « amendement » à la formule de la conception matérialiste de l’histoire, à savoir qu’à côté de la production des valeurs matérielles, le facteur déterminant serait la production de l’homme lui-même, c’est‑à‑dire la procréation, qui a joué un rôle primordial aux premiers âges lorsque la productivité du travail était encore très peu développée.

C’est le grand mérite de Morgan, dit Engels, d’avoir trouvé dans les relations de clans des Indiens de l’Amérique du Nord la clé des principales énigmes, jusqu’alors insolubles, de la plus ancienne histoire grecque, romaine et germanique [2].

« Ainsi, proclame M. Mikhaïlovski à ce propos, on a découvert et proclamé vers 1850 une conception de l’histoire absolument nouvelle, matérialiste et vraiment scientifique, et qui a fait pour la science historique ce que la théorie de Darwin a fait pour les sciences naturelles modernes. » Mais cette conception, répète M. Mikhaïlovski, n’a jamais été scientifiquement prouvée. « Non seulement elle n’a pas été prouvée dans le domaine vaste et varié des faits concrets (le Capital « n’est pas » un ouvrage « conforme » : on n’y trouve que des faits et des recherches méticuleuses !), mais elle n’a pas été suffisamment justifiée ne serait‑ce que par la critique et par l’élimination des autres systèmes philosophico‑historiques. »

Le livre d’Engels Herrn E. Dührings Umwälzung der Wissenschaft [3] n’offre « que des tentatives spirituelles faites en passant »; aussi M. Mikhaïlovski juge‑t‑il possible d’éluder complètement un grand nombre des questions essentielles traitées dans cet ouvrage, bien que ces « tentatives spirituelles » montrent avec beaucoup d’esprit le vide des sociologies qui « commencent par des utopies »; bien que cet ouvrage contienne une critique détaillée de la « théorie de la violence », ‑ théorie d’après laquelle les systèmes politico‑juridiques déterminent les systèmes économiques, et que Messieurs les publicistes du Rousskoïé Bogatstvo professent avec tant de ferveur. A la vérité il est bien plus facile de jeter à propos d’une œuvre quelques phrases qui ne veulent rien dire, que d’analyser sérieusement au moins un seul des problèmes qui y trouvent une solution matérialiste. De plus, cela ne comporte aucun danger, car la censure ne permettra sans doute jamais de publier la traduction de ce livre, et. M. Mikhaïlovski peut le qualifier de spirituel sans courir aucun risque pour sa philosophie subjective.

Plus caractéristique encore et plus édifiant : (pour servir d’illustration à ceci que le langage a été donné à l’homme afin de dissimuler ses pensées ou de prêter au vide la forme de la pensée) est son jugement sur le Capital de Marx. « On trouve dans le Capital de brillantes pages d’histoire, mais [ce « mais » est savoureux ! Ce n’est pas même un simple « mais », c’est ce fameux « mais » qui, traduit en clair, veut dire : « on ne saute pas plus haut qu’on n’a les oreilles »] – en raison même de l’objet du livre, elles ne concernent qu’une période historique bien déterminée; loin d’affirmer les principes fondamentaux du matérialisme économique, elles ne font que toucher le côté économique d’un groupe de phénomènes historiques. » Autrement dit : le Capital – dont l’unique objet est d’étudier précisément la société capitaliste ‑ comporte une analyse matérialiste de cette société et de ses superstructures, « mais » M. Mikhaïlovski préfère ne rien dire sur cette analyse : il ne s’agit ici, voyez‑vous, que d’« une seule » période, cependant que M. Mikhaïlovski entend, lui, embrasser toutes les périodes, et les embrasser de façon à ne point parler d’aucune d’elles en particulier. Il va de soi que pour arriver à ce but – c’est‑à‑dire pour embrasser toutes les périodes sans au fond en toucher une seule, ‑ il n’y a qu’une seule voie : celle des lieux communs et des phrases « brillantes », mais creuses. Et nul ne peut rivaliser avec M. Mikhaïlovski dans l’art de s’en tirer avec des phrases. Ainsi, d’après lui, il ne vaudrait pas la peine de s’arrêter (séparément) à l’essence même des recherches de Marx pour la raison que Marx, lui, « loin d’affirmer les principes fondamentaux du matérialisme économique, ne fait que toucher le côté économique d’un certain groupe de phénomènes historiques ». Quelle profondeur de pensée ! « Il n’affirme pas », mais « ne fait que toucher » ! Comme il est facile, en vérité, d’escamoter toute question sous une phrase ! Si Marx, par exemple, montre à plusieurs reprises comment les rapports des producteurs de marchandises forment la base de l’égalité civile, du libre contrat et autres fondements de l’État juridique, qu’est‑ce à dire ? Affirme‑t‑il par là le matérialisme ou « ne fait‑il que le toucher » ? Avec la modestie qui lui est propre, notre philosophe s’abstient de répondre sur le fond et tire directement des conclusions de ses « tentatives spirituelles » de parler brillamment pour ne rien dire.

« Rien d’étonnant, est‑il dit dans cette conclusion, que pour une théorie qui prétendait expliquer l’histoire mondiale, quarante ans après sa proclamation, l’histoire ancienne des Grecs, des Romains et des Germains est demeurée une énigme. La clé de cette énigme a été fournie d’abord par un homme absolument étranger à la théorie du matérialisme économique et qui en ignorait tout, et puis à l’aide d’un facteur non économique. Le terme « production de l’homme lui-même », c’est‑à‑dire la procréation, ne laisse pas d’être amusant; Engels s’en saisit afin de conserver au moins un lien lexicologique avec la formule essentielle du matérialisme économique. Force lui est cependant de reconnaître que durant des siècles la vie de l’humanité n’a pas obéi à cette formule. » En vérité, votre polémique, M. Mikhaïlovski, n’est pas compliquée ! La théorie consistait en ceci : pour « éclairer » l’histoire il faut chercher les bases dans les rapports sociaux matériels, et non idéologiques. Le manque de faits concrets n’a pas permis d’appliquer cette méthode à l’analyse de certains phénomènes fort importants de l’histoire ancienne de l’Europe, par exemple l’organisation gentilice, qui, pour cette raison même, est restée une énigme [4]. Et voilà que les riches documents recueillis en Amérique par Morgan lui permettent d’analyser la nature de l’organisation gentilice; il en conclut que l’explication doit en être cherchée dans les rapports matériels, et non dans les rapports idéologiques (juridiques ou religieux par exemple). Ce fait est évidemment une confirmation brillante de la méthode matérialiste, et rien de plus. Et lorsque M. Mikhaïlovski reproche à cette doctrine que, premièrement, la clé des énigmes historiques les plus difficiles a été trouvée par un homme « absolument étranger » à la théorie du matérialisme économique, on ne peut que s’étonner de l’incapacité où sont les gens de démêler ce qui parle en leur faveur et ce qui les contredit d’une façon flagrante. Deuxièmement, raisonne notre philosophe, la procréation n’est pas un facteur économique. Mais où avez‑vous été chercher dans les œuvres de Marx ou d’Engels, qu’ils parlaient nécessairement ‘du matérialisme économique ? Définissant leur conception du monde, ils l’appelaient simplement matérialisme. Leur idée fondamentale (exprimée avec une précision absolue, par exemple dans le passage précité de Marx) était que les rapports sociaux comportent des rapports matériels et des rapports idéologiques. Ces derniers ne sont qu’une superstructure érigée sur les premiers et s’établissant en dehors de la volonté et de la conscience de l’individu, comme (un résultat) une forme de l’activité de l’homme pour assurer son existence L’explication des formes politico‑juridiques, ‑ dit Marx dans ce passage – doit être recherchée dans les « conditions matérielles de la vie ». M. Mikhailovski croirait‑il par hasard que les rapports de procréation s’identifient avec les rapports idéologiques ? Les explications fournies à ce sujet par M. Mikhaïlovski sont si caractéristiques qu’il vaut la peine de s’y arrêter. « Nous aurons beau nous ingénier, dit‑il, à établir un lien, même lexicologique entre la « procréation » et le matérialisme économique; elle aura beau s’entrecroiser dans le réseau complexe des phénomènes de la vie sociale avec d’autres phénomènes, les phénomènes économiques y compris; elle possède ses racines propres, physiologiques et psychiques. [Nous croyez‑vous nés d’hier, M. Mikhaïlovski pour nous conter que la procréation a des racines physiologiques !? Voyons, à qui voulez‑vous en faire accroire ?] Et cela nous rappelle que les théoriciens du matérialisme économique sont en contradiction non seulement avec l’histoire, mais aussi avec la psychologie. Il est hors de doute que les relations de clans ont perdu leur importance dans l’histoire des pays civilisés; mais on ne saurait guère affirmer la chose avec la même certitude pour les relations nettement sexuelles et familiales. Elles ont subi bien entendu des changements considérables sous la pression de la vie de plus en plus complexe en général; mais avec une certaine habileté dialectique, on pourrait démontrer que non seulement les rapports juridiques, mais aussi les rapports économiques eux‑mêmes constituent une « superstructure » érigée sur les relations sexuelles et familiales. Nous ne nous arrêterons pas là-dessus; néanmoins, nous indiquerons par exemple l’institution de l’héritage. »

Notre philosophe a pu sortir enfin de la sphère des phrase creuses [5] pour passer aux faits concrets pouvant être vérifiés et ne permettant pas d’« estomper » aussi facilement le fond de la question. Voyons donc comment notre critique de Marx démontre que l’institution de l’héritage est une superstructure érigée sur les relations sexuelles et familiales. « Ce sont les produits de la production économique, ‑ raisonne M. Mikhailovski [« les produits de la production économique » !! Comme c’est intelligent ! comme cela sonne bien et quelle élégance de style !], qui sont transmis par héritage, et l’institution de l’héritage elle-même est conditionnée dans une certaine mesure par le fait de la concurrence économique. Mais, premièrement, les valeurs non matérielles sont également transmises par héritage, ‑ ce qui s’exprime par les soins que l’on prend de l’éducation des enfants dans l’esprit de leurs pères… » Ainsi l’éducation des enfants fait partie de l’institution de l’héritage ! Par exemple, conformément à un article du Code civil russe, les « parents doivent s’efforcer de former par l’éducation domestique leurs mœurs [c’est‑à‑dire les mœurs des enfants] et aider à la réalisation des vues du gouvernement ».

Est‑ce bien cela que notre philosophe entend par institution de l’héritage ? « En second lieu, même si l’on s’en tient exclusivement à la sphère économique, si l’institution de l’héritage est inconcevable sans les produits de la production transmis par héritage, elle est tout aussi inconcevable sans les produits de la « procréation », ‑ sans eux et sans cet état psychique complexe et tendu qui leur est directement rattaché. » [Voyez un peu ce style : l’état psychique complexe « rattaché » aux produits de la procréation ! Mais c’est délicieux !] Ainsi l’institution de l’héritage est une superstructure qui s’élève au‑dessus des relations familiales et sexuelles, l’héritage étant inconcevable sans la procréation ! Mais c’est une véritable découverte de l’Amérique ! Jusqu’à présent l’on croyait que la procréation pouvait tout aussi peu expliquer l’institution de l’héritage que la nécessité de prendre de la nourriture peut expliquer l’institution de la propriété. Jusqu’à présent l’on croyait généralement que si, par exemple, en Russie, à l’époque où florissait le système des fiefs [6] la terre ne pouvait être transmise par hérédité (n’étant considérée que comme propriété conditionnelle), l’explication doit être cherchée dans les particularités de l’organisation sociale de ce temps. M. Mikhaïlovski croit sans doute que cela tient simplement au fait que la psychique se rattachant aux produits de la procréation du propriétaire terrien d’alors n’était pas suffisamment complexe.

Grattez un peu « l’ami du peuple », pourrions‑nous dire en paraphrasant un apophtegme connu, et vous verrez apparaître le bourgeois. Car enfin, quel autre sens peuvent avoir les développements de M. Mikhaïlovski sur la connexité entre l’institution de l’héritage et l’éducation des enfants, la psychique de la procréation, etc. sinon celui que l’institution de l’héritage est aussi éternelle, nécessaire et sacrée que l’éducation des enfants ! Il est vrai que M. Mikhaïlovski a tenté de se ménager une porte de secours en déclarant que « l’institution de l’héritage est jusqu’à un certain point conditionnée par le fait de la concurrence économique ». Mais ceci n’est rien d’autre qu’une tentative pour éluder la question sans y faire une réponse nette, tentative accomplie avec des armes débiles. Comment pourrions‑nous tenir compte de cette remarque, quand on ne nous dit pas du tout jusqu’à « quel point » précisément l’héritage dépend de la concurrence, et que l’on ne nous explique pas du tout à quoi tient proprement cette liaison entre la concurrence et l’institution de l’héritage. En réalité, l’institution de l’héritage implique déjà la propriété privée, et cette dernière ne surgit qu’avec l’apparition de l’échange. Elle est basée sur la spécialisation naissante du travail social et l’aliénation des produits sur le marché. Aussi longtemps que, par exemple, tous les membres de la communauté indienne primitive ont fabriqué en commun tous les produits dont ils avaient besoin, la propriété privée a été impossible. Mais dès que la division du travail fit son apparition dans la communauté, et que chacun de ses membres commença à produire séparément un produit donné pour le revendre au marché, cette séparation matérielle des producteurs de marchandises trouva son expression dans l’institution de la propriété privée. La propriété privée et l’héritage sont tous deux des catégories d’un ordre social où des familles séparées, à effectif peu nombreux (monogames) se sont déjà formées et où l’échange a commencé à se développer. L’exemple de M. Mikhaïlovski démontre juste le contraire de ce qu’il voulait démontrer.

On trouve encore chez M. Mikhaïlovski une autre indication de fait, cette fois aussi une perle en son genre ! « En ce qui concerne les relations de clans, dit‑il, en continuant à corriger le matérialisme, elles ont pâli dans l’histoire des peuples civilisés, en partie il est vrai, sous les rayons de l’influence des formes de production [autre subterfuge, encore plus évident. Quelles formes précisément ? Phrase vide de sens !], en partie, elles se sont dissoutes dans leur propre continuation et généralisation pour former des liens nationaux ». Ainsi, les liens nationaux sont la continuation et la généralisation des relations de clans ! M. Mikhaïlovski emprunte évidemment ses idées sur l’histoire de la société à ces contes d’enfants que l’on enseigne aux collégiens. L’histoire de la société, d’après cette doctrine des lieux communs, consiste en ce que d’abord il y eut la famille, cette cellule de toute société [7] ‑ puis la famille se serait agrandie pour devenir une tribu, et la tribu un État. Si M. Mikhaïlovski répète grave­ment ces puérilités, cela montre simplement que, à part tout le reste, il n’a pas même la moindre idée de la marche de l’histoire russe, par exemple. Si l’on pouvait parler de clans dans l’ancienne Russie, il ne fait pas de doute que déjà au moyen âge, à l’époque du tsarat de Moscovie, ces relations de clans n’existaient plus, c’est‑à‑dire que l’État se basait sur des associations locales, et non clanales : propriétaires terriens et monastères acceptaient les paysans venus des différentes localités, et les communautés ainsi formées étaient des associations purement territoriales. Cepen­dant, on pouvait à peine parler de liens nationaux au sens propre du mot à cette époque : l’État était divisé en « territoires » distincts, souvent même en principautés qui conservaient des traces vivan­tes d’ancienne autonomie, des particularités d’administration, parfois leurs propres troupes (les boyards locaux partaient en guerre à la tête de leurs propres régiments), des frontières doua­nières à elles, etc. Seule la période moderne de l’histoire russe (depuis le XVIl° siècle à peu près) est marquée par la fusion effective de toutes ces régions, territoires et principautés, en un tout. Cette fusion n’est pas due, très honorable M. Mikhaïlovski , à des relations de clans ni même à leur continuation et générali­sation; elle est due à l’échange accru entre régions, au développe­ment graduel des échanges de marchandises et à la concentration des petits marchés locaux en un seul marché de toute la Russie. Comme les dirigeants et les maîtres de ce processus étaient les gros marchands capitalistes, la création de ces liens nationaux n’était rien d’autre que la création de liens bourgeois. Par ses deux indications de fait, M. Mikhaïlovski n’a fait que se fustiger lui-même et ne nous a donné que des exemples de banalités bourgeoises. « Banalités », parce qu’il expliquait l’institution de l’héritage par la procréation et sa psychique, et la nationalité par les relations de clans; « bourgeoises », parce qu’il considérait les catégories et les superstructures d’une formation sociale historique déterminée (basée sur l’échange) comme des catégories aussi générales et éternelles que l’éducation des enfants et les liens sexuels « proprement dits ».

Chose caractéristique au plus haut point : dès que notre philosophe subjectif tente de passer de la phraséologie à des références basées sur des données concrètes, il glisse dans le bourbier. Et il a l’air de se sentir bien à l’aise dans cette position pas très propre : installé là, il fait le beau, envoyant tout autour des éclaboussures de boue. Il veut, par exemple, réfuter cette thèse que l’histoire est une suite d’épisodes de la lutte de classes, et, déclarant d’un air profond que c’est là une « extrémité », il dit :

« La fondation par Marx de l’Association internationale des Travailleurs, organisée pour mener la lutte de classe, n’a pas empêché les ouvriers français et allemands de s’entrégorger et de se dépouiller les uns les autres. » Ce qui prouve, dit‑il, que le matérialisme s’est mis en contradiction « avec le démon de l’amour-propre national et de la haine nationale ». Une telle affir­mation révèle de la part du critique une incompréhension absolue du fait que les intérêts très réels de la bourgeoisie commerciale et industrielle constituent la base principale de cette haine, et que parler du sentiment national comme d’un facteur indépen­dant, c’est escamoter le fond de là question. D’ailleurs, nous avons déjà vu quelle idée profonde notre philosophe a de la nationa­lité. M. Mikhaïlovski ne peut se référer à l’Internationale qu’avec une ironie à la Bourénine [8] : « Marx est à la tête de l’Association internationale des Travailleurs, qui s’est disloquée, il est vrai, mais qui doit renaître. » Bien sûr, si l’on voit le nec plus ultra de la solidarité internationale dans le système du « juste » échange, comme le chroniqueur de la vie intérieure l’étale dans le numéro 2 du Rousskoïé Bogatstvo avec une platitude de philistin, et si l’on ne comprend pas que l’échange, juste ou injuste, suppose et ren­ferme toujours la domination de la bourgeoisie et qu’à défaut de détruire toujours l’organisation économique basée sur l’échange, il est impossible de faire cesser les collisions internationales, on comprend dès lors qu’on se contente de persifler l’Internationale. On comprend dès lors que M. Mikhaïlovski ne puisse arriver à assimiler cette simple vérité, qu’il n’est point d’autre moyen de combattre la haine nationale que celui qui consiste à organiser et à grouper la classe des opprimés pour la lutte contre la classe des oppresseurs dans chaque pays pris à part, à unir ces organisations ouvrières nationales en une seule armée ouvrière internationale pour la lutte contre le capital international. Quant à cette affirmation que l’Internationale n’a pas empêché les ouvriers de s’entr’égorger, il suffit de rappeler à M. Mikhailovski les événements de la Commune qui ont révélé l’attitude véritable du prolétariat organisé envers les classes dirigeantes faisant la guerre.

Ce qui est particulièrement révoltant dans toute cette polémique de M. Mikhaïlovski, ce sont ses procédés. S’il n’est pas satisfait de la tactique de l’Internationale, s’il ne partage pas les idées au nom desquelles les ouvriers européens s’organisent, ‑ qu’il en fasse au moins une critique franche et directe, en exposant ses propres idées sur ce qui serait une tactique plus rationnelle, des vues plus justes. Car enfin, on n’y trouve aucune objection claire et précise; ce ne sont que railleries absurdes répandues çà et là au milieu d’un débordement de phrases. Peut‑on appeler cela autrement que de la boue ? Surtout si l’on tient compte que la défense des idées et de la tactique de l’Internationale n’est pas permise légalement en Russie ? M. Mikhaïlovski use des mêmes procédés quand il polémise avec les marxistes russes : sans se donner la peine de formuler consciencieusement et avec exactitude telles ou telles de leurs thèses, afin de les soumettre à une critique directe et précise, il préfère se cramponner aux fragments d’argumentation marxiste parvenus à son oreille et les dénaturer. Jugez-en vous‑mêmes :

Marx était trop intelligent et trop érudit pour croire que c’était lui qui avait découvert l’idée de la nécessité et de la logique historiques des phénomènes sociaux… Aux degrés inférieurs de l’échelle marxiste [9] on l’ignore (que « l’idée de la nécessité historique n’est pas une nouveauté inventée ou découverte par Marx, mais une vérité établie de longue date ») ou en tout cas l’on n’a qu’une vague idée de la force mentale et de l’énergie dépensées depuis des siècles à établir cette vérité.

De telles assertions peuvent vraiment produire de l’effet sur un public qui entend parler de marxisme pour la première fois, et pour lequel le critique peut atteindre aisément son but : dénaturer, gloser et « vaincre » (c’est ainsi, dit‑on, que les collaborateurs du Rousskoïé Bogatstvo parlent des articles de M. Mikhaïlovski). Quiconque connaît tant soit peu Marx apercevra aussitôt fausseté et la duperie de ces procédés. On peut ne pas être d’accord avec Marx, mais on ne saurait nier qu’il a formulé avec la plus grande précision des vues qui constituaient « un fait nouveau » par rapport à celles des socialistes qui l’ont précédé.

Le fait nouveau consistait en ceci : les socialistes d’autrefois croyaient qu’il leur suffisait pour appuyer leurs conceptions, de montrer l’oppression des masses sous le régime existant, de montrer la supériorité d’un système où chacun recevrait ce qu’il a lui-même produit; de montrer que ce système idéal est conforme à la « nature humaine », à la conception d’une vie raisonnable et morale, etc. Marx ne pouvait se contenter d’un tel socialisme. Il ne se borna pas à caractériser le régime existant, à le juger, à le condamner; il en donna une définition scientifique, en assi­gnant à ce régime existant, qui varie selon les pays européens et non européens, une base commune : la formation sociale capita­liste dont il soumit les lois du fonctionnement et du développe­ment à une analyse objective (il a montré la nécessité de l’exploi­tation sous ce régime). Il ne pouvait davantage se contenter de cette affirmation que seul le système socialiste est conforme à la nature humaine, ‑ comme le déclaraient les grands socialistes utopistes et leurs pitoyables épigones les sociologues subjectifs. Par cette même analyse objective du régime capitaliste, il a prouvé la nécessité de sa transformation en régime socialiste. (Pour la question de savoir comment il l’a prouvé et comment M. Mikhaîïlovski y a répondu, nous aurons à revenir là‑dessus). Là est la source de ces références à la nécessité, que l’on rencontre souvent chez les marxistes. La déformation apportée dans la question par M. Mikhaïlovski est évidente : il a laissé de côté tout le contenu réel de la théorie, toute son essence, et il a présenté les choses comme si toute la théorie se réduisait au seul mot de « nécessité » (« il ne suffit pas de l’invoquer elle seule dans les affaires pratiques et complexes »), comme si la preuve de cette théorie était dans le fait que c’est là une nécessité historique. En d’autres termes, n’ayant rien dit du contenu de la doctrine, il s’est attaché uniquement à son étiquette, et le voilà qui recommence à jouer de ce « cercle tout bonnement plat », auquel il s’est lui-même efforcé de réduire la doctrine de Marx. Nous n’allons pas bien entendu suivre ce jeu, parce que nous sommes suffisamment fixés là‑dessus. Laissons‑le se contorsionner pour l’amusement et la joie de M. Bourénine (qui n’a pas flatté en vain M. Mikhaïlovski dans le Novoïé Vrémia), laissons‑le, après une révérence à Marx, japper sournoisement contre lui : « sa polémique contre les utopistes et les idéalistes, voyez‑vous, est de toute façon unilatérale », c’est‑à‑dire sans même que les marxistes reprennent ses arguments. Nous ne pouvons appeler ces algarades que jappements, car il n’a été apporté absolument aucune objection concrète, définie et vérifiable contre cette polémique. De sorte que, malgré tout le plaisir que nous aurions à discuter sur ce thème, – cette controverse étant selon nous d’une extrême importance pour la solution des problèmes socialistes russes, – il nous est vraiment impossible de répondre à ces jappements, et nous ne pouvons que hausser les épaules en disant :

Le carlin doit être vraiment fort pour aboyer contre un éléphant ! [10]

Le raisonnement que tient ensuite M. Mikhaïlovski sur la nécessité historique n’est pas sans intérêt; il révèle ‑ en partie il est vrai ‑ le bagage idéologique réel de « notre sociologue bien connu » (titre dont M. Mikhaïlovski jouit à l’égal de M. V.V., parmi les représentants libéraux de notre « société cultivée »). Il parle d’un « conflit entre l’idée de la nécessité historique et l’importance de l’activité individuelle » : les hommes publics se trompent, qui croient être une force agissante, ‑ alors qu’on les « fait agir », qu’ils ne sont que « des marionnettes mues par les lois immanentes et mystérieuses de la nécessité historique ». Telle est, dit‑il, la conclusion découlant de cette idée qu’il qualifie, pour cela, de « stérile » et de « diffuse ». Tous les lecteurs ne comprendront peut‑être pas d’où M. Mikhailovski a tiré ces absurdités, ces marionnettes, etc. La vérité, c’est que l’un des chevaux de bataille de notre philosophe subjectif est l’idée du conflit entre le déterminisme et la morale, entre la nécessité historique et le rôle de la personnalité. Il a noirci là‑dessus des monceaux de papier, laissant échapper quantité de sottises sentimentales et philistines pour résoudre ce conflit en faveur de la morale et du rôle de la personnalité. Il n’y a là en réalité aucun conflit : celui-­ci a été inventé par M. Mikhaïlovski qui craint (non sans raison) que le déterminisme ne vienne priver de base cette morale petite bourgeoise qui lui est si chère. L’idée de déterminisme qui établit la nécessité des actes humains et rejette la fable absurde du libre arbitre, n’abolit nullement ni la raison, ni la conscience de l’homme, ni le jugement de ses actes. Bien au contraire : seul le point de vue déterministe permet de porter un jugement rigoureusement juste, au lieu de tout rejeter sur le libre arbitre. De même l’idée de nécessité historique n’infirme en rien le rôle de la personnalité dans l’histoire : l’histoire tout entière est précisément formée d’actions de personnalités, qui sont sans nul doute des forces agissantes. La question qui se pose effectivement lorsqu’on juge l’activité publique d’un individu, est celle‑ci : quelles conditions peuvent assurer le succès de cette activité ? Où est la garantie que cette activité ne restera pas un acte isolé, noyé dans un océan d’actes contraires ? Là aussi se pose une question à laquelle social‑démocrates et autres socialistes russes répondent différemment : comment l’activité visant à réaliser le régime socialiste doit-elle entraîner les masses pour pouvoir donner de sérieux résultats ? Il est évident que la réponse à cette question dépend directement de la conception que l’on a du groupement des forces sociales en Russie, de la lutte des classes, tous éléments dont se compose la réalité russe. Là encore M. Mikhaïlovski n’a fait que tourner autour de la question, sans essayer même de la poser avec précision et de la résoudre de quelque manière. La solution social-démocrate du problème part, comme on le sait, de ce point de vue que le système économique russe est une société bourgeoise, pour en sortir, il n’y a qu’une issue, la seule qui découle nécessairement de la nature même du régime bourgeois, à savoir : la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie. Il est évident qu’une critique sérieuse aurait dû être dirigée ou bien contre cette opinion que notre régime est un régime bourgeois, ou bien contre la façon de concevoir la nature de ce régime et les lois de son développement. Mais M. Mikhaïlovski ne songe nullement à discuter de questions sérieuses. Il préfère s’en tirer avec des phrases comme celle‑ci : la nécessité est une parenthèse trop générale, etc. Évidemment, M. Mikhaïlovski, toute idée sera une parenthèse trop générale si vous commencez par en vider le contenu, comme on ferait d’un hareng saur, pour ensuite vous amuser avec la pelure ! Cette pelure qui recouvre les problèmes vraiment sérieux, d’actualité brûlante, est le sujet favori de M. Mikhaïlovski. Et c’est avec une fierté, particulière qu’il souligne, par exemple, que le « matérialisme économique méconnaît ou éclaire faussement le problème des héros et de la foule ». Voyez donc : la question de savoir comment est formée l’actualité russe, ‑ de la lutte de quelles classes et sur quelle base, ‑ est évidemment trop générale pour M. Mikhaïlovski; aussi la passe‑t‑il sous silence. En revanche, la question de savoir quels rapports existent entre les héros et la foule ‑ peu importe qu’il s’agisse d’une foule d’ouvriers, de paysans, de fabricants ou de gros propriétaires fonciers, ‑ cette question l’intéresse au plus haut point. Ces questions sont peut-être « intéressantes », mais reprocher aux matérialistes d’orienter tous leurs efforts vers la solution de problèmes concernant directement la libération de la classe laborieuse, c’est se montrer amateur de science philistine, et rien de plus. Pour terminer sa « critique » (?) du matérialisme, M. Mikhaïlovski nous offre encore une tentative de fausser les faits, encore un subterfuge. Après avoir émis des doutes sur la justesse de l’opinion d’Engels que les économistes attitrés avaient fait le. silence sur le Capital (doutes qu’il appuie par cet étrange argument qu’en Allemagne les universités sont nombreuses !), M. Mikhailovski dit : « Marx n’avait pas en vue précisément ce cercle de lecteurs (les ouvriers), il attendait quelque chose aussi des hommes de science. » C’est tout à fait faux. Marx comprenait parfaitement combien peu l’on pouvait compter sur l’impartialité et la critique scientifique des représentants bourgeois de la science. Et dans la postface à la deuxième édition du Capital, il s’exprime sur ce point d’une façon très nette. Voici ce, qu’il dit :

« La meilleure récompense de mon travail, c’est que le Capital a été vite compris par les larges milieux de la classe ouvrière allemande. M. Meyer, qui dans les questions économiques s’en tient au point de vue bourgeois, a publié pendant la guerre franco‑allemande une brochure où il exprime cette idée tout à fait juste, que le grand sens théorique [der grosse theoretische Sinn] considéré comme héréditaire chez les Allemands, s’est entièrement perdu dans les classes dites cultivées d’Allemagne; par contre, il revit à nouveau dans la classe ouvrière de ce pays. »

Ce subterfuge concerne cette fois encore le matérialisme et est à fait dans le goût du premier échantillon. « La théorie [du matérialisme] n’a jamais été scientifiquement fondée et vérifiée. » Voilà la thèse. Et voici la démonstration : « Certaines bonnes pages de contenu historique chez Engels, Kautsky et quelques autres (comme aussi dans l’ouvrage très apprécié de Bloss), pourraient se passer de l’étiquette de matérialisme économique, car [notez ce « car »] en fait [sic !] on y prend en considération la vie sociale dans son ensemble même quand la note économique domine dans cet accord. » Conclusion… : « Dans la science, le matérialisme économique ne s’est pas justifié. »

On connaît ça ! Pour démontrer l’inconsistance d’une théorie, M. Mikhaïlovski la dénature d’abord, en lui attribuant l’intention absurde de ne pas prendre en considération la vie sociale dans son ensemble, alors que tout au contraire les matérialistes (marxistes) ont été les premiers socialistes qui envisagèrent la nécessité d’analyser tous les aspects de la vie sociale, et non pas simplement son aspect économique [11]. Puis il constate qu’« en fait » les matérialistes ont « bien » expliqué la vie sociale dans son ensemble par l’économie (fait qui visiblement confond l’auteur); finalement, il en arrive à la conclusion que le matérialisme « ne s’est pas justifié ». En revanche, vos subterfuges, M. Mikhaïlovski, se sont justifiés pleinement !

C’est là tout ce que M. Mikhaïlovski avance pour « réfuter » le matérialisme. Il n’y a là, je le répète, aucune critique; ce n’est que bavardage vain et prétentieux. Demandez à n’importe qui : quelles sont les objections élevées par M. Mikhaïlovski contre cette opinion que les rapports de production sont à la base de tous les autres ? Par quoi a‑t‑il réfuté la justesse de la notion ‑ élaborée par Marx à l’aide de la méthode matérialiste – des formations sociales et du développement de ces formations selon un processus d’histoire naturelle ? Comment a‑t‑il prouvé que l’explication matérialiste de tels problèmes historiques, ‑ ne serait‑ce que celle fournie par les écrivains qu’il a nommés, ‑ est fausse ? La réponse ne pourra être que celle‑ci : il n’a apporté aucune objection, n’a rien réfuté, n’a relevé aucune inexactitude. Il n’a fait que tourner autour du sujet, en cherchant à escamoter le fond du la question par des phrases, par des échappatoires futiles inventées pour la circonstance.

Il est difficile d’attendre quelque chose de sérieux d’un tel critique, lorsqu’il continue dans le n° 2 du Rousskoïé Bogatstvo à réfuter le marxisme. La seule différence est que sa faculté d’inventer des subterfuges s’est épuisée, et qu’il recourt à des subterfuges d’emprunt.

Pour commencer il pérore sur la « complexité » de la vie sociale : il n’est pas jusqu’au galvanisme qui ne soit rattaché au matérialisme économique, puisque les expériences de Galvani « ont fait impression » sur Hegel. Comme c’est spirituel ! On pourrait tout aussi bien établir des affinités entre M. Mikhaïlovski et l’empereur de Chine ! Que peut‑on en déduire sinon que certaines gens trouvent du plaisir à dire des sottises ?!

La nature du cours historique des choses, continue M. Mikhaïlovski, est en général insaisissable; elle n’a pas été saisie non plus par la doctrine du matérialisme économique, encore que celle‑ci repose, visiblement, sur deux piliers : sur la découverte de l’importance déterminante des formes de la production et de l’échange, et sur le « caractère absolu du processus dialectique.

Ainsi, les matérialistes s’appuient sur le « caractère absolu » du processus dialectique ! Autrement dit, ils basent leurs théories sociologiques sur les triades de Hegel. Nous voyons ici l’accusation banale que le marxisme accepte la dialectique hégélienne, accusation qui, semble‑t‑il, a été suffisamment ressassée par les critiques bourgeois de Marx. Incapables d’apporter quelque objection sur le fond même de la doctrine, ces messieurs se sont accrochés à la façon dont Marx s’exprimait, ils se sont attaqués à l’origine de la théorie, pensant par là en miner le fond même. Et M. Mikhaïlovski ne se gêne pas pour user de ces procédés. Un chapitre de l’Anti‑Dühring d’Engels lui a servi de prétexte. Répon­dant à Dühring qui a attaqué la dialectique de Marx, Engels dit que Marx n’a jamais songé à « prouver » quoi que ce soit par les triades hégéliennes; qu’il n’a fait qu’étudier et analyser le proces­sus réel; que, pour Marx, le seul critérium d’une théorie était sa conformité avec la réalité. Et s’il arrive parfois que le développement d’un phénomène social s’accorde avec le schéma de Hegel : thèse, négation, négation de la négation, ‑ il n’y a là rien d’étonnant puisque, d’une façon générale, la chose n’est pas rare dans la nature. Et Engels de citer des exemples empruntés à l’histoire naturelle (développement d’un grain de blé) et au domaine social, dans le genre de ceux‑ci : il y a eu d’abord le communisme primitif, puis la propriété privée, et ensuite la socia­lisation capitaliste du travail; ou bien : d’abord le matérialisme primitif, puis l’idéalisme, et enfin le matérialisme scientifique, etc. Il est évident pour tous que le centre de gravité dans l’argu­mentation d’Engels, c’est que les matérialistes doivent exposer avec exactitude et précision le véritable processus historique : que l’insistance sur la dialectique, le choix des exemples prouvant l’exactitude de la triade, ne sont que des vestiges de l’hégélianisme d’où est sorti le socialisme scientifique, des vestiges de sa façon de s’exprimer. En effet, quand on déclare catégoriquement que « prouver » une chose à l’aide de triades est absurde, et que per­sonne n’y a jamais songé, quelle signification peuvent avoir des exemples de processus « dialectiques » ? N’est‑il pas évident que c’est là une allusion à l’origine de la doctrine, et rien de plus ? M. Mikhaïlovski s’en rend compte lui-même lorsqu’il dit qu’on ne doit pas blâmer une théorie pour son origine. Mais pour voir dans les développements d’Engels quelque chose de plus que l’origine de la théorie, il aurait évidemment fallu prouver que les matérialistes avaient résolu au moins un problème historique non sur la base de faits appropriés, mais au moyen des triades. M. Mikhaïlovski a‑t‑il essayé de le prouver ? Pas le moins du monde. Au contraire, il a été obligé de reconnaître que « Marx a tellement rempli de faits concrets le schéma dialectique vide qu’on peut l’enlever de ce contenu comme le couvercle d’un récipient, sans que rien soit changé » (nous parlerons plus loin de l’exception que fait ici M. Mikhaïlovski, en ce qui concerne l’avenir). S’il en est ainsi, pourquoi M. Mikhaïlovski s’occupe‑t‑il avec tant de zèle de ce couvercle qui ne change rien ? Pourquoi prétend‑il que les matérialistes « s’appuient » sur l’inéluctabilité du processus dialectique ? Pourquoi, s’il lutte contre ce couvercle, déclare‑t‑il lutter contre un des « piliers » du socialisme scientifique, alors que c’est là une contre‑vérité manifeste ?

Bien entendu, je n’irai pas examiner comment M. Mikhailovski analyse les exemples de triades, car, je le répète, cela n’a rien à voir avec le matérialisme scientifique, non plus qu’avec le marxisme russe. Mais il est intéressant de savoir : quelles raisons avait tout de même M. Mikhaïlovski pour dénaturer ainsi l’attitude des marxistes envers la dialectique ? Il en avait deux : premièrement, M. Mikhaïlovski a entendu dire quelque chose, mais il n’y a rien compris; deuxièmement, M. Mikhaïlovski a commis un nouveau subterfuge (ou plutôt il l’a emprunté à Dühring).

Ad 1 [12]. En lisant les écrits marxistes, M. Mikhailovski s’est constamment heurté à la « méthode dialectique » dans la science sociale, à la « pensée dialectique », toujours dans la sphère des problèmes sociaux, – (la seule dont on s’occupe); etc. Dans la simplicité de son âme (encore si ce n’était que de la simplicité !), il s’est imaginé que cette méthode consistait à résoudre tous les problèmes sociologiques suivant les lois de la triade hégélienne. S’il avait accordé un petit peu plus d’attention à la chose, il se serait à coup sûr convaincu de l’absurdité de cette idée. Ce que Marx et Engels appelaient la méthode dialectique ‑ par opposition à la méthode métaphysique ‑ n’est ni plus ni moins que la méthode scientifique en sociologie, qui considère la société comme un organisme vivant, en perpétuel développement (et non comme quelque chose de mécaniquement lié et permettant ainsi toutes sortes de combinaisons arbitraires des divers éléments sociaux); organisme dont l’étude requiert une analyse objective des rapports de production constituant une formation sociale donnée, et une recherche des lois de son fonctionnement et de son développement. Nous tâcherons plus loin d’illustrer le rapport entre la méthode dialectique et la méthode métaphysique (à laquelle se rapporte, sans nul doute, la méthode subjective en sociologie), à l’aide d’exemples tirés des propres développements de M. Mikhaïlovski. Notons pour le moment que quiconque lira la définition et la description de la méthode dialectique soit chez Engels (dans sa polémique contre Dühring : Socialisme utopique et socialisme scientifique), soit chez Marx (diverses annotations au Capital et Postface de la deuxième édition; Misère de la philosophie) verra qu’il n’est point question des triades de Hegel, et que tout y revient à considérer l’évolution sociale comme un processus naturel du développement des formations économiques sociales. Comme preuve, je citerai in extenso la description de la méthode dialectique donnée dans le Vestnik Evropy [le Messager de l’Europe] [13], année 1872, n° 5 (notice: « Le point de vue de la critique de l’économie politique de K. Marx »), et que Marx cite dans la Postface de la deuxième édition du Capital. Marx y dit que la méthode qu’il a employée dans le Capital a été mal comprise. « Les critiques allemands ont crié naturellement à la sophistique hégélienne. » Et afin d’illustrer plus clairement sa méthode, Marx en donne l’exposé dans la notice mentionnée :

Un seul point importe à Marx, y est‑il dit : découvrir la loi des phénomènes qu’il analyse… Ce qui lui importe surtout, c’est la loi du changement, de l’évolution de ces phénomènes, c’est‑à-dire la transition d’une forme à une autre, d’un ordre de rapports sociaux à un autre… Aussi Marx ne se soucie‑t‑il que d’une chose : établir, par une recherche scientifique précise, la nécessité d’une organisation déterminée des conditions sociales, et constater, avec le maximum d’exactitude, les faits qui lui servent de point de départ et de point d’appui. Il lui suffit amplement, pour cela, de prouver, en même temps que la nécessité de l’ordre actuel, la nécessité d’un ordre nouveau, qui doit inéluctablement naître du précédent ‑ que les hommes croient ou ne croient pas à cette nécessité, qu’ils en aient conscience ou non, peu importe. Marx considère l’évolution sociale comme un procès d’histoire naturelle régi par des lois qui ne dépendent pas de la volonté, ni de la conscience, ni des intentions des hommes, mais, au contraire, les déterminent. [Avis à MM. les subjectivistes qui dissocient l’évolution sociale de l’évolution de l’histoire naturelle, précisément parce que l’homme s’assigne des « buts » conscients et s’inspire d’idéals définis.] Si l’élément conscient joue dans l’histoire de la culture un rôle si subordonné, on conçoit que la critique qui a pour objet cette même culture, ne puisse s’appuyer à plus forte raison sur une forme ou un résultat quelconque de la conscience. En d’autres termes, son point de départ ne peut être l’idée, mais uniquement le phénomène extérieur objectif. La critique devra se borner à comparer, à confronter un fait, non pas avec l’idée, mais avec un autre fait. Ce qui lui importe, c’est que les deux faits soient étudiés avec toute la précision voulue, et qu’ils représentent, l’un par rapport à l’autre, des étapes différentes du développement; et ce qui est nécessaire surtout, c’est une étude non moins précise des différents états de leur succession, et de la liaison qui existe entre les divers degrés d’évolution. Marx n’admet précisément pas cette idée que les lois générales de la vie économique restent identiques, pour le passé comme pour le présent. Au contraire, chaque période historique possède ses lois propres. La vie économique est un phénomène analogue à celui que présente l’histoire de l’évolution dans les autres branches de la biologie. Les anciens économistes ne comprenaient pas la nature des lois économiques, quand ils les comparaient aux lois de la physique et de la chimie. Une analyse plus poussée montre que les organismes sociaux se distinguent entre eux aussi profondément que les organismes animaux ou végétaux. En s’assignant pour tâche d’étudier de ce point de vue l’organisation économique capitaliste, Marx formule, avec toute la rigueur scientifique, le but que doit poursuivre toute étude consciencieuse de la vie économique. La portée scientifique de cette étude, c’est d’expliquer les lois (historiques) particulières qui régissent l’apparition, l’existence, le développement et la mort d’un organisme social donné, et son remplacement par un autre plus élevé.

Telle est la description de la méthode dialectique que Marx a tirée d’une foule de notices sur le Capital, publiées dans les journaux et revues, et qu’il a traduite en allemand parce que cette caractéristique de la méthode est ‑ comme il le dit lui-même ‑ parfaitement juste. La question se pose : y fait‑on la moindre allusion aux triades, aux trichotomies, au caractère absolu du processus dialectique et autres absurdités auxquelles M. Mikhaïlovski fait la guerre d’une façon si chevaleresque ? Après cette description, Marx déclare nettement que sa méthode est « directement opposée » à la méthode de Hegel. Pour Hegel le développement de l’idée, conformément aux lois dialectiques de la triade détermine le développement de la réalité. Bien entendu, on ne peut parler du rôle des triades et du caractère absolu du processus dialectique que dans ce sens. Pour moi, c’est le contraire, dit Marx : « l’idéal n’est que le reflet du matériel ». Ainsi donc tout se réduit à une « intelligence positive des choses existantes » et de leur développement nécessaire : il ne reste aux triades que le rôle de couvercle et de la pelure (« j’ai mis une certaine coquetterie à emprunter la langue de Hegel », déclare Marx dans cette postface), auxquels seuls des philistins peuvent s’intéresser. On se demande maintenant : comment devons‑nous juger d’un homme qui, désireux de critiquer un des « piliers » du matérialisme scientifique, c’est‑à‑dire la dialectique, s’est mis à parler de tout, même de grenouilles et de Napoléon, mais n’a rien dit de ce qu’est la dialectique, ni de la question de savoir si le développement de la société est vraiment un processus d’histoire naturelle; si la conception matérialiste est juste, qui considère les formations économiques de la société comme des organismes sociaux particuliers; si les méthodes d’analyse objective de ces formations sont exactes; si vraiment les idées sociales ne déterminent pas le développement social, mais sont elles-mêmes déterminées par lui, etc. ? Peut-on admettre qu’il ne s’agisse là que d’un manque de compréhension ?

Ad. 2. Après cette « critique » de la dialectique, M. Mikhaïlovski attribue à Marx ces méthodes de démonstration « au moyen » de la triade hégélienne et, bien entendu, il les combat victorieusement. « En ce qui concerne l’avenir, dit‑il, les lois immanentes de la société sont établies d’une manière exclusivement dialectique. » (C’est là l’exception dont nous avons parlé plus haut.) Le raisonnement de Marx sur l’expropriation des expropriateurs, inévitable en vertu des lois du développement du capitalisme, porte « un caractère exclusivement dialectique ». L’« idéal » de Marx concernant la propriété commune de la terre et du capital « dans le sens de son inéluctabilité et de sa certitude, se place entièrement au bout de la chaîne hégélienne à trois anneaux ».

Cet argument est pris entièrement chez Dühring, qui s’en est servi dans sa Kritische Geschichte der Nationalökonomie und des Sozialismus (3‑te Aufl., 1879. S. 486‑487) [14]. Ce faisant, M. Mikhaïlovski ne dit pas un mot de Dühring. Mais peut‑être est‑il arrivé lui-même à cette idée de dénaturer Marx ?

Engels a donné une excellente réponse à Dühring, et comme il cite aussi la critique de Dühring, nous nous bornerons à cette réponse d’Engels. Le lecteur verra qu’elle s’applique entièrement à M. Mikhaïlovski.

Cette esquisse historique [la genèse de ce qu’on appelle l’accumulation primitive du capital en Angleterre], dit Dühring, est encore ce qu’il y a relativement de meilleur dans le livre de Marx. Il en irait encore bien mieux si, en plus des béquilles savantes, elle ne s’appuyait encore sur les béquilles dialectiques. La négation de la négation de Hegel joue ici, faute de meilleurs et plus clairs arguments, le rôle de la sage‑femme, qui fait sortir l’avenir des entrailles du passé. L’abolition de la propriété individuelle, qui s’est accomplie depuis le XVI° siècle de la manière indiquée, est la première négation. Celle-ci sera suivie d’une seconde, caractérisée comme négation de la négation, et aussi comme restauration de la « propriété individuelle », mais sous une forme supérieure, fondée sur la possession collective du sol et des instruments de travail. Cette nouvelle « propriété individuelle » est aussi nommée par monsieur Marx « propriété commune » : ici se manifeste l’unité supérieure de Hegel, au sein de laquelle la contradiction est écartée [aufgehoben ‑ terme spécial de Hegel], ce qui forme un jeu de mots et veut dire, à la fois surmontée et conservée.

« … L’expropriation des expropriateurs est donc pour ainsi dire le résultat automatique du développement de la réalité historique en ses aspects matériels extérieurs… Sur la foi des calembredaines hégéliennes comme la négation de la négation, un homme sensé se laisserait difficilement convaincre de la nécessité de la propriété commune du sol et du capital. La nébuleuse difformité des vues de Marx n’étonnera d’ailleurs pas ceux qui savent ce qu’on peut faire de ce matériel scientifique qu’est la dialectique de Hegel, ou plutôt ce qu’il en doit résulter d’extravagances. Remarquons expressément, pour les non‑initiés, que chez Hegel la première négation joue le rôle du péché originel emprunté au catéchisme et la seconde, celui de l’unité supérieure qui conduit à la rédemption. Il est évident qu’on ne peut fonder la logique des faits sur ce subterfuge d’analogie emprunté à la religion… M. Marx reste tranquillement dans la nébuleuse vision de sa propriété à la fois individuelle et commune; et il laisse à ses adeptes le soin de résoudre par eux-mêmes cette profonde énigme dialectique. » Ainsi parle M. Dühring.

Ainsi, conclut Engels, Marx ne peut prouver la nécessité de la révolution sociale, de l’établissement d’une société fondée sur la propriété commune de la terre et des moyens de production créés par le travail, sans faire appel à la négation de la négation de Hegel; en fondant sa théorie socialiste sur un subterfuge d’analogie emprunté à la religion, il arrive à ce résultat que dans la société future régnera une propriété à la fois individuelle et commune, comme unité supérieure hégélienne de la contradiction résolue [15].

Laissons de côté pour l’instant la négation de la négation et considérons cette « propriété à la fois individuelle et commune » M. Dühring l’appelle « vision nébuleuse », et, si étonnant que cela paraisse, il a bien raison sous ce rapport. Mais le malheur est que ce n’est pas Marx qui se trouve dans cette « vision nébuleuse », mais encore une fois M. Dühring en personne… Corrigeant Marx d’après Hegel, il lui attribue l’unité supérieure de la propriété dont Marx n’a pas dit un mot.

On lit dans Marx : « C’est la négation de la négation. Elle rétablit la propriété individuelle, mais sur la base des acquisitions capitaliste : la coopération des travailleurs libres et leur propriété commune de la terre et des moyens de production créés par eux-mêmes. La transformation de la propriété privée de l’individu, fondée sur le travail personnel et morcelée, en propriété privée capitaliste, est évidemment un processus infiniment plus long, plus âpre et plus difficile que la transformation de la propriété privée capitaliste, qui repose déjà en fait sur un processus social de production, en propriété sociale. » Voilà tout. L’état du choses créé par l’expropriation des expropriateurs est ainsi caractérisé comme le rétablissement de la propriété individuelle, mais « sur la base » de la propriété commune de la terre et des moyens de production créés par les travailleurs eux‑mêmes. Pour celui qui comprend l’allemand [et le russe aussi, M. Mikhaïlovski, car la traduction est absolument fidèle], cela signifie que la propriété commune s’étend à la terre et aux autres moyens de production, et la propriété individuelle aux produits, c’est‑à‑dire aux objets de consommation. Et pour que la chose soit compréhensible même à des enfants de six ans, Marx suppose, page 56, une « association d’hommes libres, qui travaillent avec des moyens communs de production et dépensent consciemment leurs… forces individuelles de travail comme une force de travail sociale », autrement dit une association organisée sur le plan socialiste, et il dit : « L’ensemble du produit de l’association est un produit social. Une partie de ce produit sert à nouveau de moyens de production. Elle reste sociale. » Mais l’autre partie est consommée comme moyen d’existence par les membres de l’association. « Aussi doit‑elle être répartie entre eux. » Voilà qui doit pourtant être assez clair même pour M. Dühring.

La propriété à la fois individuelle et commune, cette représentation confuse, cette extravagance qui résulte de la dialectique de Hegel, cette vision nébuleuse, cette profonde énigme dialectique, que Marx laisse à ses adeptes le soin de résoudre, c’est là encore une libre création et imagination de M. Dühring [16]… »,

Quel rôle, poursuit Engels, joue donc chez Marx la négation de la négation ? » Pages 791 et suivantes il résume le résultat final des recherches économiques et historiques des cinquante pages qui précèdent sur ce qu’il appelle l’accumulation primitive du capital. Avant l’ère capitaliste, c’était la petite industrie, du moins en Angleterre, le travailleur ayant la propriété individuelle de ses moyens de production. Ce que l’on appelle l’accumulation primitive du capital consiste, ici, dans l’expropriation de ces producteurs immédiats, c’est‑à‑dire en la suppression de la propriété privée reposant sur le travail personnel. Cette suppression devient possible parce que la petite industrie dont nous avons parlé n’est compatible qu’avec une production et une société étroitement limitée par les conditions naturelles, et parce qu’à un certain degré de développement elle crée elle-même les conditions matérielles de sa propre suppression. Cette suppression, la transformation des moyens de production individuels et morcelés en moyens de production socialement concentrés, constitue l’histoire primitive du capital. Dès que les travailleurs sont changés en prolétaires, et leurs conditions de travail en capital; dès que le mode de production capitaliste s’est mis sur ses pieds, la socialisation du travail qui se poursuit et la transformation de la terre et des autres moyens de production (en capital) et donc l’expropriation des propriétaires privés revêtent une forme nouvelle. « Ce qui reste alors à exproprier, ce n’est plus le travailleur exploitant par lui‑même, c’est le capitaliste qui exploite de nombreux travailleurs. Cette expropriation s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste même par la concentration des capitaux. Un capitaliste tue les autres. Parallèlement à cette concentration, ou à l’expropriation de nombreux capitalistes par quelques‑uns, on voit se développer la forme coopérative du processus du travail dans des proportions sans cesse accrues, l’application consciente de la science à la technologie, l’exploitation commune et méthodique du sol, la transformation des instruments de travail en instruments qu’on ne peut utiliser qu’en commun, et l’économie de tous les moyens de production utilisés comme moyens de production communs d’un travail social combiné. Tandis que diminue sans cesse le nombre des magnats du capital, qui usurpent et monopolisent tous les avantages de ce processus de transformation, on voit croître la misère, l’oppression, la servitude, la dégradation, l’exploitation, mais aussi la révolte de la classe ouvrière toujours plus nombreuse, instruite, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. Le capital devient une entrave pour le mode de production qui s’est épanoui avec lui et sous son égide. La concentration des moyens de production et la socialisation du travail atteignent un degré où elles deviennent incompatibles avec leur enveloppe capitaliste. Celle-ci est déchirée. L’heure de la propriété capitaliste sonne. Les expropriateurs sont expropriés.

Et maintenant je demande au lecteur : où sont donc les savantes fioritures et arabesques dialectiques, où la confusion d’idées qui ramène toutes les distinctions à zéro, où les miracles dialectiques à l’intention, des fidèles, où les dialectiques mystères et les contorsions conformes à la doctrine hégélienne du logos sans quelle, selon M. Dühring, Marx n’aurait pu mener à bien son exposé ? Marx prouve simplement en s’aidant de l’histoire; il résume ici brièvement ce qui suit : de même que naguère la petite industrie engendra par son propre développement les conditions de sa destruction … de même aujourd’hui le mode de production capitaliste a lui-même engendré les conditions matérielles qui doivent le faire périr. C’est là un processus historique, et s’il est en même temps un processus dialectique, ce n’est pas la faute de Marx, si fatal que cela puisse paraître à M. Dühring.

C’est seulement après en avoir fini avec sa démonstration historique et économique, que Marx continue : « Le mode de production et d’appropriation capitaliste, et donc la propriété privée capitaliste, est la première négation de la propriété individuelle fondée sur le travail personnel. La négation de la production capitaliste est engendrée par elle-même avec la nécessité d’un processus d’histoire naturelle. C’est la négation de la négation », etc. (comme cité plus haut).

Ainsi, quand Marx appelle ce processus négation de la négation, l’idée ne lui vient pas d’y voir du même coup une preuve de sa nécessité historique. Bien au contraire : quand il a prouvé par l’histoire que ce processus s’est réellement produit en partie, et en partie doit se produire, c’est alors seulement qu’il le désigne comme un processus qui s’accomplit selon une loi dialectique déterminée. Et c’est tout. Ainsi donc, M. Dühring attribue de nouveau à Marx ce que ce dernier n’a jamais dit, lorsqu”il prétend que la négation de la négation doit jouer ici le rôle de la sage-femme qui fait sortir l’avenir des entrailles du passé, ou que Marx exige que sur la foi de la loi de la négation de la négation [17] l’on se convainque de la nécessité de la possession commune d sol et du capital. » (p. 125.)

Le lecteur voit que cette admirable riposte d’Engels à Dühring se rapporte également en entier à M. Mikhaïlovski qui affirme, lui aussi, que l’avenir chez Marx se place uniquement au bout de la chaîne hégélienne et que la conviction de son inéluctabilité ne peut être fondée que sur la foi [18].

Toute la différence entre Dühring et M. Mikhailovski se ramène aux deux points peu importants que voici : premièrement, Dühring, bien qu’il ne puisse parler de Marx sans avoir l’écume à la bouche, n’en a pas moins jugé nécessaire, au paragraphe suivant de son Histoire, de rappeler que Marx repousse catégoriquement dans sa Postface l’accusation d’hégélianisme. M. Mikhaïlovski, lui, ne dit pas un mot de l’exposé (cité plus haut) absolument clair et net que Marx fait de ce qu’il entend par méthode dialectique.

Deuxièmement. L’autre originalité de M. Mikhaïlovski, c’est qu’il a porté toute son attention sur l’emploi des temps. Pourquoi, en parlant de l’avenir, Marx emploie‑t‑il le présent ? demande notre philosophe avec un air de triomphe. Vous pouvez vous renseigner là‑dessus dans n’importe quelle grammaire, très honorable critique : on vous dira que le présent s’emploie au lieu du futur, quand ce futur apparaît comme inévitable et certain. Mais pourquoi cela, pourquoi est‑il certain ?, s’inquiète M. Mikhaïlovski, en jouant une forte agitation de nature à justifier même un subterfuge. A cela aussi, Marx a fait une réponse très précise. On peut l’estimer insuffisante ou inexacte; mais alors il faut montrer en quoi précisément et pourquoi précisément elle est inexacte, au lieu de débiter des sottises sur l’hégélianisme.


[1] Il s’agit de l’ouvrage intitulé La société ancienne.

[2] Cf. L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Préface à la première édition de 1884.

[3] Mr. E. Dühring bouleverse la science (Anti- Dühring).

[4] Là encore M. Mikhaïlovski ne manque pas une occasion de jouer là‑dessus : comment est‑ce possible ? Une conception scientifique de l’histoire où l’histoire ancienne demeure une énigme ! M. Mikhaïlovski, un simple manuel vous fera connaître que l’organisation gentilice est un des problèmes les plus difficiles et dont l’explication a fait surgir une profusion de théories. (Note de l’auteur)

[5] Peut‑on en effet appeler autrement un procédé qui consiste à reprocher aux matérialistes de s’être mis en contradiction avec l’histoire sans avoir essayé d’examiner littéralement une seule des nombreuses explications matérialistes fournies par les matérialistes sur les divers problèmes historiques, ou lorsqu’on dit que telle chose pourrait bien être démontrée, mais qu’on ne s’arrêtera pas là‑dessus ? (Note de l’auteur)

[6] Le système des fiefs régissait la propriété terrienne féodale établie en Russie vers la moitié du XV° siècle. Le souverain distribuait des terres aux nobles comme propriété temporaire et conditionnelle pour service militaire ou rendu à la cour.

[7] Idée purement bourgeoise : les familles disséminées et petites ne sont devenues prédominantes que sous le régime bourgeois; elles faisaient complètement défaut aux temps préhistoriques. Rien n’est plus caractéristique pour un bourgeois que l’attribution des traits du régime actuel, à tous les temps et à tous les peuples. (Note de l’auteur)

[8] V. Bourénine : polémiste alors célèbre, symbolisait l’utilisation des procédés les plus vils.

[9] Notons à propos de ce terme dénué de sens, que M. Mikhaïlovski met à part Marx (trop intelligent et trop érudit, ‑ afin que notre critique puisse faire une critique franche et directe de l’une ou l’autre de ses thèses); ensuite il place Engels (« esprit moins créateur »), et puis des hommes plus ou moins indépendants, tel Kautsky, ‑ et enfin les autres marxistes. Eh bien, pareille classification peut‑elle avoir quelque importance sérieuse ? Si le critique n’est pas satisfait des vulgarisateurs de Marx, qu’est‑ce qui l’empêche de les corriger d’après Marx ? Il n’en a garde. Il voulait évidemment faire de l’esprit, mais il n’en est résulté que platitude. (Note de l’auteur)

[10] Référence à la fable de Krylov : L’ éléphant et le carlin. (N.du Trad.)

[11] Cela apparaît très clairement dans le Capital et dans la tactique des social‑démocrates, à l’opposé de la conception des anciens socialistes. Marx exigeait expressément que l’on ne s’en tînt pas au seul aspect économique. Esquissant le programme d’une revue dont on projetait la publication, Marx écrivait à Ruge, en 1843 : « Le principe socialiste, pris dans son ensemble, n’est également qu’un seul aspect… Nous devons aussi nous préoccuper de l’autre aspect, de l’existence théorique de l’homme; par conséquent, faire de la religion, de la science, etc., l’objet de notre critique… De même que la religion est le sommaire des combats théoriques de l’humanité, de même l’État politique est le sommaire de ses combats pratiques. Ainsi, l’État politique exprime dans les limites de ses formes sub specie rei publicae [au point de vue politique] tous les combats, besoins et intérêts sociaux. Aussi, faire un objet de critique d’une question politique très spéciale, par exemple la différence entre le système des castes et le système représentatif, ‑ n’est nullement descendre de la hauteur des principes. Car cette question exprime simplement en langage politique la différence entre la domination de l’homme et la domination de la propriété privée. Donc, le critique non seulement peut, mais doit toucher à ces questions politiques (qu’un enragé socialiste considère comme chose indigne) ». (Note de l’auteur)

Les mots soulignés sont en français dans le texte. (N. du Trad.)

[12] Pour le premier point. (N. du Trad.)

[13] Vestnik Evropy  : revue libérale qui parut à Pétersbourg de 1866 à l’été 1918. Dans les années 1890, elle lutta systématiquement contre la propagation du marxisme en Russie.

[14] Histoire critique de l’économie politique et du socialisme (3° éd., p. pp. 486‑487). (N. du Trad,)

[15] Que cette définition des conceptions de Dühring convienne entièrement à M. Mikhaïlovski, c’est ce que prouve encore le passage suivant de son article : « K. Marx devant le jugement de M. J. Joukovski ». Répondant à M. Joukovski qui voyait en Marx un défenseur de la propriété privée, M. Mikhaïlovski s’en réfère à ce schéma de Marx et l’explique de la manière suivante : « dans son schéma, Marx a glissé deux tours de passe ‑passe bien connus de la dialectique hégélienne : 1. Le schéma est bâti suivant la loi de la triade hégélienne; 2. la synthèse est basée sur l’identité des contraires : la propriété individuelle et la propriété commune. Donc le mot « individuel » a ici le sens particulier, purement conventionnel d’un élément du processus dialectique et l’on ne peut absolument rien fonder sur lui. » Ceci a été dit par un homme animé des meilleures intentions et qui défendait aux yeux du public russe le « sanguin » Marx, contre le bourgeois Joukovski. Et c’est avec ces meilleures intentions qu’il explique Marx comme si ce dernier basait sa conception du processus sur des « tours de passe‑passe » ! M. Mikhailovski peut tirer là une morale qui lui sera profitable, à savoir que, quelle que soit la chose que l’on entreprenne, les bonnes intentions à elles seules ne suffisent pas. (Note de l’auteur)

[16] Cf. Engels : Anti-Dühring (Ed. Allemande, Moscou, 1939, p. 121-124.)

[17] Cf. Engels : Anti-Dühring (Ed. Allemande, Moscou, 1939, p. 125-127.)

[18] Il ne paraît pas superflu de noter à ce propos que toute cette explication, Engels la donne dans le chapitre où il parle du grain d’orge, de la doctrine de Rousseau et d’autres exemples du processus dialectique. La seule confrontation de ces exemples avec les déclarations si nettes et si catégoriques d’Engels (et de Marx, à qui le manuscrit de cet ouvrage avait été lu préalablement) qu’il ne saurait être question de prouver quoi que ce soit par les triades, ou de faire intervenir dans la représentation du processus réel les « éléments conventionnels » de ces triades, ‑ cette confrontation suffit amplement, semble‑t‑il, pour comprendre l’absurdité qu’il y a d’accuser le marxisme de dialectique hégélienne. (Note de l’auteur)