Mais malgré tout – maintenant que nous n’avons pas pu empêcher que la guerre n’éclate, maintenant que la guerre est quand même une réalité, que le pays se trouve devant une invasion ennemie – devons-nous laisser notre propre pays sans défense, l’abandonner à l’ennemi – les Allemands abandonner leur pays aux Russes, les Français et les Belges aux Allemands, les Serbes aux Autrichiens ? Est-ce que le principe socialiste du droit des nations à disposer d’elles-mêmes ne dit pas que chaque peuple a le droit et le devoir de protéger sa liberté et son indépendance ? Quand la maison est en flammes, ne doit-on pas avant tout éteindre le feu, au lieu de rechercher celui qui l’a mis ? Cet argument de la « maison en flammes » a joué un grand rôle dans l’attitude des socialistes, en Allemagne comme en France, et il a également fait école dans des pays neutres ; traduit en hollandais, cela devient : quand le bateau coule, ne doit-on pas avant tout chercher à boucher les fuites ?
Assurément, un peuple qui capitule devant l’ennemi venu de l’extérieur est un peuple indigne, tout comme est indigne le parti qui capitule devant l’ennemi intérieur. Les pompiers de la « maison en flammes » n’ont oublié qu’une chose : c’est que, dans la bouche d’un socialiste défendre la patrie ne signifie pas servir de chair à canon sous les ordres de la bourgeoisie impérialiste. Tout d’abord, en ce qui concerne « l’invasion », est-ce vraiment là l’épouvantail devant lequel toute lutte de classe à l’intérieur du pays devrait disparaître, comme envoûtée et paralysée par un pouvoir surnaturel ? D’après la théorie policière du patriotisme bourgeois et de l’état de siège, toute lutte de classes est un crime contre les intérêts de la « défense nationale », parce que, selon cette théorie, la lutte de classes met en péril et affaiblit la force armée de la nation. La social-démocratie officielle s’est laissé impressionner par ces hauts cris. Et pourtant, l’histoire moderne de la société bourgeoise montre sans cesse que, pour la bourgeoisie, l’invasion ennemie n’est pas la plus abominable de toutes les horreurs, comme elle la dépeint aujourd’hui, mais un moyen éprouvé dont elle se sert volontiers pour lutter contre l’« ennemi intérieur ». Est-ce que les Bourbons et les aristocrates de France n’ont pas fait appel à l’invasion étrangère contre les Jacobins ? Est-ce que la contre-révolution de l’Autriche et des États pontificaux n’a pas appelé en 1849 l’invasion française contre Rome, et l’invasion russe contre Budapest ? Est-ce que le « parti de l’ordre » en France n’a pas ouvertement brandi la menace d’une invasion des Cosaques, pour faire fléchir l’Assemblée nationale ? Et est-ce que par le fameux traité du 18 mai 1871 – conclu entre Jules Favre, Thiers et Cie. et Bismarck – on n’est pas convenu de la remise en liberté de l’armée bonapartiste et du soutien direct des troupes prussiennes en vue d’écraser la Commune de Paris ? Pour Karl Marx, cette expérience historique suffisait pour dénoncer, il y a quarante-cinq ans déjà, les « guerres nationales » des États bourgeois modernes comme une escroquerie. Dans sa fameuse Adresse du Conseil général de l’Internationale, il dit :
Qu’après la plus terrible guerre des temps modernes, l’armée victorieuse et l’armée vaincue s’unissent pour massacrer en commun le prolétariat, cet événement inouï prouve, non pas comme le croit Bismarck, l’écrasement définitif de la nouvelle société montante, mais bien l’effondrement de la vieille société bourgeoise. Le plus haut effort d’héroïsme dont la vieille société soit encore capable est une guerre nationale ; et il est maintenant prouvé qu’elle est une pure mystification des gouvernements, destinée à retarder la lutte des classes, et qui est jetée de côté, aussitôt que cette lutte de classes éclate en guerre civile. La domination de classe ne peut plus se cacher sous un uniforme national, les gouvernements nationaux font bloc contre le prolétariat !
L’invasion et la lutte de classes ne sont donc pas contradictoires dans l’histoire bourgeoisie comme on le lit dans les légendes officielles, mais l’une se sert de l’autre pour s’exprimer. Si pour les classes dirigeantes, l’invasion représente un moyen éprouvé de lutter contre la lutte des classes, de même pour les classes révolutionnaires, la lutte de classe la plus violente s’est toujours révélée le meilleur moyen de lutter contre l’invasion. Au seuil des temps modernes, l’histoire turbulente des villes, et spécialement des villes italiennes, agitées par d’innombrables bouleversements intérieurs et par des hostilités extérieures, l’histoire de Florence, de Milan avec son combat séculaire contre les Hohenstaufen, montre déjà que la violence et le tumulte des luttes de classes intérieures non seulement n’affaiblissent pas la capacité de résistance de la société aux dangers extérieurs, mais qu’au contraire sa force se trempe dans le feu de ces luttes et qu’elle devient capable de braver tout affrontement avec un ennemi venu de l’extérieur. Mais l’exemple le plus prestigieux de tous les temps, c’est la grande Révolution française. Si jamais l’expression « des ennemis de tous côtés » a eu un sens, c’est bien pour la France de 1793, et pour le coeur de cette France, Paris. Si Paris et la France n’ont pas été submergés par le flot de l’Europe coalisée, des invasions qui déferlaient de tous côtés, et si au contraire ils leur ont opposé une gigantesque résistance, alors que le péril ne faisait qu’augmenter et que les attaques ennemies se multipliaient, s’ils ont mis en déroute chaque nouvelle coalition par le mirage à chaque fois renouvelé d’une ardeur combative inépuisable, ce n’était dû qu’aux forces illimitées que déchaînait le grand règlement de comptes des classes à l’intérieur de la société. Aujourd’hui, avec une perspective d’un siècle, nous voyons clairement que seule l’expression vive de ce règlement de comptes, seule la dictature du peuple parisien et son radicalisme brutal, ont été capables de tirer de la nation les moyens et les forces suffisantes pour défendre et affirmer la société bourgeoise qui venait à peine de naître contre un monde plein d’ennemis : contre les intrigues de la dynastie, les machinations traîtresses des aristocrates, les manigances du clergé, la rébellion de Vendée, la trahison des généraux, la résistance de soixante départements et chefs-lieux de province, et contre les armées et les flottes réunies de la coalition monarchique européenne. Une expérience séculaire démontre, par conséquent, que ce n’est pas l’état de siège, mais la lutte de classes pleine d’abnégation qui éveille le respect de soi-même, l’héroïsme et la force morale des masses populaires, qui est la meilleure défense, la meilleure protection d’un pays contre l’ennemi du dehors. Le même quiproquo tragique est arrivé à la social-démocratie, lorsque, pour justifier son attitude dans cette guerre, elle s’est réclamée du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. C’est vrai : le socialisme reconnait à chaque peuple le droit à l’indépendance et à la liberté, à la libre disposition de son propre destin. Mais c’est une véritable dérision du socialisme que de proposer les États capitalistes actuels comme expression de ce droit de libre disposition. Dans lequel de ces États la nation a-t-elle donc pu disposer jusqu’ici des formes et des conditions de son existence nationale, politique ou sociale ?
Ce que signifie la libre disposition du peuple allemand, ce que suppose un tel principe, les démocrates de 1848, les défenseurs de la cause du prolétariat allemand, Marx, Engels et Lassalle, Bebel et Liebknecht l’ont proclamé et soutenu : c’est la grande République allemande. C’est pour cet idéal que les combattants de Mars ont versé leur sang sur les barricades à Vienne et à Berlin ; c’est pour réaliser ce programme que Marx et Engels voulaient contraindre la Prusse à faire la guerre contre le tsarisme russe en 1848. Pour accomplir ce programme national, il était tout d’abord nécessaire de liquider ce « monceau de pourriture organisée » appelé monarchie habsbourgeoise, et d’abolir la monarchie militaire prussienne tout comme les deux douzaines de monarchies naines en Allemagne. La défaite de la révolution allemande, la trahison de la bourgeoisie allemande envers ses propres idéaux démocratiques conduisirent au régime de Bismarck et à son oeuvre politique : la grande Prusse actuelle, avec les vingt patries sous un seul casque à pointe, appelé Empire allemand. L’Allemagne actuelle est édifiée sur le tombeau de la révolution de Mars, sur les ruines du droit de libre disposition nationale du peuple allemand. La guerre actuelle, qui, en plus de la conservation de la Turquie, a pour buts la conservation de la bourgeoisie habsbourgeoise et le renforcement de la monarchie militaire prussienne, est un nouvel enterrement des morts de Mars et du programme national de l’Allemagne. Et il y a une véritable ironie diabolique de l’histoire dans le fait que les sociaux-démocrates, les héritiers des patriotes allemands de 1848, entrent dans cette guerre en brandissant l’étendard du « droit des nations à disposer d’elles-mêmes ». A moins que, par hasard, la IIIe République avec ses possessions coloniales dans quatre continents et ses atrocités coloniales dans deux continents soit l’expression de la « libre disposition » de la nation française ? Ou bien peut-être l’Empire britannique avec les Indes et la domination d’un million de Blancs sur une population noire de cinq millions d’habitants en Afrique du Sud ? Ou encore la Turquie ou l’Empire tsariste ?… Seul un politicien bourgeois, pour qui l’humanité est représentée par les races de seigneurs et une nation par ses classes dirigeantes, peut parler de « libre disposition » à propos d’États coloniaux. Au sens socialiste du concept de liberté, il ne saurait y avoir de nation libre, lorsque son existence nationale repose sur la mise en esclavage d’autres peuples, car les peuples coloniaux eux aussi sont des peuples et ils font partie de l’État. Le socialisme international reconnaît aux nations le droit d’être libres, indépendantes, égales. Mais lui seul est capable de créer de telles nations, lui seul est en mesure de faire du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes une réalité. Ce mot d’ordre du socialisme est lui aussi, comme tous les autres, non pas une sanctification de l’état de choses existant, mais une indication et un stimulant pour la politique active du prolétariat qui s’emploie à opérer des transformations révolutionnaires. Tant qu’il existe des États capitalistes et en particulier tant que la politique impérialiste détermine et modèle la vie intérieure et extérieure des États, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne ressemble en rien à la manière dont il est pratiqué pendant la guerre comme en temps de paix.
Il y a plus. Dans le cadre impérialiste actuel, il ne saurait plus y avoir de guerre défensive, de guerre nationale, et les socialistes qui ne tiendraient pas compte de ce cadre historique déterminant, qui, au milieu du tumulte du monde, voudraient se placer à un point de vue particulier, au point de vue d’un pays, bâtiraient d’entrée de jeu leur politique sur du sable.
Précédemment déjà, nous avons essayé de montrer les arrière-plans du conflit actuel entre l’Allemagne et ses adversaires. Il était nécessaire d’éclairer les ressorts réels et les connexions internes de la guerre actuelle parce que, dans la prise de position de notre groupe parlementaire comme dans les arguments de notre presse, l’argument décisif a été : défense de la liberté et de la culture allemandes. Contre cette affirmation, il faut s’en tenir à la vérité historique : il s’agit ici d’une guerre préventive préparée depuis des années par l’impérialisme allemand, provoquée par les objectifs de sa Weltpolitik et déclenchée sciemment, dans l’été 1914, par la diplomatie allemande et autrichienne. Mais en outre, quand on veut porter un jugement général sur la guerre mondiale et apprécier son importance pour la politique de classe du prolétariat, la question de savoir qui est l’agresseur et l’agressé, la question de la « culpabilité » est totalement sans objet. Si l’Allemagne mène moins que quiconque une guerre défensive, ce n’est pas non plus le cas de la France et de l’Angleterre ; car ce que ces nations « défendent », ce n’est pas leur position nationale, mais celle qu’elles occupent dans la politique mondiale, ce sont leurs vieilles possessions impérialistes menacées par les assauts du nouveau venu allemand. Si les incursions de l’impérialisme allemand et de l’impérialisme autrichien en Orient ont sans aucun doute apporté l’étincelle, de leur côté l’impérialisme français en exploitant le Maroc, l’impérialisme anglais par ses préparatifs en vue de piller la Mésopotamie et l’Arabie et par toutes les mesures prises pour assurer son despotisme en Inde, l’impérialisme russe par sa politique des Balkans dirigée vers Constantinople, ont petit à petit rempli la poudrière. Les préparatifs militaires ont bien joué un rôle essentiel : celui du détonateur qui a déclenché la catastrophe, mais il s’agissait d’une compétition à laquelle participaient tous les États. Et si c’est l’Allemagne en 1870 qui, par la politique de Bismarck, a donné la première impulsion à la course aux armements, la politique du Second Empire lui avait préparé le terrain et elle fut encouragée par la suite par la politique aventurière de la IIIe République, par ses expansions en Asie orientale et en Afrique.
Ce qui donna aux socialistes français l’illusion qu’il s’agissait de « défense nationale », c’est le fait que le gouvernement français et le peuple français tout entier n’entretenaient aucune intention belliqueuse en juillet 1914. « Aujourd’hui, tout le monde en France est pour la paix, sincèrement et loyalement, sans réserves et sans restrictions », attestait Jaurès dans son dernier discours, qu’il prononça à la veille de la guerre à la Maison du peuple de Bruxelles. Le fait est parfaitement plausible, et il peut expliquer psychologiquement l’indignation qui s’est emparée des socialistes français quand une guerre criminelle fut imposée de force à leur pays. Mais cela ne suffit pas pour juger la guerre mondiale en tant que phénomène historique et pour permettre à la politique prolétarienne de prendre position à son sujet. L’histoire qui a donné naissance à la guerre actuelle n’a pas commencé en juillet 1914, mais elle remonte à des années en arrière, pendant lesquelles elle s’est nouée fil après fil avec la nécessité d’une loi naturelle, jusqu’à ce que le filet aux mailles serrées de la politique mondiale impérialiste ait enveloppé les cinq continents – un formidable complexe historique de phénomènes dont les racines descendent dans les profondeurs plutoniques du devenir économique, et dont les branches extrêmes font signe en direction d’un nouveau monde encore indistinct qui commence à poindre, des phénomènes qui, par leur ampleur gigantesque, rendent inconsistants les concepts de faute et d’expiation, de défense et d’attaque.
La politique impérialiste n’est pas l’oeuvre d’un pays ou d’un groupe de pays. Elle est le produit de l’évolution mondiale du capitalisme à un moment donné de sa maturation. C’est un phénomène international par nature, un tout inséparable qu’on ne peut comprendre que dans ses rapports réciproques et auquel aucun État ne saurait se soustraire.
C’est de ce point de vue seulement qu’on peut évaluer correctement dans la guerre actuelle la question de la « défense nationale ». L’Etat national, l’unité et l’indépendance nationales, tels étaient les drapeaux idéologiques sous lesquels se sont constitués les grands États bourgeois du coeur de l’Europe au siècle dernier. Le capitalisme est incompatible avec le particularisme des petits États, avec un émiettement politique et économique ; pour s’épanouir, il lui faut un territoire cohérent aussi grand que possible, d’un même niveau de civilisation ; sans quoi, on ne pourrait élever les besoins de la société au niveau requis pour la production marchande capitaliste, ni faire fonctionner le mécanisme de la domination bourgeoise moderne. Avant d’étendre son réseau sur le globe tout entier, l’économie capitaliste a cherché à se créer un territoire d’un seul tenant dans les limites nationales d’un État. Ce programme, étant donné l’échiquier politique et national tel qu’il avait été transmis par le féodalisme médiéval, ne pouvait être réalisé que par des voies révolutionnaires. Il ne l’a été qu’en France au cours de la grande Révolution. Dans le reste de l’Europe (tout comme la révolution bourgeoise d’ailleurs), ce programme est resté à l’état d’ébauche, il s’est arrêté à mi-chemin. L’Empire allemand et l’Italie d’aujourd’hui, le maintien de l’Autriche-Hongrie et de la Turquie jusqu’à nos jours, l’Empire russe et le Commonwealth britannique en sont des preuves vivantes. Le programme national n’a joué un rôle historique, en tant qu’expression idéologique de la bourgeoisie montante aspirant au pouvoir dans l’État, que jusqu’au moment où la société bourgeoise s’est tant bien que mal installée dans les grands Etats du centre de l’Europe et y a créé les instruments et les conditions indispensables de sa politique.
Depuis lors, l’impérialisme a complètement enterré le vieux programme bourgeois démocratique : l’expansion au-delà des frontières nationales (quelles que soient les conditions nationales des pays annexés) est devenue la plate-forme de la bourgeoisie de tous les pays. Certes, la phrase nationale est demeurée, mais son contenu réel et sa fonction se sont mués en leur contraire. Elle ne sert plus qu’à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu’elle ne soit utilisée comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l’adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes.
La tendance générale de la politique capitaliste actuelle domine la politique des États particuliers comme une loi aveugle et toute-puissante, tout comme les lois de la concurrence économique déterminent rigoureusement les conditions de production pour chaque entrepreneur particulier.
Imaginons un instant – pour dissiper le fantôme de la « guerre nationale » qui domine actuellement la politique sociale-démocrate que, dans l’un des États contemporains, la guerre ait effectivement débuté comme une simple guerre de défense nationale ; nous voyons que des succès militaires conduisent avant toute chose à l’occupation des territoires étrangers. Mais en présence de groupes capitalistes hautement influents, qui sont intéressés à des acquisitions impérialistes les appétits d’expansion se réveillent au cours de la guerre, et la tendance impérialiste qui, au début de celle-ci, était en germe ou sommeillait, va se développer comme en serre chaude et va déterminer le caractère de la guerre, ses buts et ses conséquences. En outre, le système d’alliance entre les États militaires qui, depuis des dizaines d’années, domine les relations politiques des États implique nécessairement que chacune des parties belligérantes, d’un point de vue purement défensif, cherche à attirer des alliés dans son camp. De ce fait, la guerre entraîne sans cesse de nouveaux pays et ainsi, inévitablement, les intérêts impérialistes de la politique mondiale sont touchés, et de nouveaux intérêts se créent. L’Angleterre a entraîné le Japon dans la guerre, a fait passer la guerre d’Europe en Asie orientale et a mis les destinées de la Chine à l’ordre du jour, a attisé les rivalités entre le Japon et les États-Unis, entre elle et le Japon – et ainsi a accumulé de quoi alimenter de nouveaux conflits. De même, dans l’autre camp, l’Allemagne a entraîné la Turquie dans la guerre, ce qui amène à liquider aussitôt la question de Constantinople, la question des Balkans et du Proche-Orient. Celui qui n’aurait pas compris que, dans ses causes et ses points de départ, la guerre mondiale était déjà une guerre purement impérialiste, peut apercevoir en tout cas, d’après ses effets, que la guerre devait, dans les conditions actuelles, se transformer en un processus impérialiste de partage du monde selon un enchaînement tout à fait mécanique et inévitable. C’est ce qui s’est produit pour ainsi dire depuis le début. Comme l’équilibre de forces reste constamment précaire entre les parties belligérantes, chacune d’elles est obligée d’un point de vue purement militaire de renforcer sa propre position et de se préserver du danger de nouvelles hostilités, et de tenir en laisse les pays neutres en procédant à toute une série de combines sur les peuples et les pays. Voir les « offres » germano-autrichiennes, d’une part, et anglo-russes, d’autre part, qui sont faites en Italie, en Roumanie, en Grèce et en Bulgarie. La prétendue « guerre de défense nationale » a donc comme conséquence chez les pays non engagés un déplacement général des possessions et des rapports de force, qui va expressément dans le sens de l’expansion. Enfin, comme aujourd’hui tous les Etats capitalistes ont des possessions coloniales et qu’en cas de guerre, même si celle-ci débute comme une « guerre de défense nationale », les colonies y sont attirées pour des raisons purement militaires, et comme chaque Etat belligérant cherche à occuper les colonies de l’adversaire ou du moins à y provoquer un soulèvement – voir la mainmise des colonies allemandes par l’Angleterre et les tentatives qui sont faites pour déclencher la « guerre sainte » dans les colonies anglaises et françaises -, toute guerre actuelle doit automatiquement se transformer en une conflagration mondiale de l’impérialisme.
Ainsi, cette idée d’une guerre modeste et vertueuse pour la défense de la patrie qui obsède aujourd’hui nos parlementaires et nos journalistes est une pure fiction qui empêche toute saisie d’ensemble de la situation historique dans son contexte mondial. L’élément déterminant quant à la nature de la guerre, c’est la nature historique de la société contemporaine et de son organisation militaire, et non pas les déclarations solennelles ni même les intentions sincères des « dirigeants » politiques.
Le schéma d’une pure « guerre de défense nationale » pouvait peut-être à première vue s’appliquer à un pays comme la Suisse. Mais, comme par hasard, il se fait que la Suisse n’est pas un État national et que, de plus, elle n’est pas représentative des États actuels. Sa « neutralité » et le luxe de sa milice ne sont précisément que des produits négatifs de l’état de guerre latent des grandes puissances militaires qui l’entourent et ils ne seront durables qu’aussi longtemps qu’elle pourra s’accommoder de cette situation. Une telle neutralité est foulée aux pieds en un clin d’oeil par les bottes de l’impérialisme, au cours d’une guerre mondiale : c’est ce dont témoigne le sort de la Belgique. Ici, nous en arrivons tout spécialement à la situation des petits États. Le cas de la Serbie constitue aujourd’hui le meilleur moyen de mettre à l’épreuve le mythe de la « guerre nationale ». S’il est un État qui a pour lui le droit à la défense nationale d’après tous les indices formels extérieurs, c’est bien la Serbie. Privée de son unité nationale par les annexions de l’Autriche, menacée par l’Autriche dans son existence nationale, acculée à la guerre par l’Autriche, la Serbie mène une véritable guerre de défense nationale pour sauvegarder son existence et sa liberté. Si la position du groupe social-démocrate allemand est juste, alors les sociaux-démocrates serbes qui ont protesté contre la guerre devant le parlement de Belgrade et qui ont refusé les crédits de guerre sont tout simplement des traîtres : ils auraient trahi les intérêts vitaux de leur propre pays. En réalité, les Serbes Lapstewitch et Kazlerowitch ne sont pas seulement entrés en lettres d’or dans l’histoire du socialisme international, mais ont fait preuve d’une pénétrante vision historique des circonstances réelles de la guerre, et par là ils ont rendu un service à leur pays et à l’instruction de leur peuple. Formellement, la Serbie mène sans nul doute une guerre de défense nationale. Mais les tendances de sa monarchie et de ses classes dirigeantes vont dans le sens de l’expansion, comme les tendances des classes dirigeantes de tous les États actuels, sans tenir compte des frontières nationales, et prennent par là un caractère agressif. Il en est ainsi pour la tendance de la Serbie vers la Côte Adriatique, où elle a vidé avec l’Italie un véritable différend impérialiste sur le dos des Albanais, et dont l’issue se décida finalement en dehors de la Serbie, entre les grandes puissances. Cependant, le point capital est le suivant : derrière l’impérialisme serbe, on trouve l’impérialisme russe. La Serbie elle-même n’est qu’un pion sur le grand échiquier de la politique mondiale et toute analyse de l’attitude de la Serbie face à la guerre qui ne tient pas compte de tout ce contexte et de l’arrière-plan politique général n’est bâtie que sur du sable.
Ceci concerne également la dernière guerre des Balkans. Si on considère les choses isolément et d’une manière formelle, les jeunes États balkaniques étaient historiquement dans leur bon droit, ils accomplissaient le vieux programme démocratique de l’État national. Cependant, replacées dans leur contexte historique réel qui a fait des Balkans le centre de la politique mondiale impérialiste, les guerres des Balkans n’étaient objectivement qu’un détail du tableau d’ensemble des hostilités, un maillon de la chaîne fatidique des événements qui ont conduit à la guerre mondiale avec une fatale nécessité. La social-démocratie internationale a réservé à Bâle aux socialistes des pays balkaniques l’ovation la plus chaleureuse pour leur refus de toute collaboration morale ou politique à la guerre des Balkans et pour avoir démasqué le vrai visage de cette guerre par là, elle a condamné par avance l’attitude des socialistes allemands et français dans la guerre actuelle.
Tous les petits États se trouvent cependant aujourd’hui dans la même situation que les États balkaniques ; ainsi, par exemple, la Hollande. « Quand le bateau coule, il faut avant tout songer à boucher les fuites. » De quoi pourrait-il s’agir en effet pour la petite Hollande, sinon tout simplement de défense nationale, de la défense de l’existence et de l’indépendance du pays ? Si on prend uniquement en considération les intentions du peuple hollandais, il ne serait question que de défense nationale. Mais la politique prolétarienne qui repose sur la connaissance historique ne peut tenir compte des intentions subjectives d’un pays particulier, elle doit se placer à un niveau international et s’orienter par rapport à la totalité de la situation de la politique mondiale. La Hollande, qu’elle le veuille ou non, n’est, elle aussi, qu’un petit rouage dans tout l’engrenage de la politique et de la diplomatie mondiales actuelles. Ceci apparaîtrait aussitôt d’une manière évidente au cas où la Hollande serait effectivement entraînée dans le Maelstrom de la guerre mondiale. Tout d’abord, ses adversaires chercheraient à frapper ses colonies ; la stratégie de la Hollande au cours de cette guerre aurait donc tout naturellement pour but la conservation de ses possessions actuelles, et la défense de l’indépendance nationale du peuple flamand de la mer du Nord déboucherait en fait sur la défense de son droit à dominer et à exploiter le peuple malais de l’archipel indonésien. Mais ce n’est pas tout : livré à lui-même, le militarisme hollandais se briserait comme une coquille de noix dans le tourbillon de la guerre mondiale ; la Hollande ferait aussitôt partie, qu’elle le veuille ou non, d’une des grandes associations d’États combattants, et de la sorte elle deviendrait aussi le support et l’instrument de tendances purement impérialistes.
Ainsi, c’est à chaque fois le cadre historique de l’impérialisme actuel qui détermine le caractère de la guerre pour chaque pays particulier, et ce cadre fait que, de nos jours, les guerres de défense nationale ne sont absolument plus possibles.
C’est ce qu’écrivait également Kautsky il y a quelques années à peine dans sa brochure Patriotisme et social-démocratie (Leipzig, 1907) :
Si le patriotisme de la bourgeoisie et le patriotisme du prolétariat sont deux choses tout à fait différentes, et même opposées, il y a quand même des situations dans lesquelles ces deux sortes de patriotisme peuvent converger pour agir de concert, même dans le cas d’une guerre. La bourgeoisie et le prolétariat d’une nation sont l’un comme l’autre intéressés à son indépendance et à son autonomie, ils veulent tous deux l’élimination et l’éloignement de toute sorte d’oppression et d’exploitation par une nation étrangère ; au cours des luttes nationales naissant de pareilles aspirations, le patriotisme du prolétariat s’est toujours uni à celui de la bourgeoisie. Depuis lors, cependant, le prolétariat est devenu une force qui, chaque fois que l’Etat subit un grand ébranlement, se montre dangereuse pour les classes dirigeantes ; depuis lors, à la fin de toute guerre, la révolution menace, comme l’ont montré la Commune de Paris et le terrorisme russe après la guerre russo-turque ; et depuis lors, même la bourgeoisie des nations qui ne sont pas du tout ou trop peu indépendantes et unifiées a effectivement abandonné ses buts nationaux lorsqu’ils ne pouvaient être atteints que par le renversement du gouvernement, car elle déteste et redoute la révolution plus qu’elle n’aime l’indépendance et la grandeur de la nation. C’est pourquoi elle renonce à l’indépendance de la Pologne et laisse subsister des formes d’États aussi antédiluviens que l’Autriche et la Turquie, qui, il y a une génération déjà, semblaient destinés à disparaître. De ce fait, les problèmes nationaux qui, aujourd’hui encore, ne peuvent être résolus que par la guerre ou la révolution ne pourront désormais trouver une solution qu’après la victoire préalable du prolétariat. Car ils prendront aussitôt, en raison de la solidarité internationale, une toute autre forme aujourd’hui, dans la société de l’exportation et de l’oppression. Le prolétariat des États capitalistes n’aura plus à s’occuper comme aujourd’hui de ses luttes pratiques, il pourra consacrer toutes ses forces à d’autres tâches.
pp. 12-14.
Entre-temps, il devient de moins en moins vraisemblable que le patriotisme prolétaire et le patriotisme bourgeois puissent encore s’unir pour défendre la liberté de leur pays. » La bourgeoisie française, dit-il, s’est unie au tsarisme. La Russie n’est plus un danger pour la liberté de l’Europe occidentale, parce que affaiblie par la révolution. « Dans ces conditions, on ne doit plus s’attendre à assister encore à une guerre de défense nationale au cours de laquelle le patriotisme prolétarien et le patriotisme bourgeois pourraient s’allier.
p. 16.
Nous avons vu précédemment qu’avaient cessé les oppositions qui, au XIXe siècle encore, pouvaient obliger bien des peuples libres à entrer en conflit armé avec leurs voisins, nous avons vu que le militarisme actuel ne servait plus du tout la défense des intérêts essentiels du peuple, mais seulement du profit ; qu’il ne contribuait plus à maintenir l’indépendance et l’intégrité nationales qui ne sont menacées par personne, mais seulement à conserver et à étendre les conquêtes d’outre-mer qui favorisent uniquement le profit capitaliste. Les oppositions actuelles entre les États ne permirent plus de mener une guerre à laquelle le patriotisme prolétarien ne devrait pas s’opposer de la manière la plus catégorique.
p. 23.
Que résulte-t-il de tout cela en ce qui concerne l’attitude pratique de la social-démocratie dans la guerre actuelle ? Devait-elle déclarer : puisque cette guerre est une guerre impérialiste, puisque l’Etat dans lequel nous vivons ne répond pas au droit socialiste de libre disposition, ni à l’idéal national, nous ne nous en soucions pas, nous l’abandonnons à l’ennemi ? Jamais l’attitude passive du laisser faire, laisser passer ne peut être la ligne de conduite d’un parti révolutionnaire comme la social-démocratie. Le rôle de la social-démocratie, ce n’est pas de se placer sous le commandement des classes dirigeantes pour défendre la société de classe existante, ni de rester silencieusement à l’écart en attendant que la tourmente soit passée, mais bien de suivre une politique de classe indépendante qui, dans chaque grande crise de la société bourgeoise, aiguillonne les classes dirigeantes à aller de l’avant et, par là, chasse la crise : voilà son rôle, en tant qu’avant-garde du prolétariat en lutte. Au lieu de draper la guerre impérialiste dans le vote fallacieux de la défense nationale, il s’agissait précisément de prendre au sérieux le droit de libre disposition des peuples et la défense nationale, de s’en servir comme de leviers révolutionnaires, et de les retourner contre la guerre impérialiste. L’exigence la plus élémentaire de la défense de la nation est que la nation prenne elle-même sa défense en main. La première étape dans cette direction est : la milice, à savoir : pas seulement l’armement immédiat de tous les hommes adultes, mais avant tout aussi la possibilité pour le peuple de décider de la guerre et de la paix, et encore le rétablissement immédiat de tous les droits politiques, car la plus grande liberté politique est le fondement indispensable de la défense nationale populaire. Proclamer ces véritables mesures de défense nationale et exiger leur application, c’était là la première tâche de la social-démocratie. Pendant quarante ans, nous avons expliqué aux classes dirigeantes et aux masses populaires que seule la milice était à même de défendre réellement la patrie et de la rendre invincible. Et voilà qu’au moment où arrivait la première grande épreuve, nous avons, comme si c’était l’évidence même, abandonné la défense du pays à l’armée permanente, cette chair à canon sous la férule des classes dirigeantes. Visiblement, nos parlementaires n’ont même pas remarqué qu’en accompagnant de leurs « voeux ardents » cette chair à canon qui partait au front et en reconnaissant qu’elle était la véritable défense de la patrie, en admettant sans aucun commentaire que l’armée royale prussienne permanente était sa sauvegarde à l’heure de la plus grande détresse, ils laissaient froidement tomber le point capital de notre programme politique : la milice, qu’ils réduisaient à néant la signification de quarante ans d’agitation sur la question de la milice, qu’ils en faisaient une fumisterie utopique que personne ne prendra plus jamais au sérieux [1].
Les maîtres du prolétariat international comprenaient autrement la défense de la patrie. Lorsque le prolétariat prit le pouvoir en 1871 dans la ville de Paris assiégée par les Prussiens, Marx commentait ainsi avec enthousiasme son action :
Paris, siège central de l’ancien pouvoir gouvernemental, et, en même temps, forteresse sociale de la classe ouvrière française, avait pris les armes contre la tentative faite par Thiers et ses ruraux pour restaurer et perpétuer cet ancien pouvoir gouvernemental que leur avait légué l’Empire. Paris pouvait seulement résister parce que, du fait du siège, il s’était débarrassé de l’armée et l’avait remplacée par une garde nationale, dont la masse était constituée par des ouvriers. C’est cet état de fait qu’il s’agissait maintenant de transformer en une institution durable. Le premier décret de la Commune fut donc la suppression de l’armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes. […] Si la Commune était donc la représentation véritable de tous les éléments sains de la société française, et par suite le véritable gouvernement national, elle était en même temps un gouvernement ouvrier, et, à ce titre, en sa qualité de champion audacieux de l’émancipation du travail, internationale au plein sens du terme. Sous les yeux de l’armée prussienne qui avait annexé à l’Allemagne deux provinces françaises, la Commune annexait à la France les travailleurs du monde entier.
Adresse du Conseil général de l’Internationale
Et comment nos vieux maîtres concevaient-ils le rôle de la social-démocratie dans une guerre comme celle que nous connaissons aujourd’hui ? Friedrich Engels décrivait comme suit les lignes fondamentales de la politique que le parti du prolétariat doit adopter dans une grande guerre :
Une guerre où les Russes et les Français envahiraient l’Allemagne serait pour celle-ci un combat de vie ou de mort dans lequel elle ne pourrait assurer son existence nationale qu’en recourant aux mesures les plus révolutionnaires. Le gouvernement actuel, s’il n’y est pas forcé, ne déclenchera certes pas la révolution. Mais nous, nous avons un parti fort qui peut l’y forcer, ou le remplacer, s’il le faut : le parti social-démocrate.
Et nous n’avons pas oublié l’exemple prestigieux que nous a donné la France de 1793. Le jubilé du centenaire de 1793 approche. Si l’ardeur conquérante du tsarisme et l’impatience chauviniste de la bourgeoisie française devaient retarder l’avance victorieuse mais pacifique des sociaux-démocrates allemands, ceux-ci – soyez-en sûrs sont prêts à prouver au monde que les prolétaires allemands d’aujourd’hui ne sont pas indignes des sans-culottes et que 1893 peut être placé à côté de 1793. Et si les soldats étrangers mettent le pied en territoire allemand, ils seront accueillis par ces paroles de la Marseillaise :
« Quoi, ces cohortes étrangères
Feraient la loi dans nos foyers ? »En bref : la paix signifie la certitude de la victoire du parti social-démocrate allemand en dix ans environ. La guerre lui apportera soit la victoire en deux ou trois ans, soit la ruine complète pour quinze à vingt ans au moins.
Lorsqu’il écrivait cela, Engels envisageait une tout autre situation que la situation actuelle. Il avait encore sous les yeux le vieil Empire tsariste, alors que nous, depuis lors, nous avons connu la grande Révolution russe. De plus, il songeait à une véritable guerre de défense nationale de l’Allemagne attaquée simultanément à l’est et à l’ouest. Enfin, il avait surestimé le degré d’évolution de la situation en Allemagne et les perspectives d’une révolution sociale : les vrais militants ont souvent tendance à surestimer le rythme de l’évolution. Mais ce qui ressort en tout cas clairement de son analyse, c’est que par défense nationale dans le sens de la politique social-démocrate, Engels n’entendait pas le soutien du gouvernement des junkers prussiens et de son état-major, mais une action révolutionnaire qui suivrait l’exemple des jacobins français.
Oui, les sociaux-démocrates doivent défendre leur pays lors des grandes crises historiques. Et la lourde faute du groupe social-démocrate du Reichstag est d’avoir solennellement proclamé dans sa déclaration du 4 août 1914 : « A l’heure du danger, nous ne laisserons pas notre patrie sans défense », et d’avoir, dans le même temps, renié ses paroles. Il a laissé la patrie sans défense à l’heure du plus grand danger. Car son premier devoir envers la patrie était à ce moment de lui montrer les dessous véritables de cette guerre impérialiste, de rompre le réseau de mensonges patriotiques et diplomatiques qui camouflait cet attentat contre la patrie ; de déclarer haut et clair que, dans cette guerre, la victoire et la défaite étaient également funestes pour le peuple allemand ; de résister jusqu’à la dernière extrémité à l’étranglement de la patrie au moyen de l’état de siège ; de proclamer la nécessité d’armer immédiatement le peuple et de le laisser décider lui-même la question de la guerre ou de la paix ; d’exiger avec la dernière énergie que la représentation populaire siège en permanence pendant toute la durée de la guerre pour assurer le contrôle vigilant de la représentation populaire sur le gouvernement et du peuple sur la représentation populaire ; d’exiger l’abolition immédiate de toutes les limitations des droits politiques, car seul un peuple libre peut défendre avec succès son pays ; d’opposer, enfin, au programme impérialiste de guerre – qui tend à la conservation de l’Autriche et de la Turquie, c’est-à-dire de la réaction en Europe et en Allemagne -, le vieux programme véritablement national des patriotes et des démocrates de 1848, le programme de Marx, Engels et Lassalle : le mot d’ordre de la grande et indivisible République allemande. Tel est le drapeau qu’il fallait déployer devant le pays, qui aurait été véritablement national, véritablement libérateur, et qui aurait répondu aux meilleures traditions de l’Allemagne et de la politique de classe internationale du prolétariat.
La grande heure historique de la guerre mondiale réclamait manifestement une action politique résolue, une prise de position aux vues larges et étendues, une orientation supérieure du pays que seule la social-démocratie était appelée à proposer. Au lieu de cela, on assista à une faillite lamentable et sans exemple de la part de la représentation parlementaire de la classe ouvrière, qui avait la parole à ce moment. Par la faute de ses dirigeants, la social-démocratie n’a même pas suivi une fausse politique : elle n’a pas suivi de politique du tout, en tant que parti d’une classe doué de sa propre vision du monde, elle s’est mise complètement hors circuit ; elle a abandonné sans broncher le pays au sort redoutable de la guerre impérialiste et à la dictature du sabre et, par-dessus le marché, elle a assumé la responsabilité de la guerre. La déclaration du groupe parlementaire dit qu’il a seulement voté en faveur des moyens nécessaires à la défense du pays, mais que, par contre, il décline la responsabilité de la guerre. Or, c’est précisément l’inverse qui est vrai. Les moyens nécessaires à cette « défense nationale », c’est-à-dire à la boucherie humaine déclenchée par l’impérialisme au moyen des armées de la monarchie militaire, la social-démocratie n’avait pas du tout besoin de les voter, car leur mise en oeuvre ne dépendait pas le moins du monde du vote des sociaux-démocrates : ceux-ci étaient en minorité face à la majorité compacte des trois quarts du Reichstag bourgeois. Par son vote spontané, le groupe social-démocrate n’a abouti qu’à une chose : à attester l’unité du peuple tout entier pendant la guerre, à proclamer l’Union sacrée, c’est-à-dire la suspension de la lutte de classes, l’interruption de la politique d’opposition de la social-démocratie au cours de la guerre, donc à assumer la coresponsabilité morale de la guerre. Par son vote spontané, elle a marqué cette guerre du sceau de la défense démocratique de la patrie, a contribué à tromper les masses sur les vraies conditions et les vraies tâches de la défense de la patrie et contresigné cette mystification.
Ainsi le grave dilemme : intérêts de la patrie et solidarité internationale du prolétariat, le conflit tragique qui a incité nos parlementaires à rallier « d’un coeur lourd » le camp de la guerre impérialiste, n’est que pure invention, une fiction nationaliste bourgeoise. Au contraire, entre les intérêts du pays et les intérêts de classe de l’Internationale prolétarienne, il existe aussi bien pendant la guerre que pendant la paix une parfaite harmonie : la guerre, comme la paix, exige le développement le plus intense de la lutte de classes et la défense la plus résolue du programme social-démocrate.
Mais que devait faire notre parti pour souligner son opposition à la guerre et ses exigences ? Devait-il proclamer la grève de masse ? Ou bien exhorter les soldats à refuser de servir ? C’est ainsi que l’on pose la question habituellement. Répondre oui à de telles questions serait tout aussi ridicule que si le parti se mettait à décréter : « Si la guerre éclate, alors nous faisons la révolution. » Les révolutions ne sont pas « faites », et les grands mouvements populaires ne sont pas mis en scène avec des recettes techniques qui sortiraient de la poche des dirigeants des instances du parti. De petits cercles de conspirateurs peuvent bien « préparer » un putsch pour un jour et une heure précis, ils peuvent au moment voulu donner le signal de l’« attaque » à quelques milliers de partisans. Mais dans les grands moments de l’histoire, les mouvements de masse ne sont pas dirigés par des moyens aussi primitifs. La grève de masse « la mieux préparée » peut dans certaines circonstances faire long feu lamentablement, juste au moment où un chef de parti lui donne « le signal », ou bien, après un premier élan, tomber à plat. Si de grandes manifestations populaires et des actions de masse ont effectivement lieu sous une forme ou une autre, ce qui en décide, c’est tout un ensemble de facteurs économiques, politiques et psychiques, la tension des oppositions de classe à un moment donné, le degré de conscience et de combativité des masses tous facteurs imprévisibles qu’aucun parti ne peut produire artificiellement. C’est là toute la différence entre les grandes crises de l’histoire et les petites actions de parade qu’en période calme un parti bien discipliné peut exécuter délicatement sous la baguette de ses « instances ». L’heure historique exige à chaque fois les formes correspondantes du mouvement populaire et en crée elle-même de nouvelles et improvise des moyens de lutte inconnus jusque-là, trie et enrichit l’arsenal du peuple, insouciante de toutes les prescriptions des partis.
Ce que les dirigeants de la social-démocratie avaient à proposer en tant qu’avant-garde du prolétariat conscient, ce n’était donc pas des prescriptions et des recettes ridicules de nature technique, mais le mot d’ordre politique, la formulation claire des tâches et des intérêts politiques du prolétariat au cours de la guerre. Ce qu’on a dit de la grève de masse à propos de la révolution russe peut s’appliquer à tout mouvement de masse :
S’il est donc vrai que c’est à la période révolutionnaire que revient la direction de la grève de masse au sens de l’initiative de son déclenchement et de la prise en charge des frais, il n’est pas moins vrai qu’en un tout autre sens la direction dans les grèves de masse revient à la social-démocratie et à ses organismes directeurs. Au lieu de se poser le problème de la technique et du mécanisme de la grève de masse, la social-démocratie est appelée, dans une période révolutionnaire, à en prendre la direction politique. La tâche la plus importante de ” direction ” dans la période de la grève de masse, consiste à donner le mot d’ordre de la lutte, à l’orienter, à régler la tactique de la lutte politique de telle manière qu’à chaque phase et à chaque instant du combat soit réalisée et mise en activité la totalité de la puissance du prolétariat déjà engagé et lancé dans la bataille et que cette puissance s’exprime par la position du parti dans la lutte ; il faut que la tactique de la social-démocratie ne se trouve jamais, quant à l’énergie et à la précision, au-dessous du niveau du rapport des forces en présence, mais que, au contraire, elle dépasse ce niveau ; alors, cette direction politique se transformera automatiquement en une certaine mesure en direction technique. Une tactique socialiste conséquente, résolue, allant de l’avant, provoque dans la masse un sentiment de sécurité, de confiance, de combativité ; une tactique hésitante, faible, fondée sur une sous-estimation des forces du prolétariat, paralyse et désoriente la masse. Dans le premier cas, les grèves de masse éclatent ” spontanément ” et toujours ” en temps opportun ” ; dans le deuxième cas, la direction du parti a beau appeler directement à la grève – c’est en vain. [2]
La preuve qu’il ne s’agit pas de la forme extérieure, technique, de l’action, mais de son contenu politique, c’est par exemple le fait que la tribune du Parlement, cet endroit unique d’où on peut se faire entendre librement et avoir une audience internationale, pouvait dans ce cas-ci devenir un outil prodigieux de stimulation du peuple si elle avait été utilisée par les députés sociaux-démocrates dans le but de formuler d’une manière claire et distincte les intérêts, les tâches et les exigences de la classe ouvrière dans cette crise.
Et les masses auraient-elles soutenu ces mots d’ordre de la social-démocratie par leur attitude ? Personne ne peut le dire dans le feu de l’action. Mais ce n’est pas du tout le point décisif. « Avec confiance », nos parlementaires ont bien laissé partir en guerre les généraux de l’armée prusso-allemande, sans exiger de leur part l’assurance qu’ils seraient vainqueurs et que la possibilité d’une défaite était exclue. Ce qui vaut pour les armées militaires vaut aussi pour les armées révolutionnaires : elles engagent le combat là où il se présente sans réclamer au préalable la certitude de la réussite. Dans le pire des cas, la voix du parti serait restée au début sans effet visible. Et l’attitude virile de notre parti lui aurait vraisemblablement valu les plus grandes persécutions comme c’avait été le cas en 1870 pour Bebel et Liebknecht. « Mais qu’est-ce que cela peut faire ? » – disait très simplement Ignaz Auer en 1895 dans son discours sur les Fêtes de Sedan – « un parti qui veut conquérir le monde doit maintenir bien haut ses principes, sans tenir compte des dangers que cela implique ; il serait perdu s’il agissait autrement ! »
Il n’est jamais facile de nager à contre-courant – écrivait le vieux Liebknecht – et lorsque le courant se précipite avec la vitesse et la masse impétueuse d’un Niagara, alors c’est encore moins une sinécure.
Les camarades les plus âgés ont encore en mémoire la haine des socialistes dans l’année de la plus grande honte nationale : de la honte de la Loi des socialistes – 1878. Des millions de gens voyaient alors en tout social-démocrate un meurtrier et un criminel de droit commun, et, en 1870, un traître à la patrie et un ennemi mortel. De telles explosions de l'”âme du peuple” ont, par leur force élémentaire monstrueuse, quelque chose de déconcertant, de stupéfiant, d’oppressant. On se sent impuissant devant une puissance supérieure, une force majeure excluant toute hésitation. On n’a aucun adversaire saisissable. C’est comme une épidémie : elle est dans les hommes, dans l’air, partout.
L’explosion de 1878 n’était cependant pas comparable en force et en sauvagerie à celle de 1870. Pas seulement l’ouragan de passion humaine qui plie, abat, détruit tout ce qu’il saisit, mais encore la machinerie redoutable du militarisme fonctionnant à plein rendement – et nous entre les rouages de fer qui mugissaient tout autour et dont le contact était synonyme de mort, et entre les bras de fer qui sifflaient tout autour de nous et pouvaient à tout instant nous saisir. A côté de la force élémentaire des esprits déchaînés, le mécanisme le plus complet de l’art du meurtre que le monde ait jamais connu. Et tout cela dans le mouvement le plus effréné – toutes les chaudières prêtes à exploser. Où reste alors la force individuelle, la volonté individuelle ? Surtout si on sait qu’on fait partie d’une minorité, et si on n’a même plus un point d’appui sûr dans le peuple.
Notre parti était encore en formation. Nous étions soumis à l’épreuve la plus difficile qui se puisse concevoir, avant que l’organisation nécessaire ne soit créée. Lorsque vint la haine des socialistes, l’année de l’ignominie pour nos ennemis, l’année de la gloire pour la social-démocratie, nous avions déjà une organisation si forte et si ramifiée que chacun était réconforté par la conscience d’un appui puissant et que personne de sensé ne pouvait croire que le parti pût succomber.
Ce n’était donc pas une sinécure, alors, de nager à contre-courant. Mais qu’y avait-il à faire ? Ce qui devait être, devait être. Cela voulait dire : serrer les dents et, quoi qu’il advienne, laisser venir. Ce n’était pas le moment d’avoir peur… Or, Bebel et moi… nous ne nous occupions pas un seul instant des avertissements. Nous ne pouvions pas battre en retraite, nous devions rester à notre poste, advienne que pourra.
Ils restèrent à leur poste, et la social-démocratie allemande s’est nourrie pendant quarante ans de la force morale dont elle avait fait preuve alors contre un monde d’ennemis.
C’est ainsi que cela se serait aussi passé cette fois-ci. Au début, le seul résultat aurait peut-être été que l’honneur du prolétariat allemand aurait été sauf, que les milliers et les milliers de prolétaires qui périssent maintenant dans les tranchées, le jour, la nuit et dans le brouillard, ne seraient pas morts dans un désarroi spirituel accablant, mais en gardant à l’esprit cette faible lueur d’espoir : ce qui leur était le plus cher au monde, la social-démocratie internationale, libératrice des peuples, n’était pas une illusion. Mais déjà la voix courageuse de notre parti aurait eu pour effet de tempérer fortement l’ivresse chauvine et l’inconscience de la foule, elle aurait gardé du délire les cercles populaires les plus éclairés, elle aurait contrecarré le travail d’intoxication et d’abrutissement du peuple par les impérialistes. Et précisément, la croisade contre la social-démocratie aurait rapidement dégrisé les masses populaires. Par la suite, à mesure que les hommes de tous les pays sont pris d’un sentiment de nausée devant cette boucherie humaine lugubre et interminable, où le caractère impérialiste de la guerre se trahit de plus en plus, où le tohubohu de la spéculation sanguinaire devient de plus en plus insolent tout ce qu’il y a de vivant, de sincère, d’humain et de progressiste se rassemblerait autour du drapeau de la social-démocratie. Et surtout, dans le tourbillon, la ruine et la débâcle, la social-démocratie, comme un rocher au milieu de la mer mugissante, serait restée le grand phare de l’Internationale sur lequel tous les autres partis ouvriers se seraient bien-tôt orientés. L’énorme autorité morale dont jouissait la social-démocratie allemande dans tout le monde prolétaire jusqu’au 4 août 1914 aurait sans aucun doute provoqué rapidement un changement au milieu de cette confusion générale. Par là, l’atmosphère favorable à la paix et la pression des masses populaires en vue de la paix auraient été renforcées dans tous les pays, la fin de ce meurtre de masse aurait été accélérée, les guerres mondiales sous la direction de l’Angleterre seraient réduites le lendemain en raison du nombre de ses victimes. Le prolétariat allemand serait resté la sentinelle vigilante du socialisme et de la libération de l’humanité – et cela, c’était bien un acte patriotique qui n’était pas indigne des disciples de Marx, Engels et Lassalle.
[1]
Si malgré tout le groupe parlementaire social-démocrate a voté à l’unanimité les crédits de guerre – écrivait l’organe du parti à Munich, le 6 août -, s’il a accompagné de ses voeux ardents tous ceux qui s’en allaient défendre le Reich allemand, ce n’était pas de sa part une ” manoeuvre tactique “, c’était la conséquence tout à fait naturelle de l’attitude d’un parti qui a toujours été prêt à confier la défense du pays à une armée populaire pour remplacer un système qui lui paraissait refléter la domination de classe plutôt que la volonté de la nation de se défendre contre des attaques insolentes.
Paraissait !… Dans le Neue Zeit, la guerre actuelle est même directement érigée en « guerre populaire », l’armée permanente en « armée populaire » (voir n° 20 et 23 de août-septembre 1914). L’écrivain militaire social-démocrate Hugo Schulz, dans un compte rendu de guerre du 24 aout 1914, fait l’éloge du « puissant esprit de milice » qui « anime » l’armée habsbourgeoise !… ↑
[2] R. Luxemburg, Grève de masses, parti et syndicats, Hamburg, 1907. ↑