1. Les formes du capital

Dans les chapitres précédents, nous avons étudié le principal rapport de production capitaliste, le rapport entre la bourgeoisie et le prolétariat. En expliquant la théorie marxiste de la plus-value, nous avons considéré le capital industriel comme représentant de tout le capital, faisant abstraction du capital non investi dans la production. Cette méthode est juste : quelle que soit la forme que revêt le capital social (industriel, commercial, bancaire), la base économique du capitalisme consiste dans la production de la plus-value. Quels que soient les groupes dont se compose la bourgeoisie, la base de son existence c’est l’exploitation du travail salarié.

Mais ce fait ne permet pas de conclure que nous devons nous désintéresser des rapports au sein de la classe exploiteuse. Le prolétariat ne peut triompher de la bourgeoisie qu’à la condition de tirer parti adroitement :

… des moindres « dissentiments » entre les ennemis, des moindres oppositions d’intérêts entre les bourgeoisies des différents pays, entre les différents groupes ou les diverses sortes de bourgeoisie à l’intérieur de chaque pays.

V. I. Lénine : Œuvres complètes, t. 25, p. 255. (E. S. I.).

Or, pour utiliser les contradictions intérieures de la bourgeoisie, il faut connaître leur nature et leurs causes. Pourquoi la bourgeoisie en général se divise-t-elle en différents groupes ?

Le capitalisme est un mode de production où les forces productives ne se développent pas en vue de la satisfaction des besoins de la société, mais en vue de l’accumulation du travail non payé.

En tant que représentant conscient de ce mouvement [du capital], le possesseur de l’argent devient capitaliste. Sa personne, ou plutôt sa poche, est le point de départ et le point terminus de l’argent. Le contenu objectif de la circulation en question — la mise en valeur de la valeur — est son but subjectif ; et ce n’est qu’autant que toutes ses opérations ont pour motif déterminant unique l’acquisition sans cesse croissante de la richesse abstraite, qu’il fonctionne comme capitaliste ou comme capital personnifié, doué de volonté et de conscience.

K. Marx : le Capital, t. 1, p. 170-171.

Nous devons chercher les causes de la division de la bourgeoisie en groupes particuliers dans les conditions mêmes du mouvement du capital.

Le mouvement du capital

Le mouvement du capital commence par l’achat de moyens de production et de la force de travail par le capitaliste. Supposons qu’il ait acheté pour 4 000 francs de moyens de production et pour 1 000 francs de force de travail. La somme de 5 000 francs qu’il met en circulation est une valeur déterminée qui tend dès le début à devenir une valeur plus grande. C’est le capital sous forme argent ou le capital argent.

Au commencement de son mouvement, le capital existe sous la forme de capital-argent.

Lorsque le capitaliste a acheté des moyens de production et de la force de travail, son capital n’affecte plus la forme argent, mais une forme où la valeur est immédiatement accrue par la production de la plus-value. Cette forme est celle du capital productif.

La première phase du mouvement du capital, c’est la transformation du capital argent en capital productif.

En désignant par A le capital sous la forme argent et par M les marchandises achetées par le capitaliste et se composant de T ou force de travail et MP ou moyens de production, nous pourrons exprimer la première phase du mouvement du capital par la formule :

Cette phase se déroule dans la sphère de la circulation, sur le marché.

Après cette phase, le procès de circulation s’interrompt et fait place au procès de production qui tend à accroître la valeur. Admettons que la plus-value créée soit de 1 000 francs. À la fin du procès de production, il y aura une masse de marchandises d’une valeur de 6 000 francs. Le capital n’existe déjà plus sous la forme de moyens de production et de force de travail, mais sous celle d’autres marchandises comprenant en plus de la valeur initiale du capital la plus-value. C’est le capital sous la forme marchandise ou capital-marchandise.

La seconde phase du mouvement du capital ou la seconde métamorphose subie par le capital au cours de son mouvement est donc la transformation du capital productif en capital marchandise. Cette phase se déroule non au cours de la circulation, mais pendant la production. En désignant par P le capital productif qui fonctionne dans le procès de production, par M′ le capital marchandise et par des points de suspension (…) l’interruption du procès de circulation, nous pourrons représenter la deuxième phase du mouvement du capital par la formule que voici :

De la sorte, le capitaliste a accru la valeur mise en circulation. Il possède la valeur initiale (5 000 francs) et la plus-value (1 000 francs). Mais il ne peut s’en contenter, son capital et la valeur non payée qu’il s’est appropriée existant sous une forme naturelle qui ne lui permet pas de les utiliser. Si ce capitaliste produit, mettons du fil, à la fin du procès de production son capital et la plus-value existent sous forme de fil. Le capitaliste ne peut pas employer ce dernier comme moyen d’existence ni pour la production d’autre fil. Il doit transformer la marchandise en argent et réaliser ainsi la valeur du capital et la plus-value. Le mouvement du capital ne se termine pas à la transformation du capital productif en capital-marchandise. Il faut encore une troisième phase au mouvement du capital, la transformation du capital marchandise en capital argent. Cette troisième phase comme la première se déroule dans la circulation. Elle peut être représentée par la formule suivante : M′ — A′.

Le mouvement circulatoire et la reproduction du capital

Le mouvement du capital dans ses trois phases est donc représenté par cette formule :

Que le capitaliste consomme toute sa plus-value (reproduction simple) ou qu’il la transforme partiellement ou totalement en capital (reproduction élargie, accumulation), à la fin de son mouvement le capital affecte la forme qu’il avait au début, à savoir celle du capital argent. Ce mouvement du capital est un mouvement circulatoire où le capital revient constamment à sa forme initiale.

Le mouvement circulatoire du capital comporte donc deux phases de circulation et une phase de production. L’accroissement de la valeur du capital a lieu dans la phase de production. Mais ni au cours de la première phase de la circulation (transformation du capital argent en capital productif) ni pendant sa deuxième phase (ou la troisième phase du mouvement circulatoire : transformation du capital marchandise en capital argent), la valeur ne subit aucun accroissement. Cependant, ces deux phases qui se déroulent dans le domaine de la circulation constituent la condition nécessaire du mouvement du capital.

Sans la circulation du capital, le renouvellement continuel du procès de production de la plus-value est impossible, ainsi que la reproduction capitaliste. La reproduction capitaliste implique le procès de production et de circulation. Elle constitue l’unité du procès de circulation et de production du capital.

La séparation des phases du mouvement du capital détermine la division des fonctions à l’intérieur de la bourgeoisie

Au cours de la reproduction, le procès de circulation se sépare du procès de production.

Le capital-marchandise d’une valeur de 6 000 francs doit être transformé en argent ; sinon le renouvellement de la production sera impossible. Or, pour vendre les marchandises produites, il faut un certain laps de temps, et si notre capitaliste n’arrive pas à écouler immédiatement sa marchandise, il devra suspendre la production. Mais s’il se trouve un autre capitaliste qui lui achète la marchandise dès qu’elle est finie, le capitaliste industriel pourra aussitôt reprendre la production.

Dans la majorité des cas, les industriels vendent leurs marchandises non au consommateur, mais au commerçant qui porte la marchandise au consommateur. En vendant toute sa marchandise au commerçant, le capitaliste industriel peut continuer la production sans interruption.

Le commerçant existait bien avant le développement du mode de production capitaliste ; il achetait les marchandises des petits producteurs. Mais depuis que domine le mode de production capitaliste, le commerçant joue un rôle auxiliaire à l’égard du capital industriel. Sa fonction consiste à transformer le capital-marchandise en capital-argent.

Ayant vendu sa marchandise au commerçant, l’industriel a transformé son capital-marchandise en capital-argent. Mais cette transformation n’est pas définitive. Elle ne le sera entièrement que lorsque la marchandise aura été vendue au consommateur. Dans le procès de circulation, le commerçant continue la fonction qui incombait à l’industriel.

En effet, sans le capital commercial, l’industriel ne pourrait continuer sa production d’une façon ininterrompue que dans le cas où il serait en possession d’un capital-argent supplémentaire de 5 000 francs. Son capital serait alors de 10 000 francs, dont une partie se trouverait continuellement sous la forme de capital productif, et l’autre partie sous celle de capital-marchandise (comme il est plus facile d’acheter que de vendre la marchandise, nous pouvons admettre que le laps de temps nécessaire pour la transformation du capital-argent en capital productif est extrêmement limité). Le commerçant dispense l’industriel de la nécessité d’avoir un capital supplémentaire propre. Le capital-marchandise continue son mouvement sous la forme de capital commercial, c’est-à-dire sous celle d’un capital séparé du capital industriel et appartenant à un autre capitaliste. Cependant, au point de vue social, il existe quand même un capital de 10 000 francs, dont 5 000 entre les mains de l’industriel, sous la forme de capital productif, et 5 000 entre les mains du commerçant sous la forme de capital-marchandise qui n’a pas encore été définitivement transformé en argent. Cette séparation ne change rien au fait que du point de vue social le mouvement du capital commercial est une partie du mouvement circulatoire du capital industriel.

La constitution du capital commercial en un capital indépendant est d’une importance essentielle pour l’ensemble de la production capitaliste. Les commerçants concentrent entre leurs mains les marchandises de plusieurs industriels et accélèrent la circulation des marchandises en diminuant ainsi les dimensions du capital supplémentaire nécessaire aux industriels. Entre le capital commercial et le capital industriel s’établit spontanément une division des fonctions dans le mouvement du capital.

Le capital commercial est intimement lié au mouvement du capital industriel, mais en même temps il existe et circule comme un capital indépendant d’un groupe particulier de capitalistes.

La forme marchandise que traverse le capital dans son mouvement est la base pour la formation d’un groupe particulier de capitalistes-commerçants et la forme argent du capital est la base pour la formation d’un groupe particulier de capitalistes bancaires. (Le rapport du capital bancaire et du capital industriel et commercial se trouve exposé plus loin dans le paragraphe sur l’intérêt.)

Ainsi, les stades particuliers que parcourt le capital dans son mouvement, ses formes argent, productif et marchandise créent des formes différentes de capital séparées l’une de l’autre et des groupes de capitalistes qui leur correspondent : capital industriel et capitalistes industriels, capital commercial et capitalistes commerçants, capital bancaire et capitalistes banquiers.

La fonction des capitalistes industriels consiste à soutirer directement du travail supplémentaire à la classe ouvrière, à produire de la plus-value. Celle des capitalistes commerçants est de transformer le capital-marchandise en capital-argent. Les banquiers concentrent le capital-argent et répartissent les capitaux temporairement disponibles.

Le mouvement du capital dans le procès de reproduction est un mouvement unique, mais en raison de la séparation des diverses formes du capital, ce mouvement unique passe par des formes autonomes l’une à l’égard de l’autre.

Il existe donc la possibilité de rompre l’unité du mouvement. Dans la production capitaliste, basée sur la propriété privée des moyens sociaux de production, règne en général l’anarchie de la production. La séparation des formes du mouvement du capital aggrave cette anarchie de la production et engendre la possibilité de crises. (Dans le chapitre des crises, nous parlerons d’une façon détaillée du rôle que joue la séparation des formes du capital dans la naissance des crises.)

Les formes de la plus-value et leur importance

Par suite de la séparation des formes différentes du capital, les rapports de classe affectent des formes de plus en plus compliquées. Chaque groupe de la bourgeoisie reçoit sa part de la plus-value suivant ses fonctions dans le mouvement du capital. Les contradictions au sein de la bourgeoisie sont celles engendrées par la répartition de la plus-value. En principe, elles diffèrent essentiellement de la contradiction fondamentale de classe de la société capitaliste entre le prolétariat et la bourgeoisie dans son ensemble.

Le capital commercial et le capital bancaire étant opposés au capital industriel comme capitaux particuliers et autonomes des marchands et des banquiers, qui n’ont aucun rapport immédiat avec la production, on a l’impression que leur revenu n’est nullement lié à l’exploitation de la classe ouvrière, que les revenus des différents groupes de capitalistes ont des sources particulières et indépendantes l’une de l’autre.

À côté du commerçant et du banquier, l’industriel se trouve aussi en face du propriétaire foncier. Ce dernier, comme nous le verrons plus loin, occupe dans la société capitaliste une situation particulière par rapport à tous les groupes de capitalistes. S’opposant aux capitalistes en tant que propriétaires de la terre, il touche sa part dans la masse totale de la plus-value.

La différenciation du capital social en capitaux indépendants et opposés l’un à l’autre : industriel, commercial et bancaire et l’existence de la propriété foncière conduisent à la répartition de la plus-value sous différentes formes : profit (industriel et commercial), intérêt et rente foncière.

Nous avons vu, dans les chapitres précédents, que l’exploitation capitaliste est voilée par la forme du capital et du salaire. Le fait que la plus-value se présente sous des formes particulières, extérieurement indépendantes l’une de l’autre, dissimule l’essence de l’exploitation capitaliste. Ces formes créent l’apparence que les revenus des divers groupes capitalistes découlent de sources différentes indépendantes ; la source commune et véritable de ces revenus — la plus-value, l’exploitation de la classe ouvrière — devient invisible, ainsi que le fait que, par rapport au prolétariat, toute la bourgeoisie est une classe unique d’exploiteurs.

Le fait que Marx considère la plus-value indépendamment des formes particulières qu’elle revêt, et les rapports entre la bourgeoisie et le prolétariat indépendamment de la division de la bourgeoisie en groupements distincts a, dans la doctrine marxiste, la plus grande importance. Cette méthode permet de mettre à jour les vrais rapports de classe dissimulés derrière toutes les formes de la plus-value, à savoir l’exploitation de la classe ouvrière.

Dans le présent chapitre, nous allons montrer comment, sur la base de la division du capital social en plusieurs parties, la plus-value affecte des formes particulières : profit du capital industriel, profit du capital commercial, intérêt et rente foncière.

Nous commencerons par la transformation de la plus-value en profit du capital industriel puisque le

… capitaliste qui produit de la plus-value, c’est-à-dire qui extorque directement aux ouvriers du travail non payé qu’il réalise en marchandises, est bien le premier à s’approprier cette plus-value.

K. Marx : le Capital, t. 4, p. 8.

Déjà, entre les mains des capitalistes industriels, la plus-value prend une forme spéciale qui dissimule son véritable contenu.

2. La transformation de la plus-value en profit
Le profit et le taux de profit

Le prix de revient

La plus-value est une partie de la valeur de la marchandise et non l’excédent du prix de la marchandise sur la valeur. Mais le capitaliste se représente la chose tout autrement. Lors de la vente de la marchandise, il transforme en argent ou réalise toute la valeur de celle-ci. Cette valeur se compose de celle des moyens de production, de celle de la force de travail et de la plus-value. De ces trois parties, le capitaliste n’a payé que les deux premières, qui forment pour lui les frais de production de la marchandise ou son prix de revient ; quant à la plus-value, elle ne lui coûte rien. La plus-value est l’excédent de la valeur de la marchandise sur le prix de revient de cette dernière. Mais on a l’impression que seul le prix de revient est la valeur réelle de la marchandise et que la plus-value n’est qu’un excédent ajouté à cette valeur.

L’excédent de valeur réalisé dans la vente de la marchandise, la plus-value, le capitaliste le considère donc comme l’excédent du prix de vente sur la valeur, et non pas comme l’excédent de la valeur sur le prix de revient. En sorte que la plus-value contenue dans la marchandise ne se réalise point par la vente, mais découle de cette vente même.

K. Marx : le Capital, t. 9, p. 69-70.

Autrement dit, il semble que la plus-value n’ait rien de commun avec le travail de l’ouvrier.

Le prix de revient dissimule le fait que le travail de l’ouvrier est la seule source de plus-value. Le prix de revient se décompose en capital constant et variable, mais le capitaliste ne fait pas cette distinction ; il ne voit dans le prix de revient que des dépenses pour le capital fixe et circulant. Or, dans la rubrique générale du capital circulant, la dépense pour la force de travail et celle pour les matières premières (partie du capital constant) ne se distinguent en rien l’une de l’autre. Par conséquent, dans le prix de revient le rôle particulier du capital variable en tant que source unique de plus-value devient invisible. Outre cela, la dépense pour le capital variable s’effectue comme une dépense pour le salaire. Et la force du salaire crée l’apparence qu’on ne paie pas la force de travail, mais le travail, l’apparence du paiement de tout le travail de l’ouvrier. C’est pourquoi le fait est dissimulé que la plus-value est créée par le travail non payé.

Le profit, forme modifiée de la plus-value

Il ressort de cela que la plus-value semble engendrée par l’ensemble du capital, par le capital en général.

En cette qualité de rejeton du capital total avancé, la plus-value prend la forme du profit.

K. Marx : le Capital, t. 9, p. 67.

Le caractère modifié de cette forme consiste précisément en ce qu’elle voile l’essence même de la plus-value.

Le profit, tel que nous le trouvons ici, est donc identique à la plus-value ; mais il figure sous une forme particulière qui découle cependant nécessairement du mode de production capitaliste… Et parce que le prix de la forte de travail apparaît d’un côté [du côté ouvrier] sous la forme modifiée du salaire, la plus-value doit revêtir d’un autre côté [du côté capitaliste] la forme modifiée du profit.

K. Marx : le Capital, t. 9, p. 67.

Le taux du profit

Le capitaliste mesure le degré de rentabilité de son capital non par le rapport de la plus-value au capital variable, c’est-à-dire non par le taux de la plus-value qui exprime le degré d’exploitation, mais par le rapport de la plus-value à l’ensemble du capital. Le rapport de la plus-value à l’ensemble du capital porte le nom de taux du profit.

Il est évident que le taux du profit est moindre que le taux de la plus-value, le premier étant le rapport de la plus-value à l’ensemble du capital et le second exprimant celui de la plus-value à une partie seulement de ce capital. Ainsi pour un capital de 10 000 francs qui se compose de 8 000 francs de capital constant et de 2 000 francs de capital variable et qui aurait produit 2 000 francs de plus-value, le taux de la plus-value (ou le degré d’exploitation) sera de 100 % et le taux du profit 20 % seulement.

Mais le taux du profit dépend de celui de la plus-value, la masse elle-même de la plus-value dépendant du degré d’exploitation. Si, dans notre exemple, le degré d’exploitation était non de 100 % mais de 150 %, le capital variable de 2 000 francs produirait une plus-value de 3 000 francs. Le taux du profit serait alors de 30 % (rapport de la masse de la plus-value, 3 000 francs ; à l’ensemble du capital, 10 000 francs). Par conséquent, plus le taux de la plus-value est élevé, plus est élevé celui du profit et, inversement, plus le taux de la plus-value est bas, et plus sera bas le taux du profit.

La plus-value étant produite par le capital variable seul et ce dernier n’étant qu’une partie du capital, le taux du profit dépend également de la part que le capital variable forme dans l’ensemble du capital, c’est-à-dire de la composition organique du capital.

Prenons deux capitaux de 10 000 francs dont le taux de la plus-value est le même, mettons de 100 %, mais dont l’un se compose de 7 000 francs de capital constant et de 3 000 francs de capital variable et l’autre de 8 000 et de 2 000 respectivement ; c’est-à-dire que la composition organique du deuxième capital est supérieure à celui du premier. La plus-value créée par le premier capital sera de 3 000 francs et celle produite par le deuxième de 2 000. Le taux du profit du premier capital sera de 30 % et celui du second de 20 %. Il sera plus bas pour le deuxième capital justement parce que le capital variable en forme une partie plus petite que dans le premier. Le taux du profit est d’autant plus élevé que la composition organique du capital est plus basse, et inversement il est d’autant plus bas que la composition organique du capital est plus élevée.

Différentes entreprises offrent une composition organique du capital différente. Dans les entreprises de la même branche de production, par exemple dans deux ou plusieurs entreprises du textile, la concurrence agit dans le sens de nivellement de la composition organique du capital. Dans des entreprises de branches différentes, la composition organique du capital est toujours inégale en raison de la différence de leur technique. Ainsi, dans une entreprise de textile, de métallurgie, etc., la composition organique du capital est inévitablement différente.

Du fait que dans diverses branches de production la composition organique du capital est différente, il découle qu’elles doivent présenter différents taux du profit. C’est-à-dire que des capitaux de même grandeur engagés dans des branches de production différentes doivent donner des profits inégaux. Cependant, tout le monde sait qu’en réalité, tous les capitalistes reçoivent un taux de profit moyen presque égal quelle que soit la branche dans laquelle ils aient engagé leurs capitaux et quelle que soit la composition organique de ceux-ci. Ne ressort-il pas de ceci que toute notre théorie selon laquelle dans des branches différentes doivent exister des taux de profit différents est inexacte et qu’elle ne peut pas expliquer les phénomènes réels du capitalisme ? Il n’y a ici aucune contradiction entre la théorie et la réalité.

L’inégalité des taux du profit dans les différentes branches a pour effet que la concurrence agit dans le sens de l’égalisation des taux du profit et de la formation d’un taux moyen dans toutes les branches.

Examinons comment se produit ce nivellement du taux du profit.

3. La formation d’un taux moyen du profit
et la transformation de la valeur des marchandises
en prix de production

La production sociale se compose d’un grand nombre de branches différentes. Mais pour plus de simplicité, nous supposerons que toute la production est divisée en trois branches : I, II et III où la composition organique du capital est différente. Cela ne change rien, car le nivellement même du taux du profit entre les branches de la production ne dépend nullement du nombre de ces branches.

Supposons que dans la branche I le capital de 100 se compose de 60 pour le capital constant, et de 40 pour le capital variable. Dans la branche II, le capital 100 se compose de 70 pour le capital constant et de 30 pour le capital variable et dans la branche III le capital 100 se compose de 80 et de 20 pour le capital constant et le capital variable respectivement. En d’autres termes, le capital I présente une basse composition organique, le capital II une composition moyenne et le capital III une composition organique élevée. Dans les trois branches, le taux de la plus-value étant le même, 100 %, la masse de la plus-value sera de 40 dans la première branche, de 30 dans la seconde et de 20 dans la troisième et les taux du profit de 40 % pour la première, de 30 % pour la deuxième et de 20 % pour la troisième branche.

La concurrence des capitaux et le nivellement du taux du profit

Mais tout capitaliste cherche à obtenir pour son capital le taux le plus élevé. Il est évident que de nouveaux capitaux seront engagés dans les branches qui donnent le taux du profit le plus élevé ; dans notre exemple, les capitaux afflueront surtout vers la branche I, ce qui amènera l’élargissement de la production et l’augmentation de l’offre des marchandises dans cette branche et ainsi aboutira à la baisse des prix au-dessous de leur valeur. Par conséquent, le profit et le taux du profit baisseront dans cette branche.

D’autre part, dans la branche III, où le taux du profit est le plus bas, il n’y aura pas d’afflux de nouveaux capitaux ; bien au contraire, une partie des capitaux engagés dans cette branche aura tendance à s’échapper. Ici la situation sera l’inverse de ce qu’elle était dans la branche I, l’offre des marchandises sera en retard sur la demande, les prix monteront au-dessus de la valeur, le profit et avec lui le taux du profit s’élèveront.

La migration des capitaux d’une branche dans une autre continuera jusqu’au moment où dans toutes les branches s’établira un taux moyen du profit. Nous pouvons présenter ce procès dans le tableau suivant :

BranchesCapital constantCapital variablePlus-valueTaux du profitValeur de la marchandisePrix de la marchandiseTaux moyen du profitÉcart entre le prix et la valeur
I60404040%14013030%– 10
II70303030%13013030%0
III80202020%12013030%+ 10
En tout :210909039039030%

Les différents taux du profit dans les différentes branches de production se sont nivelés en une moyenne commune à toutes les branches parce que les prix, sous la pression de la concurrence, se sont écartés des valeurs : dans telle branche, ils sont montés au-dessus de la valeur et dans telle autre, ils sont tombés au-dessous. Mais, parallèlement à l’écart entre le prix et la valeur, il s’est produit un décalage entre le profit et la plus-value. Les capitalistes de la branche I ont reçu un profit de 30 tandis que chez eux il fut produit 40 de plus-value ; en d’autres termes, ils ont touché moins de profit que la plus-value produite. Les capitalistes de la branche III ont reçu un profit de 30 alors qu’il fut produit chez eux 20 de plus-value : ils ont touché plus de profit que de plus-value produite. Enfin, dans la branche II, les prix ne se sont pas écartés de la valeur (puisque nous sommes ici en présence d’une composition organique moyenne du capital) et pour cette raison, le profit coïncide avec la plus-value.

Si, dans chaque branche, les marchandises se vendaient à leur valeur, le taux du profit dans les différentes branches serait inégal. Mais comme les capitalistes courent après le taux du profit le plus élevé, il se produit, sous l’action de la concurrence, un décalage entre le prix et la valeur, entre le profit et la plus-value et le taux moyen du profit s’établit spontanément. La concurrence aboutit donc à ce résultat que les marchandises sont vendues tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de la valeur, tantôt à leur valeur.

Dans les branches où le capital a une composition organique basse, les prix tombent au-dessous de la valeur et le profit est moins fort que la plus-value. Dans les branches où le capital a une composition organique moyenne, les prix coïncident avec la valeur, et le profit avec la plus-value. Dans les branches à composition organique élevée, les prix montent au-dessus de la valeur, et le profit au-dessus de la plus-value.

Le taux moyen du profit

Il se produit une nouvelle répartition de la plus-value entre les capitalistes des différentes branches. Chacun d’eux reçoit non la masse de plus-value qui a été produite chez lui, mais un profit correspondant au taux moyen, indépendamment de la composition organique de son capital. Le taux moyen du profit est le taux social du profit. Il exprime le rapport de la masse de la plus-value produite dans la société (90) à l’ensemble de tout le capital (300).

La formation du taux moyen du profit signifie que chaque capitaliste touche pour chaque centaine de francs de son capital autant que tout autre capitaliste. Comme il s’agit de la répartition de la plus-value produite par la classe ouvrière, c’est-à-dire du partage du travail non payé de celle-ci, matérialisé dans la marchandise, tous les capitalistes sont des associés égaux d’une entreprise commune destinée à soutirer du travail non payé à la classe ouvrière et chacun des coassociés de cette entreprise d’exploitation reçoit sa quote-part de butin suivant la grandeur de sa part dans le capital social.

Il va de soi que ce partage n’a pas lieu suivant un plan établi à l’avance. Le taux moyen du profit se forme spontanément, grâce à la concurrence. Mais l’effet de cette concurrence est tel que chaque capitaliste touche un profit égal pour chaque centaine de francs de son capital.

Le prix de production, forme modifiée de la valeur

En fixant le prix de ses marchandises, chaque capitaliste considère que ce prix doit restituer le prix de revient et lui donner un taux de profit égal à celui des autres capitalistes. C’est pourquoi il fixe le prix de vente de ses marchandises en ajoutant le profit moyen au prix de revient. Le prix formé par l’addition du profit moyen au prix de revient s’appelle prix de production.

Le prix de revient et le profit moyen étant des quantités déterminées de la valeur, le prix de production présente une valeur d’une grandeur déterminée.

Lorsque le prix de production dans les branches où le capital a une haute composition organique est au-dessus de la valeur, cela ne veut pas dire que cet excédent des prix de production sur la valeur n’est pas une valeur, n’est pas créé par le travail de l’ouvrier. Cet excédent c’est la plus-value créée par les ouvriers des branches à basse composition organique, et réalisée non par les capitalistes exploitant ces ouvriers, mais par ceux des branches à composition organique élevée.

Que le prix de production soit une forme de la valeur, deux faits le confirment. D’abord, le total des prix de production de toutes les marchandises coïncide avec la somme des valeurs de toutes les marchandises. Dans notre exemple (voyez le tableau ci-dessus), la somme des valeurs de toutes les marchandises fait 390 et la somme des prix de production est de 390. De même, le total du profit de tous les capitalistes égale la somme de la plus-value produite par l’ensemble de la classe ouvrière. L’écart entre les prix des différentes marchandises et leur valeur ne change ni le total des valeurs ni celui des prix de production de toutes les marchandises. Pas plus que l’écart entre le profit et la plus-value ne change le total ni de l’un ni de l’autre. Il se produit seulement une nouvelle répartition de la masse totale de la plus-value entre les capitalistes. En second lieu, l’augmentation de la productivité du travail et, en conséquence, la baisse de la valeur des marchandises font baisser leur prix de production.

Cependant, par sa forme même, le prix de production dissimule la valeur. En effet, un des éléments du prix de production — le profit — représente la plus-value comme engendrée par l’ensemble du capital. Maintenant nous voyons que le profit ne se distingue pas seulement par sa forme de la plus-value, pour diverses marchandises il s’en distingue aussi quantitativement. C’est pourquoi se trouve voilé le fait que le prix de production formé par l’addition du profit moyen au prix de revient représente une certaine quantité de travail matérialiséLe prix de production est la forme modifiée de la valeur de la marchandise, qui dissimule son contenu réel.

La véritable différence de grandeur entre le profit et la plus-value et non pas seulement entre leurs taux, dans les sphères particulières de la production, cache maintenant de la façon la plus absolue la vraie nature et l’origine du profit, non seulement pour le capitaliste qui est intéressé à se laisser duper, mais aussi pour l’ouvrier. Du moment que les valeurs sont transformées en prix de production, on ne voit plus sur quoi se base la détermination de la valeur.

K. Marx : le Capital, t. 10, p. 48.

La « contradiction » entre les livres 1 et 3 du Capital

Marx a exposé sa théorie de la valeur dans le Livre I du Capital qui comprend également sa théorie de la plus-value. La théorie des prix de production qui n’est que le développement de celle de la valeur est exposée dans le Livre III du Capital. Mais lorsque parut ce dernier livre, les économistes bourgeois trouvèrent unanimement une « contradiction » entre le premier et le troisième livre. Dans le premier, Marx affirme prétendument que les marchandises se vendent à leur valeur, et, dans le troisième, qu’elles sont vendues non à leur valeur, mais à leur prix de production. Marx aurait prétendument changé d’opinion en cette matière dans la période entre le travail sur le 1er et le travail sur le 3e livre ou bien sa théorie ne tient pas debout. Avec cette « contradiction », les économistes bourgeois se proposent de réfuter toute la doctrine économique de Marx et de « démontrer » son inconsistance.

Il faut noter qu’avant de faire paraître le premier livre du Capital (1867), Marx avait déjà achevé, dans l’essentiel, le Livre III (Marx mourut en 1883 sans avoir eu le temps de préparer lui-même pour l’impression le troisième livre qui fut publié, en 1894, par les soins de F. Engels). Cela signifie que Marx n’avait pas modifié ses idées ; lorsqu’il écrivit le Livre I, sa théorie des prix de production était déjà achevée.

En réalité, il n’existe chez Marx aucune contradiction entre la théorie de la valeur et celle des prix de production.

Dans la société capitaliste, les marchandises sont le produit du capital. Une partie de la valeur de la marchandise ne coûte rien au capitaliste. Il peut donc la vendre au-dessous de la valeur et en tirer quand même un profit. Or, la concurrence oblige tel capitaliste à vendre ses marchandises au-dessous de la valeur, et donne la possibilité à tel autre de les vendre au-dessus de la valeur. C’est pourquoi le prix de production des diverses marchandises ne coïncide pas avec leur valeur.

La formation des prix de production ne peut être exactement expliquée que par la théorie marxiste de la valeur. Si l’on nie que la valeur des marchandises est déterminée par le travail, il est impossible de comprendre comment se forment le taux moyen du profit et le prix de production.

Le profit moyen constitue la moyenne de la masse totale de la plus-value. Dans le procès de la répartition de toute la plus-value entre les différentes branches de production lors de la transformation de la plus-value sociale en profit moyen, s’opère en même temps la transformation de la masse sociale de la valeur en prix de production des différentes marchandises. L’écart entre les prix de production et les valeurs n’est donc pas une violation de la loi de la valeur. Le prix de production c’est la forme sous laquelle se manifeste la loi de la valeur en régime de production marchande développée, c’est-à-dire en régime capitaliste.

En repoussant l’explication de la valeur par le travail et des prix de production par la valeur, les économistes bourgeois renoncent pratiquement à toute explication des prix. Quant à celles qu’ils essaient de donner, en réalité elles n’expliquent rien.

Les économistes bourgeois « expliquent » d’ordinaire les prix par la loi de l’offre et de la demande. Mais les fluctuations de l’offre et de la demande peuvent faire comprendre tout au plus pourquoi aujourd’hui le prix d’une telle marchandise est plus ou moins élevé qu’hier sans pouvoir expliquer le prix de la marchandise quand l’offre et la demande se neutralisent. Ces fluctuations n’expliquent pas pourquoi une telle marchandise coûte plus cher qu’une autre.

Une autre explication bourgeoise du prix, c’est la théorie dite des frais de production, en vertu de laquelle le prix de la marchandise est d’autant plus élevé que les frais de sa production sont plus considérables. Mais cette « explication » constitue plutôt une tentative de se dérober à une véritable explication. En effet, les frais de production, d’une étoffe par exemple, c’est le prix du fil, de la machine à tisser, etc. Mais qu’est-ce qui détermine le prix du fil ? Il est évident que ce sont les frais de sa production, c’est-à-dire le prix du coton, de la machine à filer, etc. Et le prix du coton ? Il est déterminé par le prix des graines de coton, de la charrue, etc., c’est-à-dire que le prix est expliqué par le prix, mais cela veut dire justement qu’il n’est pas expliqué du tout. Qu’est-ce que le prix de la marchandise ? C’est son prix ! Tel est le sens de la réponse fournie par la théorie des frais de production.

L’économie politique bourgeoise n’est nullement en état de fournir une explication scientifique de la formation des prix. En raison de son caractère de classe et de sa tendance à nier et à dissimuler l’exploitation de la classe ouvrière, l’économie politique bourgeoise fait appel à toute espèce d’échappatoires, édifie des « théories » qui n’expliquent rien et les fait passer pour de la « science pure ».

Parler après Marx d’une économie politique non marxiste ne peut avoir pour but que de duper les petits bourgeois, fussent-ils des petits bourgeois « hautement » cultivés.

V. I. Lénine : Œuvres complètes, tome 27, p. 333, édition russe.

La transformation de la plus-value en profit et du taux de la plus-value en taux du profit offre une extrême importance pour le développement du capitalisme. En régime capitaliste, le développement des forces productives se déroule sous la force de l’accumulation du capital, ce qui est réalisé par l’exploitation grandissante de la classe ouvrière. La croissance de l’exploitation a pour expression celle du taux de la plus-value. Mais ce qui intéresse les capitalistes, ce n’est pas le taux de la plus-value, mais celui du profit : seul le taux du profit est l’indice de l’augmentation de la valeur de l’ensemble du capital. Chaque capitaliste pris isolément et toute la classe des capitalistes dans son ensemble tendent à obtenir un taux du profit le plus élevé possible.

Cependant, en réalité, il se produit non une croissance, mais une baisse du taux du profit.

4. La tendance à la baisse du taux du profit

Les causes de la baisse du taux du profit

L’accumulation du capital est étroitement liée à l’élévation de la composition organique du capital dans toutes les branches de la production. Or plus est élevée la composition organique du capital, plus est bas le taux du profit. Le taux moyen du profit étant le rapport de la masse totale de la plus-value à l’ensemble du capital social, le taux moyen du profit doit baisser à mesure de l’accumulation du capital et de l’élévation de sa composition organique. Ainsi, aux États-Unis, le taux du profit dans l’industrie de transformation était de 24 % en 1889, de 19,9 % en 1904, de 18,7 % en 1909, et de 16,5 % en 1914.

En régime capitaliste, la baisse du taux moyen du profit est une loi. Mais cela n’implique nullement la baisse de la masse du profit. Si un capital social de 100 milliards de francs a doublé, mettons en 20 ans, et a donc atteint le chiffre de 200 milliards, si sa composition organique passe de 70 milliards pour le capital constant et 30 milliards pour le capital variable à 160 milliards pour le capital constant, et 40 milliards, pour le capital variable, le taux de la plus-value étant de 100 %, dans le premier cas, la masse du profit sera de 30 milliards et le taux du profit de 30 % et, dans le second cas, la masse du profit sera de 40 milliards et le taux du profit de 20 %. La masse du profit s’est accrue ; mais son taux a subi une diminution.

L’élévation de la composition organique du capital entraîne la baisse du taux du profit, elle est liée à l’accumulation du capital et à la centralisation de celui-ci. Or l’accumulation du capital implique la croissance de la masse de la plus-value. C’est-à-dire que la baisse du taux du profit non seulement peut mais doit être suivie de la croissance de la plus-value soutirée à la classe ouvrière. La même cause — l’augmentation de la productivité du travail — engendre l’augmentation de la masse du profit et la baisse de son taux.

Les facteurs opposés

Tous les capitalistes ressentent la baisse du taux du profit, bien qu’ils ne se rendent pas compte de ses causes. Ils cherchent à s’opposer à cette baisse par toute une série de mesures. La principale c’est une exploitation accentuée de la classe ouvrière. Ce renforcement de l’exploitation peut se réaliser par deux voies : prolongation de la journée de travail et augmentation de l’intensité et de la productivité du travail. Les capitalistes se heurtant de plus en plus à la résistance ouvrière et, en général, la prolongation de la journée de travail ayant des limites physiologiques, les capitalistes renforcent l’exploitation principalement au moyen de la production de la plus-value relative.

Or, la production de la plus-value relative est intimement liée à l’élévation de la composition organique du capital, et cette élévation implique une nouvelle baisse du taux du profit. Pour compenser cette baisse, il faut de nouveau accroître le degré d’exploitation et ainsi de suite. La bourgeoisie oppose donc à la baisse du taux du profit des moyens qui, en fin de compte, ne font qu’accélérer la baisse du taux du profit et qui aggravent la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Les capitalistes cherchent à s’opposer à la baisse du taux du profit non seulement en augmentant le degré d’exploitation, mais encore en réduisant les salaires au-dessous de la valeur de la force de travail, en rendant meilleur marché les moyens de production, en conquérant de nouveaux débouchés où ils puissent vendre leurs marchandises à des prix plus élevés et par bien d’autres méthodes. En raison de ces facteurs, le taux du profit diminue d’une façon discontinue : la baisse peut s’arrêter pendant un certain temps, il peut même se produire un relèvement. Le taux du profit a tendance à baisser, et, malgré les facteurs opposés à cette baisse, malgré l’inégalité de celle-ci, la loi générale de son mouvement, ce n’est pas la croissance, mais la baisse. C’est pourquoi Marx parle de la loi de la baisse tendancielle du taux du profit.

La baisse du taux du profit et les contradictions du capitalisme

La baisse du taux du profit exprime l’élévation de la composition organique du capital qui, à son tour, implique la croissance des forces productives de la société capitaliste. La baisse du taux du profit exprime sous une forme capitaliste la croissance des forces productives de la société. Cette circonstance à elle seule dénote la nature profondément contradictoire de la production capitaliste. Le capitalisme développe les forces productives sociales pour en tirer le maximum de profit, mais la croissance des forces productives entraîne la baisse du taux du profit.

Le but du capital c’est l’accroissement maximum de la masse et du taux du profit. Le moyen propre à atteindre ce but c’est le développement des forces productives, la production de quantités aussi fortes que possible de marchandises. Plus se développent les forces productives et plus s’accentue la baisse du taux du profit. Pour endiguer cette baisse, les capitalistes développent encore plus les forces productives, ce qui a pour effet de faire baisser davantage le taux du profit. Ainsi pour arriver à son but, le capital est obligé de développer d’une façon illimitée les forces productives, sans tenir compte des limites que l’appropriation capitaliste impose à la consommation. Or, en régime capitaliste, la capacité de consommation de la société est déterminée non par les besoins, mais par le pouvoir d’achat. L’appropriation capitaliste réduit la consommation des masses à un niveau extrêmement bas. Toutes les marchandises fabriquées ne peuvent pas être vendues ni la plus-value qu’elles renferment réalisée. Aussi la tendance au développement illimité des forces productives se heurte-t-elle aux limites dressées par le capital. Cette contradiction apparaît dans les crises périodiques de surproduction.

En développant les forces productives, le capitalisme fixe lui-même des limites à ce développement. En régime capitaliste, la limite de la production ce ne sont ni les forces productives ni l’impossibilité technique de leur développement ultérieur, mais uniquement la forme capitaliste de production, c’est-à-dire le capital lui-même. Le but du capital — l’accroissement maximum du taux du profit — entre toujours en contradiction avec le moyen d’atteindre ce but — le développement illimité des forces productives.

La limite véritable de la production capitaliste c’est le capital lui-même, le fait que le capital, avec sa mise en valeur, apparaît comme le commencement et la fin, comme la cause et le but de la production… Si le mode de production capitaliste est donc un moyen historique de développer la force productive matérielle et de créer le marché mondial correspondant, il est en même temps la contradiction permanente entre cette mission historique et les conditions correspondantes de la production sociale.

K. Marx : le Capital, t. 10, p. 187-188.

Plus le capitalisme se développe et plus s’approfondit la contradiction entre le mode de production sociale et sa forme capitaliste, plus s’aggrave l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. Le choc devient inévitable, dans lequel les forces productives sociales s’affranchissent par la voie révolutionnaire de leur forme capitaliste.

La baisse du taux du profit aggrave les contradictions du capitalisme. Mais cela ne signifie pas que le capitalisme périra de lui-même, automatiquement, « s’évaporera » par suite de la baisse du taux de profit, comme l’affirme un économiste allemand, H. Grossman, qui se considère comme un « marxiste révolutionnaire ».

Grossman a écrit un gros livre destiné à « prouver » qu’il doit arriver un moment où le taux du profit baissera tellement qu’il ne restera rien aux capitalistes pour la consommation et que le capitalisme fera inévitablement naufrage. Et ces sottises, Grossman tente de les attribuer à Marx.

La théorie d’un krach automatique du capitalisme est une théorie entièrement social-démocrate, antimarxiste et antiléniniste, quelles que soient les phrases « révolutionnaires » dont elle se couvre. Cette théorie d’un krach automatique du capitalisme aboutit à créer la passivité dans la classe ouvrière à détourner celle-ci de l’action révolutionnaire, et, par cela même, à aider au renforcement du capitalisme.

Le capitalisme ne se laissera pas emporter par un krach, si fortes que soient ses contradictions. Au contraire, l’aggravation de la contradiction fondamentale du capitalisme renforce la lutte du prolétariat pour sa libération. Le capitalisme ne peut être renversé que par la révolution prolétarienne.

5. Le profit commercial

Passons maintenant à une autre question.

Comment et sous quelle forme une partie de la plus-value, produite par la classe ouvrière et appropriée, en premier lieu, par le capital industriel, passe-t-elle au capital commercial ?

Nous savons déjà que le mouvement du capital commercial est celui du capital industriel dans la sphère de la circulation. La fonction des capitalistes commerçants consiste à transformer le capital-marchandise en capital-argent. S’il n’y avait pas de capital commercial, le capital industriel devrait posséder un capital supplémentaire pour pouvoir produire d’une façon ininterrompue. Au point de vue social, le capital commercial est donc un capital supplémentaire au capital industriel bien qu’il en soit séparé et qu’il lui soit même opposé sous la forme du capital d’un groupe particulier de capitalistes commerçants.

L’influence du capital supplémentaire sur le taux moyen du profit

Pour expliquer comment une partie de la plus-value se transforme en profit des capitalistes-commerçants, prenons l’exemple suivant.

Supposons qu’un industriel possède un capital de 400 000 francs, qui rapporte 80 000 francs ou 20 % de profit (d’après le taux moyen du profit), que la production de la marchandise dure 12 mois et que pour la transformation de la marchandise en argent, c’est-à-dire pour sa circulation, il faut également 12 mois. Supposons encore que l’industriel possède lui-même un capital supplémentaire. Le temps nécessaire à la circulation des marchandises étant égal à celui de sa production, le capital supplémentaire devra être de la même grandeur que celui engagé dans la production. Lorsque le second cycle de production sera terminé, les marchandises du premier cycle seront déjà vendues et le capitaliste pourra commencer le troisième cycle, etc.

Comment l’existence de capital supplémentaire influe-t-elle sur le taux du profit ? Le capital constamment engagé dans la production est de 400 000 francs qui rapportent annuellement 80 000 francs de profit ; mais tout le capital n’est pas de 400, mais de 800 000 francs. C’est pourquoi le taux du profit n’est pas, en réalité, de 20, mais de 10 %, le taux du profit étant le rapport de la plus-value, à l’ensemble du capital. La situation est tout à fait semblable pour l’ensemble du capital social : il comporte un capital continuellement engagé dans la production et un capital qui est en circulation. Par conséquent, l’existence d’un capital supplémentaire a pour effet que le taux moyen du profit est moindre que si la durée de la circulation était égale à zéro et si tout le capital était engagé dans la production.

Le taux moyen ou social du profit est le rapport de la masse totale de plus-value à l’ensemble du capital social, industriel et commercial.

La formation du profit commercial

La séparation du capital supplémentaire social, nécessaire à la circulation, comme capital commercial, appartenant à un groupe spécial de capitalistes commerçants, a pour résultat que ce capital supplémentaire est plus petit que si chaque capitaliste industriel possédait le capital supplémentaire nécessaire à la circulation et avait sa propre entreprise commerciale. En concentrant entre ses mains les marchandises de plusieurs industriels, le commerçant les fait circuler plus vite. En achetant des marchandises chez un industriel et en les vendant, le commerçant peut acheter avec le même argent des marchandises chez un autre industriel. Avec son capital, il remplace ainsi plusieurs capitaux supplémentaires. La concentration du commerce entre les mains d’un groupe spécial de capitalistes diminue le capital supplémentaire nécessaire à la circulation.

Supposons que, par suite de la séparation et de la concentration du capital supplémentaire de circulation entre les mains des commerçants, comme complément à tout le capital social industriel de 400 000 francs, soit nécessaire un capital supplémentaire non pas de 400 000 francs, mais seulement de 100 000 francs. Tout le capital social représentera alors une somme de 500 000 francs. Une partie de ce capital, 400 000 francs, est investie dans la production et appartient aux industriels et l’autre partie, 100 000 francs, continuellement en circulation, appartient aux commerçants.

Le capital rapporte une plus-value de 80 000 francs par an. Le taux moyen du profit est donc de 16 % (le rapport de 80 000 francs de plus-value à tout le capital social de 500 000 francs). Les industriels vendent leur marchandise au prix de production, c’est-à-dire en ajoutant 16 % (64 000 francs) au prix de revient de 400 000 francs et vendent leur marchandise aux commerçants 464 000 francs. Cette marchandise renferme donc encore pour 16 000 francs de plus-value (80 000 francs − 64 000 francs). En la vendant 480 000 francs, les commerçants réalisent cette plus-value et touchent ainsi 16 % du profit.

Le profit du capital commercial ou profit commercial est donc une partie de la plus-value. Cette répartition de la plus-value entre les industriels et les commerçants a lieu, bien entendu, non en vertu d’un « contrat collectif » entre eux, mais de la façon dont se produit, en général, la répartition de la plus-value entre les capitalistes, c’est-à-dire par la voie de la concurrence des capitaux.

Formant une partie de l’ensemble du capital social, participant à la concurrence des capitaux et au nivellement du taux du profit, le capital commercial réalise un taux du profit égal à celui du capital industriel.

Sous la forme du profit commercial, la plus-value est dissimulée plus encore que sous celle du profit industriel. Si le capital industriel passe, dans son mouvement, par la forme du capital-argent, du capital productif et du capital-marchandise, le capital commercial passe seulement par les formes du capital-argent et du capital-marchandise A — M — A′ ; son mouvement a pour formule : A — M — A′. Ici, tout lien avec la production semble complètement rompu. Le commerçant touche son profit, en majorant le prix de vente de la marchandise, ou vendant la marchandise plus cher qu’il ne l’a achetée et pour cette raison il semble que son profit soit créé par la circulation des marchandises. En réalité, le profit commercial c’est, convertie en argent, une partie de la plus-value renfermée dans la marchandise achetée par le commerçant et à lui cédée par le capitaliste industriel.

Mais dans le profit sur le capital de prêts, dans l’intérêt, nous avons un degré encore plus élevé, le plus haut degré de la déformation des rapports de production capitalistes.

6. Le capital de prêts et l’intérêt

L’intérêt — partie de la plus-value

Le capital argent prêté pour un délai déterminé porte le nom de capital de prêt. Le revenu touché par le propriétaire de ce capital porte le nom d’intérêt. Le rapport de ce revenu au montant du capital prêté porte le nom de taux d’intérêt. Si, par exemple, le capital prêté de 1 000 francs rapporte annuellement à son propriétaire un revenu de 100 francs, cette dernière somme s’appellera les intérêts ; ils forment 10 % du montant du capital prêté, le taux d’intérêt est donc de 10 %.

L’industriel ou le commerçant, en empruntant de l’argent pour l’engager dans la production ou dans le commerce, paye l’intérêt sur son profit. Supposons que l’industriel ou le commerçant ait emprunté 100 000 francs. Avec un taux moyen de profit de 10 %, la masse de profit sera de 10 000 francs. Sur ce profit, le capitaliste qui a contracté l’emprunt paye l’intérêt au prêteur. Si le taux d’intérêt est de 5 %, les intérêts sur le capital de 100 000 francs s’élèveront à 5 000 francs payés sur les 10 000 francs de profit. Par conséquent, l’intérêt est une partie du profit, mais ce dernier étant une forme modifiée de la plus-value, l’intérêt est donc lui aussi une partie de la plus-value.

Le taux d’intérêt est moindre que le taux moyen du profit

L’intérêt étant une partie du profit, le taux d’intérêt ne peut pas être supérieur au taux moyen du profit ; bien au contraire, il doit lui être inférieur. En empruntant de l’argent et en l’engageant dans la production, l’industriel convertit cet argent de capital inactif en capital actif, en une partie du capital productif. Cette partie du capital investie dans la production conjointement avec l’ensemble du capital productif, crée la plus-value. Elle donne un profit d’une grandeur déterminée selon la loi du taux moyen du profit. Mais comme une partie du capital entre les mains de l’industriel est pour lui un capital étranger, il donne une partie du profit produit par ce capital étranger au propriétaire de ce dernier, au capitaliste prêteur. Par conséquent, le taux d’intérêt doit être inférieur au taux moyen du profit. S’il lui était égal, l’industriel ou le commerçant n’auraient pas intérêt à contracter des emprunts.

Sans doute, il existe des cas où l’industriel consent à payer un taux d’intérêt égal au taux moyen du profit, par exemple s’il n’arrive pas, sans un capital étranger, à mettre en valeur son capital propre ou s’il est menacé de faillite. Le taux d’intérêt est généralement très élevé pendant les crises. Mais en règle générale il est inférieur au taux moyen du profit.

Pourquoi les capitalistes prêteurs se contentent-ils de revenus au-dessous du taux moyen du profit ? Ne pourraient-ils pas eux-mêmes engager leur capital dans la production ou dans le commerce et en tirer un revenu beaucoup plus élevé ?

L’intérêt et le profit bancaire

En fait, les capitalistes prêteurs, pour lesquels le prêt d’argent n’est pas une opération accidentelle mais une forme régulière et unique d’emploi de leur capital, prêtent non seulement leurs propres capitaux, mais aussi les capitaux étrangers et les dépôts concentrés chez eux. Ce sont les banquiers et leur revenu — le profit bancaire — est égal au taux moyen du profit et souvent même le dépasse.

Voyons, maintenant, comment cela se produit.

Les industriels gardent une partie de leur capital sous la forme monétaire à titre de réserve pour le cas du renchérissement du prix des matières premières, etc. Le prix obtenu à chaque vente de marchandises renferme une indemnité pour l’usure du capital fixe (machines, édifices, etc.) mais ce dernier n’est remplacé qu’après son usure complète, après plusieurs années. Par conséquent, il s’accumule peu à peu sous la forme monétaire une somme déterminée qui reste temporairement disponible. Il en est de même pour la plus-value employée pour l’accumulation du capital (la reproduction élargie) et qui ne devient pas un capital nouveau après chaque vente. Il est d’autres conditions de la reproduction capitaliste qui conduisent à la formation d’un capital temporairement disponible. Ce capital argent temporairement disponible se crée également chez les commerçants.

D’autre part, les capitalistes ont souvent besoin de crédit pour élargir la production ou pour acheter des matières premières, etc. Tandis que tel capitaliste possède un capital argent temporairement disponible, tel autre cherche à contracter un emprunt ! Les banques concentrent ces capitaux temporairement disponibles et elles les prêtent. En outre, elles gardent les économies des petits déposants. Elles sont donc les intermédiaires entre l’offre et la demande de capitaux. Par conséquent, les banques prêtent non seulement leur propre capital, mais encore celui des autres qui leur est temporairement confié (dans la période de l’impérialisme, le rôle des banques change, bien qu’elles remplissent toujours cette fonction d’intermédiaires). (Voir à ce sujet le dernier chapitre.)

Pour les dépôts acceptés, les banques payent un intérêt moindre que l’intérêt perçu pour les prêts. Supposons qu’une banque possède 100 millions de francs de capital à elle et 300 millions de francs de dépôts. Supposons qu’elle paye aux déposants 3 % et touche sur les prêts 5 %. En admettant que tout ce capital de 400 millions de francs fasse une rotation par an, nous aurons à la fin de l’année le résultat suivant : le revenu de la banque, les intérêts sur prêts consentis seront de 20 millions de francs (5 % sur 400 millions), les intérêts payés aux déposants de 9 millions (3 % sur 300 millions). Le profit de la banque sera de 11 millions de francs, soit 11 % pour le capital propre de la banque (100 millions).

Bien que le taux d’intérêt perçu sur les prêts soit inférieur au taux moyen du profit, le taux du profit de la banque sur son propre capital n’est pas inférieur au taux moyen. La banque reçoit ce profit sous forme d’intérêt sur prêts.

L’intérêt est une partie de la plus-value, une partie du travail supplémentaire non payé de la classe ouvrière. Mais dans cette forme disparaît complètement toute trace de l’origine de la plus-value.

Dans son mouvement, le capital commercial affecte les formes de capital-argent et de capital-marchandise. Le capital de prêts circule constamment sous une seule forme, celle du capital-argent. La formule du mouvement du capital de prêts est : A — A′. La source des intérêts semble être ici l’argent comme tel.

Produire la valeur, porter de l’intérêt devient une propriété de l’argent comme celle du poirier est de donner des poires… Dans la formule A — A′ nous avons la forme irrationnelle du capital, le degré suprême de la déformation et de la matérialisation des relations de production… Nous avons devant nous la propriété de l’argent ou de la marchandise d’accroître sa propre valeur sans égard à la reproduction, forme suprême de mystification du capital.

K. Marx : le Capital, t. 11, p. 208.

7. La rente foncière

Examinons enfin la dernière forme que revêt la plus-value, la rente.

En régime capitaliste, la terre est propriété privée. Le propriétaire foncier, en la donnant au capitaliste pour utilisation temporaire, touche un loyer. La terre louée peut renfermer d’anciens investissements de capitaux tels que des dispositifs d’irrigation ou de drainage, peut porter des plantations artificielles, des édifices, etc. Le loyer perçu par le propriétaire foncier pour ce capital est l’intérêt de ce capital et non la rente. Par cette dernière, il faut entendre la partie du loyer perçue pour l’utilisation de la terre comme telle, de la terre comme condition de la production, condition donnée par la nature même et non créée par le travail humain. Lorsqu’on loue une terre qui n’a encore jamais été labourée et dans laquelle aucun capital n’a encore été investi, le propriétaire touchera aussi un loyer.

Pour comprendre d’où vient la rente foncière, qui la crée et comment elle parvient au propriétaire foncier, nous prendrons pour point de départ, dans tout ce qui va suivre, les deux conditions suivantes. En premier lieu, nous avons en vue l’agriculture capitaliste, c’est-à-dire une culture qui ne se fait que par l’exploitation du travail salarié. La rente perçue sur les terres paysannes ne peut être comprise que sur la base de la rente foncière capitaliste. En second lieu, nous supposons que le propriétaire foncier et le capitaliste sont deux personnes distinctes, que la production est organisée non par le propriétaire foncier, mais par le capitaliste qui a loué la terre. Dans le cas où le capitaliste est en même temps le propriétaire de la terre, c’est lui qui encaisse la rente foncière.

La première rente différentielle

Prenons trois terrains : I, II, III, de dimensions identiques de 1 hectare, mais de fertilité différente, si bien que, les dépenses et les procédés de culture étant les mêmes, chacun d’eux donne une récolte différente. Ainsi, les locataires de ces terrains y ayant investi la somme de 100 francs chacun, le nombre d’ouvriers occupés dans chacun de ces terrains étant le même ainsi que le nombre des journées de travail faites et celui des heures par jour, le terrain I a donné 4 quintaux, le terrain II, 5 et le terrain III, 6 quintaux de blé.

Supposons que le taux moyen du profit soit de 20 %. Chacun des locataires de ces terrains ajoute à son prix de revient le profit moyen. Le prix de production de l’ensemble du blé de chaque terrain sera donc de 120 francs (100 francs de prix de revient et 20 francs de profit moyen). Mais, dans ce cas, le prix de production d’un quintal de blé du terrain I sera de 30 francs (120 : 4), du terrain II, 24 francs (120 : 5) et du terrain III, 20 francs (120 : 6).

Cependant, sur le marché, les prix du blé ne peuvent avoir des niveaux différents. Quel sera donc le niveau commun ? Si l’ensemble du blé produit (dans notre exemple, 15 quintaux) est nécessaire à la satisfaction de la demande de blé qui existe sur le marché, le taux s’établira au prix de vente du blé du plus mauvais terrain, soit 30 francs le quintal.

Voici la raison de ce phénomène. Sur les meilleurs terrains, le travail est plus productif que sur les mauvais. Toutefois, ce n’est pas ce travail plus productif qui détermine la valeur et le prix de production des produits agricoles. Si, dans l’industrie, le travail est devenu plus productif dans une entreprise donnée d’une branche que dans toutes les autres entreprises de la même branche, la valeur individuelle des marchandises de cette entreprise sera plus basse que leur valeur sociale. Le capitaliste de cette entreprise vendra ses marchandises à un prix inférieur à leur valeur sociale, mais au-dessus de leur valeur individuelle, et il obtiendra une plus-value supplémentaire ou surprofit. (Voir chapitre 4.) Mais la concurrence qu’il fait aux autres (puisqu’il vend la marchandise à des prix plus bas que les autres capitalistes) poussera ces derniers à perfectionner la production et à baisser la valeur. Si bien que finalement il y aura une baisse de la valeur sociale de toutes les marchandises de la branche donnée et le surprofit disparaîtra.

La situation est tout autre dans l’agriculture. Ici, les meilleurs terrains dans lesquels le travail est le plus productif sont en nombre limité. On ne peut pas les créer comme on peut créer une meilleure machine ou une meilleure fabrique. Justement, parce que les meilleurs terrains sont en nombre restreint et ne peuvent pas être créés, la valeur sociale du produit agricole est déterminée par la productivité du travail obtenue sur le terrain le moins bon, c’est-à-dire par le travail le moins productif. (On peut, certes, améliorer tout terrain, mais cela demande un capital supplémentaire. Or, nous considérons le cas où les investissements sont égaux pour tous les terrains.) Par conséquent, le prix du produit agricole sur le marché sera déterminé non par le prix individuel de production du meilleur ou du moyen terrain, mais par le prix de production du terrain le moins bon. Le prix du quintal de blé sera donc établi à 30 francs.

Ainsi, le locataire du terrain I vend son blé 120 francs, celui du terrain II, 150 (30 multiplié par 5) ; celui du terrain III, 180 (6 multiplié par 30). Chacun d’eux a dépensé 100 francs, mais le second a tiré un profit de 30 francs et le troisième de 60 francs de plus que le premier.

Cet excédent reste-t-il chez les locataires des terrains ? Non, les meilleurs terrains sont les plus recherchés et pour cette raison leurs propriétaires se font payer un loyer plus élevé. Le capitaliste qui a loué la terre reçoit seulement le profit moyen. Et l’excédent qu’il touche, il est obligé de le verser au propriétaire foncier sous forme de rente.

Pour plus de clarté, nous représenterons cet exemple sous la forme du tableau que voici :

TerrainsCapitaux engagés en francsRécolte en quintaux par hectarePrix de production (20 % taux moyen du profit)Prix individuel de production d’un quintal en francsPrix social de production d’un quintalPrix social de production de toute la récolteRente
I10041203030120
II1005120243015030
III1006120203018060

On voit donc que la rente n’est pas une somme déduite du profit moyen du locataire de la terre, mais l’excédent sur son profit moyen. Le fait que le locataire de la terre paie la rente ne porte pas atteinte à ses intérêts de capitaliste. Bien entendu, la rente n’est pas créée par la terre, mais par le travail des ouvriers salariés puisque le travail des ouvriers sur différents terrains a une productivité différente, et c’est pourquoi il donne aussi des quantités de plus-value différentes. La rente provenant de la différence entre le prix social de production des produits agricoles et leur prix de production individuel (et cette différence est conditionnée par les différences dans la productivité du travail) s’appelle la rente différentielle.

Ce n’est pas la terre, mais le travail qui crée la rente. La différence dans la fertilité du sol est la condition des différences dans la productivité du travail. C’est pourquoi il semble que la rente est créée par la terre et non par le travail. Étant au fond une forme de la plus-value, la rente se présente comme un produit de la terre, de même que le profit paraît engendré par l’ensemble du capital.

La deuxième rente différentielle

On obtient également la rente différentielle dans le cas d’investissements supplémentaires de capitaux dans la terre. Si, dans notre exemple, le locataire du terrain II engage dans sa terre, au lieu de 100, 200 francs, en introduisant de nouvelles machines, des procédés perfectionnés de labour, des engrais artificiels, etc., il obtiendra une plus forte récolte.

Supposons qu’avec l’investissement d’un capital supplémentaire de 100 francs, le terrain II donne 10 quintaux de blé. Quelle sera alors la rente de ce terrain ? Le capital total engagé dans ce terrain sera de 200 francs. Le taux moyen du profit étant de 20 %, le prix de production individuel de 10 quintaux sera de 240 francs (200 francs de frais de production et 40 francs de profit moyen) ; leur prix social de production (qui comme avant est déterminé par le prix de production individuel d’un quintal sur le terrain le moins bon, c’est-à-dire 30 francs) sera de 300 francs. De la sorte, la rente du terrain II montera à 300 francs − 240 francs = 60 francs, alors qu’avant elle était de 30 francs. L’investissement supplémentaire du capital a donc donné une rente supplémentaire de 30 francs.

Dans le système de louage de la terre (affermage), le loyer est établi d’ordinaire par un bail pour plusieurs années à l’avance. Si pendant ce laps de temps le locataire (affermataire) fait des investissements supplémentaires de capitaux, la rente s’accroît et dépasse les proportions du loyer stipulé, cet excédent reste au locataire. Voilà pourquoi nous constatons le fait particulier que le propriétaire foncier préfère des délais d’affermage aussi courts que possible alors que le locataire réclame les termes les plus longs. Plus est court le délai d’un bail, moins le locataire est intéressé à effectuer des investissements supplémentaires de capital puisque le capital engagé dans la terre pendant le délai du bail reste au propriétaire foncier. La propriété privée de la terre entrave ainsi le développement des forces productives dans l’agriculture.

La rente obtenue à la suite des investissements supplémentaires de capital est aussi de la rente différentielle, elle est conditionnée par les différences dans la productivité du travail, elle s’appelle la deuxième rente différentielle à l’opposé de la première rente différentielle, qui est le résultat des différences dans la productivité du travail des terrains de qualité inférieure.

La rente différentielle du terrain le moins bon

Dans l’exemple ci-dessus, le terrain le plus mauvais ne produit point de rente. Mais le propriétaire du plus mauvais terrain n’afferme pas sa terre gratuitement. D’où vient donc cette rente, le terrain le plus mauvais ne donnant pas de profit supplémentaire pouvant se convertir en rente ?

Dans certains cas, le plus mauvais terrain peut donner de la rente différentielle.

Si, dans notre exemple, l’investissement supplémentaire d’un capital de 100 francs sur le terrain II donne un produit supplémentaire non de 5 quintaux, mais de 3 seulement, le prix social de production du blé produit s’établira au prix individuel de production d’un quintal de blé produit par cet investissement supplémentaire de capital. Car désormais, le travail appliqué par ce capital sera le moins productif. Ce capital supplémentaire remplit en quelque sorte le rôle du terrain le plus mauvais, moins bon encore que le terrain I.

Le prix individuel de production de ces 3 quintaux sera de 120 francs (100 francs de frais de production et 20 francs de profit moyen) et le quintal coûtera 40 francs. Cette somme constitue dorénavant le prix social de production d’un quintal. La récolte du terrain I sera vendue 160 francs (40 francs × 4). Le prix de production individuel est de 120 francs. La rente du plus mauvais terrain sera donc de 40 francs. Il va de soi que la rente du premier investissement de capital dans le terrain II et la rente du terrain III montera.

Les plus mauvais terrains ne donnent pas toujours de rente différentielle. Ils ne la donnent que dans le cas où la dépense supplémentaire de capital sur le meilleur terrain produit une récolte supplémentaire moindre que celle du plus mauvais terrain. Or, même ces derniers terrains doivent toujours donner de la rente.

Si les plus mauvais terrains ne donnent pas toujours de la rente différentielle, ils donnent toujours de la rente absolue. Cette dernière est perçue également sur les meilleurs terrains, mais tandis que ces terrains donnent toujours de la rente différentielle et de la rente absolue, les plus mauvais donnent toujours de la rente absolue et dans certaines conditions seulement (que nous venons d’exposer) de la rente différentielle.

La rente absolue

La rente absolue est aussi une forme de la plus-value, mais elle se forme autrement que la rente différentielle. La rente absolue, aussi bien que la rente différentielle, ne peut être une somme déduite du profit moyen. Autrement, les capitalistes n’engageraient pas leurs capitaux dans l’agriculture. La rente différentielle est la différence entre le prix social de production du produit agricole et son prix de production individuel.

Par conséquent, la rente absolue ne peut être qu’une somme supplémentaire au-dessus du prix social de production. Comment cette majoration est-elle possible ? Quelle en est la source ?

L’agriculture en général, et la culture du sol en particulier, est une branche de production où la composition organique du capital est inférieure à la composition moyenne du capital social. En régime capitaliste, le développement de l’agriculture est en retard, par rapport à l’industrie. Ce retard est dû à la propriété privée de la terre. (Nous l’avons déjà vu par l’exemple de la deuxième rente différentielle. Dans le chapitre suivant, nous analyserons les autres conditions créées par la propriété privée de la terre et qui entravent le développement des forces productives dans l’agriculture.) Mais lorsque dans une branche de production la composition organique du capital est au-dessous de la composition moyenne du capital social, le prix de production (le prix social de production) y est inférieur à la valeur : la plus-value créée dans cette branche n’est pas réalisée entièrement par les capitalistes de cette branche, une partie de cette plus-value passe aux capitalistes des autres branches ayant une composition organique du capital plus haute ; dans les branches de la production où la composition organique du capital est basse, la plus-value est au-dessus du profit moyen.

Puisque, dans l’agriculture, la composition organique du capital est inférieure à la composition moyenne du capital social, une partie de la plus-value devrait affluer dans d’autres branches. Mais la propriété privée de la terre empêche l’excédent de plus-value sur le profit moyen d’être réparti entre les capitalistes des autres branches. Les capitalistes ne peuvent pas organiser la production sur une terre sans avoir payé aux propriétaires fonciers un tribut pour l’utilisation de cette terre. Ce tribut — la rente absolue — ils le prélèvent sur la plus-value qui forme l’excédent sur le profit. Par conséquent, la plus-value créée dans l’agriculture ne participe pas à la formation du taux moyen du profit.

Nous étudierons sur l’exemple suivant comment se forme la rente absolue. Tout le capital industriel, de 400 millions de francs, se compose de 300 millions de capital constant et de 100 millions de capital variable. Le taux de la plus-value étant de 100 %, l’ensemble de celle-ci sera de 100 millions de francs et le taux moyen du profit de 25 % (100 : 400). Supposons que le capital agricole de 100 millions de francs se divise en capital constant et en capital variable de 50 millions chacun (composition organique plus basse que dans l’industrie), le taux de la plus-value étant de même de 100 %, la masse de cette dernière, créée par les ouvriers agricoles, sera de 50 millions.

Sans la propriété monopoliste de la terre, et, par conséquent, sans la nécessité de payer la rente absolue au propriétaire foncier, la situation se présenterait comme suit : tout le capital social s’élèverait à 500 millions de francs, l’ensemble de la plus-value serait de 150 millions de francs et le taux moyen du profit de 30 % (150 : 500). Mais la propriété privée de la terre empêche la plus-value créée dans l’agriculture de participer à la formation du taux moyen du profit. Ce taux se forme dans l’industrie et fait 25 %. Les capitalistes en investissant dans l’agriculture leur capital de 100 millions de francs obtiennent 25 millions de francs de profit (d’après le taux moyen du profit). Sur 50 millions de plus-value créée dans l’agriculture, ils versent au propriétaire foncier à titre de rente absolue 25 millions.

Les produits agricoles seront donc vendus 150 millions de francs et la rente absolue sera acquittée sur la plus-value contenue dans ce produit.

En l’absence de la propriété privée de la terre, le taux moyen du profit serait, comme nous l’avons vu, de 30 et non de 25 %. Les produits agricoles seraient vendus non 150 millions (125 millions comme prix de production et 25 millions de rente absolue), mais 130 millions. Cela signifie, en premier lieu, que l’existence de la propriété privée du sol fait baisser le taux moyen du profit et entrave l’accumulation du capital et le développement de la production capitaliste en général. Cela signifie, en second lieu, que l’existence de la propriété privée du sol élève le prix des produits agricoles, matières premières pour l’industrie et moyens de subsistance de la classe ouvrière, ainsi que la valeur de la force de travail.

Nous voyons ainsi que le facteur qui crée la rente absolue, c’est le monopole de la propriété privée de la terre. Cela ne signifie pas certainement que la possession même de la terre crée la plus-value qui est appropriée par le propriétaire foncier sous la forme de la rente absolue. Cette partie de la plus-value, qui se transforme en rente absolue, est créée par le travail non payé des ouvriers agricoles. Mais la propriété privée de la terre, comme nous venons de le voir, ne laisse pas cette plus-value se transformer en profit moyen et elle le transforme en rente absolue, appropriée par le propriétaire foncier. C’est précisément dans ce sens que Marx dit que le monopole de la propriété privée de la terre crée la rente absolue. La bonne composition organique du capital dans l’agriculture crée seulement l’excédent de la valeur au-dessus du prix de production, comme cela a lieu dans toutes les branches qui ont une basse composition organique du capital. Mais elle n’est pas la cause de la formation de la rente absolue. La cause, — c’est la propriété foncière privée.

L’existence de la propriété privée de la terre et de la rente foncière, surtout la rente absolue, permet de comprendre certaines particularités importantes du développement du capitalisme dans l’agriculture par comparaison avec son développement dans l’industrie. Mais avant de passer à l’analyse de cette question, faisons le bilan de tout ce que nous avons appris sur les formes de la plus-value.

Toutes ces formes modifiées de la plus-value présentent les revenus des différents groupes d’exploiteurs non comme partie de toute la masse du travail supplémentaire non payé de la classe ouvrière, matérialisé dans les marchandises, non comme la part des différents groupes de la bourgeoisie dans l’exploitation de la classe ouvrière, mais, au contraire, comme des revenus dérivés de sources autonomes et n’ayant aucun rapport avec le travail de la classe ouvrière. Il semble que le travail des ouvriers crée seulement le salaire, que le profit des industriels provient des moyens de production, que le profit des commerçants est né pendant la circulation, que l’intérêt est né de l’argent en tant que tel, que la rente est née de la terre. En réalité, le travail de l’ouvrier crée non seulement la valeur des salaires, mais encore la plus-value, source unique de revenus pour tous les groupes de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers. En réalité, toutes ces espèces de revenus sont des formes de la plus-value. Ainsi, les formes particulières de la plus-value dissimulent, voilent la contradiction de classe fondamentale de la société capitaliste, — la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat, et elles présentent les rapports à l’intérieur de la bourgeoisie non comme des rapports de répartition de la plus-value, mais comme des rapports indépendants, n’ayant rien de commun avec l’exploitation de la classe ouvrière.