“ La valeur (vénale) est la pierre angulaire de l’édifice économique. ” (T. 1, p. 90). La valeur “ constituée ” est la pierre angulaire du système des contradictions économiques.

Qu’est-ce donc que cette “ valeur constituée ” qui constitue toute la découverte de M. Proudhon en économie politique ?

L’utilité une fois admise, le travail est la source de la valeur. La mesure du travail, c’est le temps. La valeur relative des. produits est déterminée par le temps du travail qu’il a fallu employer pour les produire. Le prix est l’expression monétaire de la valeur relative d’un produit. Enfin, la valeur constituée d’un produit est tout simplement la valeur qui se constitue par le temps du travail y fixé.

De même qu’Adam Smith a découvert la division du travail, de même lui, M. Proudhon, prétend avoir découvert la “ valeur constituée ”. Ce n’est pas précisément “ quelque chose d’inouï ”, mais aussi faut-il convenir qu’il n’y a rien d’inouï dans aucune découverte de la science économique. M. Proudhon, qui sent toute l’importance de son invention, cherche cependant à en atténuer le mérite

afin de rassurer le lecteur sur ses prétentions à l’originalité, et de se réconcilier les esprits que leur timidité rend peu favorables aux idées nouvelles.

Mais à mesure qu’il fait la part de ce que chacun de ses prédécesseurs a fait pour l’évaluation de la valeur, il est forcément amené à avouer tout haut que c’est à lui qu’en revient la plus large part, la part du lion.

L’idée synthétique de la valeur avait été vaguement aperçue par Adam Smith… Mais cette idée de la valeur était tout intuitive chez A. Smith : or, la société ne change pas ses habitudes sur la foi d’intuitions : elle ne se décide que sur l’autorité des faits. Il fallait que l’antinomie s’exprimât d’une manière plus sensible et plus nette : J.-B. Say fut son principal interprète.

Voilà l’histoire toute faite de la découverte de la valeur synthétique : à Adam Smith l’intuition vague, à J.-B. Say l’antinomie, à M. Proudhon la vérité constituante et “ constituée ”. Et que l’on ne s’y méprenne pas : tous les autres économistes, de Say à Proudhon, n’ont fait que se traîner dans l’ornière de l’antinomie.

Il est incroyable que tant d’hommes de sens se démènent depuis quarante ans contre une idée si simple. Mais non, la comparaison des valeurs s’effectue sans qu’il y ait entre elles aucun point de comparaison et sans unité de mesure : voilà, plutôt que d’embrasser la théorie révolutionnaire de l’égalité, ce que les économistes du XIX° siècle ont résolu de soutenir envers et contre tous. Qu’en dira la postérité ? [1].

La postérité, si brusquement apostrophée, commencera par être brouillée sur la chronologie. Elle doit nécessairement se demander : Ricardo et son école ne sont-ils donc pas des économistes du XIX° siècle ? Le système de Ricardo, qui pose en principe

que la valeur relative des marchandises tient exclusivement à la quantité de travail requise pour leur production,

remonte à 1817. Ricardo est le chef de toute une école, qui règne en Angleterre depuis la Restauration. La doctrine ricardienne résume rigoureusement, impitoyablement toute la bourgeoisie anglaise, qui est elle-même le type de la bourgeoisie moderne. “ Qu’en dira la postérité ? ” Elle ne dira pas que M. Proudhon n’a point connu Ricardo, car il en parle, il en parle longuement, il y revient toujours et finit par dire que c’est du “ fatras ”. Si jamais la postérité s’en mêle, elle dira peut-être que M. Proudhon, craignant de choquer l’anglophobie de ses lecteurs, a mieux aimé se faire l’éditeur responsable des idées de Ricardo. Quoi qu’il en soit, elle trouvera fort naïf que M. Proudhon donne comme “ théorie révolutionnaire de l’avenir ”, ce que Ricardo a scientifiquement exposé comme la théorie de la société actuelle, de la société bourgeoise, et qu’il prenne ainsi pour la solution de l’antinomie entre l’utilité et la valeur en échange ce que Ricardo et son école ont longtemps avant lui présenté comme la formule scientifique d’un seul côté de l’antinomie, de la valeur en échange. Mais mettons pour toujours la postérité de côté, et confrontons M. Proudhon avec son prédécesseur Ricardo. Voici quelques passages de cet auteur, qui résument sa doctrine sur la valeur :

Ce n’est pas l’utilité qui est la mesure de la valeur échangeable quoiqu’elle lui soit absolument nécessaire [2].

Les choses, une fois qu’elles sont reconnues utiles par elles-mêmes, tirent leur valeur échangeable de deux sources : de leur rareté et de la quantité de travail nécessaire pour les acquérir. Il y a des choses dont la valeur ne dépend que de leur rareté. Nul travail ne pouvant en augmenter la quantité, leur valeur ne peut baisser par leur plus grande abondance. Tels sont les statues ou les tableaux précieux, etc. Cette valeur dépend uniquement des facultés, des goûts et du caprice de ceux qui ont envie de posséder de tels objets [3].

Ils ne forment cependant qu’une très petite quantité des marchandises qu’on échange journellement. Le plus grand nombre des objets que l’on désire posséder étant le fruit de l’industrie, on peut les multiplier, non seulement dans un pays, mais dans plusieurs, à un degré auquel il est presque impossible d’assigner des bornes, toutes les fois qu’on voudra y employer l’industrie nécessaire pour les créer [4].

Quand donc nous parlons de marchandises, de leur valeur échangeable et des principes qui règlent leur prix relatif, nous n’avons en vue que celles de ces marchandises dont la quantité peut s’accroître par l’industrie de l’homme, dont la production est encouragée par la concurrence et n’est contrariée par aucune entrave [5].

Ricardo cite A. Smith, qui, selon lui, “ a défini avec beaucoup de précision la source primitive de toute valeur échangeable ” (SMITH : tome I, ch. V.) et il ajoute :

Que telle soit en réalité la base de la valeur échangeable de toutes les choses [savoir, le temps du travail], excepté de celles que l’industrie des hommes ne peut multiplier à volonté, c’est un point de doctrine de la plus haute importance en économie politique : car il n’est point de source d’où se soient écoulées autant d’erreurs, et d’où soient nées tant d’opinions diverses dans cette science, que le sens vague et peu précis que l’on attache, au mot valeur [6].

Si c’est la quantité de travail fixée dans une chose qui règle sa valeur échangeable, il s’ensuit que toute augmentation dans la quantité de travail doit nécessairement augmenter la valeur de l’objet auquel il a été employé, et de même toute diminution de travail doit en diminuer le prix [7].

Ricardo reproche ensuite à Smith :

1° De donner à la valeur une mesure autre que le travail, tantôt la valeur du blé, tantôt la quantité de travail qu’une chose peut acheter, etc. [8].

 D’avoir admis sans réserve le principe et d’en restreindre cependant l’application à l’état primitif et grossier de la société, qui précède l’accumulation des capitaux et la propriété des terres [9].

Ricardo s’attache à démontrer que la propriété des terres, c’est-à-dire la rente, ne saurait changer la valeur relative [10] des denrées, et que l’accumulation des capitaux n’exerce qu’une action passagère et oscillatoire sur les valeurs relatives déterminées par la quantité comparative de travail employée à leur production. A l’appui de cette thèse, il donne sa fameuse théorie de la rente foncière, décompose le capital, et en vient, en dernière analyse, à n’y trouver que du travail accumulé. Il développe ensuite toute une théorie du salaire et du profit, et démontre que le salaire et le profit ont leurs mouvements de hausse et de baisse, en raison inverse l’un de l’autre, sans influer sur la valeur relative du produit. Il ne néglige pas l’influence que l’accumulation des capitaux et la différence de leur nature (capitaux fixes et capitaux circulants), ainsi que le taux des salaires, peuvent exercer sur la valeur proportionnelle des produits. Ce sont même les principaux problèmes qui occupent Ricardo.

Toute économie dans le travail, dit-il [11], ne manque jamais de faire baisser la valeur relative, d’une marchandise, soit que cette économie porte sur le travail nécessaire à la fabrication de l’objet même, ou bien sur le travail nécessaire à la formation du capital employé dans cette production [12].

Par conséquent, tant qu’une journée de travail continuera à donner à l’un la même quantité de poisson et à l’autre autant de gibier, le taux naturel des prix respectifs d’échange restera toujours le même, quelle que soit, d’ailleurs, la variation dans les salaires et dans le profit, et malgré tous les effets de l’accumulation du capital [13].

Nous avons regardé le travail comme le fondement de la valeur des choses, et la quantité de travail nécessaire à leur production comme la règle qui détermine les quantités respectives des marchandises que l’on doit donner en échange pour d’autres : mais nous n’avons pas prétendu nier qu’il n’y eût dans le prix courant des marchandises quelque déviation accidentelle et passagère de ce prix primitif et naturel [14].

Ce sont les frais de production qui règlent, en dernière analyse, les prix des choses, et non, comme on l’a souvent avancé, la proportion entre l’offre et la demande [15].

Lord Lauderdale avait développé les variations de la valeur échangeable selon la loi de l’offre et de la demande, ou de la rareté et de l’abondance relativement à la demande. Selon lui, la valeur d’une chose peut augmenter lorsque sa quantité en diminue ou que la demande en augmente; elle peut diminuer en raison de l’augmentation de sa quantité ou en raison de la diminution de la demande. Ainsi, la valeur d’une chose peut changer par l’opération de huit causes différentes, savoir des quatre causes appliquées à cette chose même et des quatre causes appliquées à l’argent ou à toute autre marchandise qui sert de mesure à sa valeur. Voici la réfutation de Ricardo :

Des produits dont un particulier ou une compagnie ont le monopole varient de valeur d’après la loi que lord Lauderdale a posée : ils baissent à proportion qu’on les offre en plus grande quantité, et ils haussent avec le désir que montrent les acheteurs de les acquérir; leur prix n’a point de rapport nécessaire avec leur valeur naturelle. Mais quant aux choses qui sont sujettes à la concurrence parmi les vendeurs et dont la quantité peut s’augmenter dans des bornes modérées, leur prix dépend en définitive, non de l’état de la demande et de l’approvisionnement, mais bien de l’augmentation ou de la diminution des frais de production [16].

Nous laisserons au lecteur le soin de faire la comparaison entre le langage si précis, si clair, si simple de Ricardo, et les efforts de rhétorique que fait M. Proudhon, pour arriver à la détermination de la valeur relative par le temps du travail.

Ricardo nous montre le mouvement réel de la production bourgeoise qui constitue la valeur. M. Proudhon, faisant abstraction de ce mouvement réel, “ se démène ” pour inventer de nouveaux procédés, afin de régler le monde d’après une formule prétendue nouvelle qui n’est que l’expression théorique du mouvement réel existant et si bien exposé par Ricardo. Ricardo prend son point de départ dans la société actuelle, pour nous démontrer comment elle constitue la valeur : M. Proudhon prend pour point de départ la valeur constituée, pour constituer un nouveau monde social au moyen de cette valeur. Pour lui, M. Proudhon, la valeur constituée doit faire le tour et redevenir constituante pour un monde déjà tout constitué d’après ce mode d’évaluation. La détermination de la valeur par le temps de travail est, pour Ricardo, la loi de la valeur échangeable; pour M. Proudhon, elle est la synthèse de la valeur utile et de la valeur échangeable. La théorie des valeurs de Ricardo est l’interprétation scientifique de la vie économique actuelle : la théorie des valeurs de M. Proudhon est l’interprétation utopique de la théorie de Ricardo. Ricardo constate la vérité de sa formule en la faisant dériver de tous les rapports économiques, et en expliquant par ce moyen tous les phénomènes, même ceux qui, au premier abord, semblent la contredire, comme la rente, l’accumulation des capitaux et le rapport des salaires aux profits; c’est là précisément ce qui fait de sa doctrine un système scientifique; M. Proudhon, qui a retrouvé cette formule de Ricardo au moyen d’hypothèses tout à fait arbitraires, est forcé ensuite de chercher des faits économiques isolés qu’il torture et falsifie, afin de les faire passer pour des exemples, des applications déjà existantes, des commencements de réalisation de son idée régénératrice. (Voir notre § 3.)

Passons maintenant aux conclusions que M. Proudhon tire de la valeur constituée (par le temps du travail).

  • Une certaine quantité de travail équivaut au produit créé par cette même quantité de travail.
  • Toute journée de travail vaut une autre journée de travail; c’est-à-dire, à quantité égale, le travail de l’un vaut le travail de l’autre : il n’y a pas de différence qualificative. A quantité égale de travail, le produit de l’un se donne en échange pour le produit de l’autre. Tous les hommes sont des travailleurs salariés, et des salariés également payés pour un temps égal de travail. L’égalité parfaite préside aux échanges.

Ces conclusions sont-elles les conséquences naturelles, rigoureuses de la valeur “ constituée ” ou déterminée par le temps du travail ?

Si la valeur relative d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail requise pour la produire, il s’ensuit naturellement que la valeur relative du travail, ou le salaire, est également déterminée par la quantité de travail qu’il faut pour produire le salaire. Le salaire, c’est-à-dire la valeur relative -ou le prix du travail, est donc déterminé par le temps du travail qu’il faut pour produire tout ce qui est nécessaire à l’entretien de l’ouvrier.

Diminuez les frais de fabrication des chapeaux et leur prix finira par tomber à leur nouveau prix naturel, quoique la demande puisse doubler, tripler ou quadrupler. Diminuez les frais de l’entretien des hommes, en diminuant le prix naturel de la nourriture et des vêtements qui soutiennent la vie, et vous verrez les salaires finir par baisser, quoique la demande de bras ait pu s’accroître considérablement [17].

Certes, le langage de Ricardo est on ne peut plus cynique. Mettre sur la même ligne les frais de la fabrication des chapeaux et les frais de l’entretien de l’homme, c’est transformer l’homme en chapeau. Mais ne crions pas tant au cynisme. Le cynisme est dans les choses et non dans les mots qui expriment les choses. Des écrivains français, tels que MM. Droz, Blanqui, Rossi et autres, se donnent l’innocente satisfaction de prouver leur supériorité sur les économistes anglais, en cherchant à observer l’étiquette d’un langage “ humanitaire ”; s’ils reprochent à Ricardo et à son école leur langage cynique, c’est qu’ils sont vexés de voir exposer les rapports économiques dans toute leur crudité, de voir trahis les mystères de la bourgeoisie.

Résumons : le travail, étant lui-même marchandise, se mesure comme tel par le temps du travail qu’il faut pour produire le travail -marchandise. Et que faut-il pour produire le travail-marchandise ? Tout juste ce qu’il faut de temps de travail pour produire les objets indispensables à l’entretien incessant du travail, c’est-à-dire à faire vivre le travailleur et à le mettre en état de propager sa race. Le prix naturel du travail n’est autre chose que le minimum du salaire. Si le prix courant du salaire [18] s’élève au-dessus du prix naturel, c’est précisément parce que la loi de la, valeur, posée en principe par M. Proudhon se trouve contre-balancée par les conséquences des variations du rapport de l’offre et de la demande. Mais le minimum du salaire n’en reste pas moins le centre vers lequel gravitent les prix courants du salaire.

Ainsi, la valeur relative, mesurée par le temps du travail est fatalement la formule de l’esclavage moderne de l’ouvrier, au lieu d’être, comme M. Proudhon le veut, la “ théorie révolutionnaire ” de l’émancipation du prolétariat.

Voyons maintenant en combien de cas l’application du temps du travail comme mesure de la valeur est incompatible avec l’antagonisme existant des classes et l’inégale rétribution du produit entre le travailleur immédiat et le possesseur du travail accumulé.

Supposons un produit quelconque; par exemple, la toile. Ce produit, comme tel, renferme une quantité de travail déterminée. Cette quantité de travail sera toujours la même, quelle que soit la situation réciproque de ceux qui ont concouru à créer ce produit.

Prenons un autre produit : du drap, qui aurait exigé la même quantité de travail que la toile.

S’il y a échange de ces deux produits, il y a échange de quantités égales de travail. En échangeant ces quantités égales de temps de travail, on ne change pas la situation réciproque des producteurs, pas plus qu’on ne change quelque chose à la situation des ouvriers et des fabricants entre eux. Dire que cet échange des produits mesurés par le temps du travail a pour conséquence la rétribution égalitaire de tous les producteurs, c’est supposer que l’égalité de participation au produit a subsisté antérieurement à l’échange. Que l’échange du drap contre la toile soit accompli, les producteurs du drap participeront à la toile dans une proportion égale à celle dans laquelle ils avaient auparavant participé au drap.

L’illusion de M. Proudhon provient de ce qu’il prend comme conséquence ce qui ne pourrait être, tout au plus, qu’une supposition gratuite.

Allons plus loin.

Le temps de travail, comme mesure de la valeur, suppose-t-il du moins que les journées sont équivalentes, et que la journée de l’un vaut la journée de l’autre ? Non.

Mettons un instant que la journée d’un bijoutier équivale à trois journées d’un tisserand : toujours est-il que tout changement de la valeur des bijoux relativement aux tissus, à moins d’être le résultat passager des oscillations de la demande et de l’offre, doit avoir pour cause une diminution ou une augmentation du temps de travail employé d’un côté ou de l’autre à la production. Que trois jours de travail de différents travailleurs soient entre eux comme 1, 2, 3, et tout changement dans la valeur relative de leurs produits, sera un changement dans cette proportion de 1, 2, 3. Ainsi, on peut mesurer les valeurs par le temps de travail, malgré l’inégalité de la valeur des différentes journées de travail; mais, pour appliquer une pareille mesure, il nous faut avoir une échelle comparative des différentes journées de travail : c’est la concurrence qui établit cette échelle.

Votre heure de travail vaut-elle la mienne ? C’est une question qui se débat par la concurrence.

La concurrence, d’après un économiste américain, détermine combien de journées de travail simple sont contenues dans une journée de travail compliqué. Cette réduction de journées de travail compliqué à des journées de travail simple ne suppose-t-elle pas qu’on prend le travail simple lui-même pour mesure de la valeur ? La seule quantité de travail servant de mesure à la valeur sans égard à la qualité suppose à son tour que le travail simple est devenu le pivot de l’industrie. Elle suppose que les travaux se sont égalisés par la subordination de l’homme à la machine ou par la division extrême du travail; que les hommes s’effacent devant le travail; que le balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l’activité relative de deux ouvriers, comme il l’est de la célérité de deux locomotives. Alors, il ne faut pas dire qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est plus rien; il est tout au plus la carcasse du temps. Il n’y est plus question de la qualité. La quantité seule décide de tout : heure pour heure, journée pour journée; mais cette égalisation du travail n’est point l’œuvre de l’éternelle justice de M. Proudhon; elle est tout bonnement le fait de l’industrie moderne.

Dans l’atelier automatique, le travail d’un ouvrier ne se distingue presque plus en rien du travail d’un autre ouvrier : les ouvriers ne peuvent plus se distinguer entre eux que par la quantité de temps qu’ils mettent à travailler. Néanmoins, cette différence quantitative devient, sous un certain point de vue, qualitative, en tant que le temps à donner au travail dépend, en partie, de causes purement matérielles, telles que la constitution physique, l’âge, le sexe; en partie, de causes morales purement négatives, telles que la patience, l’impassibilité, l’assiduité. Enfin, s’il y a une différence de qualité dans le travail des ouvriers, c’est tout au plus une qualité de la dernière qualité, qui est loin d’être une spécialité distinctive. Voilà quel est, en dernière analyse, l’état des choses dans l’industrie moderne. C’est sur cette égalité déjà réalisée du travail automatique que M. Proudhon prend son rabot d’ “ égalisation ”, qu’il se propose de réaliser universellement dans le “ temps à venir ”.

Toutes les conséquences “ égalitaires ” que M. Proudhon tire de la doctrine de Ricardo reposent sur une erreur fondamentale. C’est qu’il confond la valeur des marchandises mesurée par la quantité de travail y fixée avec la valeur des marchandises mesurée par la “ valeur du travail ”. Si ces deux manières de mesurer la valeur des marchandises se confondaient en une seule, on pourrait dire indifféremment : la valeur relative d’une marchandise quelconque est mesurée par la quantité de travail y fixée; ou bien : elle est mesurée par la quantité de travail qu’elle est à même d’acheter; ou bien encore : elle est mesurée par la quantité de travail qui est à même de l’acquérir. Mais il n’en faut bien qu’il en soit ainsi. La valeur du travail ne saurait pas plus servir de mesure à la valeur que la valeur de toute autre marchandise. Quelques exemples suffiront pour expliquer mieux encore ce que nous venons de dire.

Si le muid de blé coûtait deux journées de travail au lien d’une seule, il aurait le double de sa valeur primitive; mais il ne mettrait pas en mouvement la double quantité de travail, car il ne contiendrait pas plus de matière nutritive qu’auparavant. Ainsi, la valeur du blé mesurée par la quantité de travail employé à le produire aurait doublé; mais mesurée, ou par la quantité de travail qu’il peut acheter, ou par la quantité de travail par laquelle il peut être acheté, elle serait loin d’avoir doublé. D’un autre côté, si le même travail produisait le double de vêtements qu’auparavant, la valeur relative en tomberait de moitié; mais, néanmoins, cette double quantité de vêtements ne serait pas pour cela réduite à ne commander que la moitié de la quantité de travail, ou le même travail ne pourrait pas commander la double quantité de vêtements; car la moitié des vêtements continuerait toujours à rendre à l’ouvrier le même service qu’auparavant.

Ainsi, déterminer la valeur relative des denrées par la valeur du travail est contre les faits économiques. C’est se mouvoir dans un cercle vicieux, c’est déterminer la valeur relative par une valeur relative qui, à son tour, a besoin d’être déterminée.

Il est hors de doute que M. Proudhon confond les deux mesures, la mesure par le temps du travail nécessaire pour la production d’une marchandise, et la mesure par la valeur du travail. “ Le travail de tout homme, dit-il, peut acheter la valeur qu’il enferme. ” Ainsi, selon lui, une certaine quantité de travail fixé dans un produit équivaut à la rétribution du travailleur, c’est à-dire à la valeur du travail. C’est encore la même raison qui l’autorise à confondre les frais de production avec les salaires.

“ Qu’est-ce que le salaire ? C’est le prix de revient du blé, etc., c’est le prix intégrant de toute chose. ” Allons plus loin encore : “ Le salaire est la proportionnalité des éléments qui composent la richesse. ” Qu’est-ce que le salaire ? C’est la valeur du travail.

Adam Smith prend pour mesure de la valeur tantôt le temps du travail nécessaire à la production d’une marchandise, tantôt la valeur du travail. Ricardo a dévoilé cette erreur en faisant clairement voir la disparité de ces deux manières de mesurer. M. Proudhon renchérit sur l’erreur d’Adam Smith en identifiant les deux choses, dont l’autre n’avait fait qu’une juxtaposition.

C’est pour trouver la juste proportion dans laquelle les ouvriers doivent participer aux produits, ou, en d’autres termes, pour déterminer la valeur relative du travail, que M. Proudhon cherche une mesure de la valeur relative des marchandises. Pour déterminer la mesure de la valeur relative des marchandises, il n’imagine rien de mieux que de donner pour équivalent d’une certaine quantité de travail la somme des produits qu’elle a créés, ce qui revient à supposer que toute la société ne consiste qu’en travailleurs immédiats, recevant pour salaire leur propre produit. En second lieu, il pose en fait l’équivalence des journées des divers travailleurs. En résumé, il cherche la mesure de la valeur relative des marchandises, pour trouver la rétribution égale des travailleurs et il prend une donnée déjà toute trouvée, l’égalité des salaires, pour s’en aller chercher la valeur relative des marchandises. Quelle admirable dialectique !

Say et les économistes qui l’ont suivi ont observé que le travail étant lui-même sujet à l’évaluation, une marchandise comme une autre enfin, il y avait cercle vicieux à le prendre pour principe et cause efficiente de la valeur. Ces économistes, qu’ils me permettent de le dire, ont fait preuve en cela d’une prodigieuse inattention. Le travail est dit valoir non pas en tant que marchandise lui-même, mais en vue des valeurs qu’on suppose renfermées puissantiellement en lui. La valeur du travail est une expression figurée, une anticipation de la cause sur l’effet. C’est une fiction au même titre que la productivité du capital. Le travail produit, le capital vaut … Par une sorte d’ellipse on dit la valeur du travail … Le travail comme la liberté… est chose vague et indéterminée de sa nature, mais qui se définit qualitativement par son objet, c’est-à-dire qu’il devient une réalité par le produit.

Mais qu’est-il besoin d’insister ? Dès lors que l’économiste [lisez M. Proudhon] change le nom des choses, vera rerum vocabula, il avoue implicitement son impuissance et se met hors de cause [19].

Nous avons vu que M. Proudhon fait de la valeur du travail la “ cause efficiente ” de la valeur des produits, au point que pour lui, le salaire, nom officiel de la “ valeur du travail ”, forme le prix intégrant de toute chose. Voilà pourquoi l’objection de Say le trouble. Dans le travail-marchandise, qui est d’une réalité effrayante, il ne voit qu’une ellipse grammaticale. Donc, toute la société actuelle fondée sur le travail-marchandise, est désormais fondée sur une licence poétique, sur une expression figurée. La société veut-elle “ éliminer tous les inconvénients ” qui la travaillent, eh bien ! qu’elle élimine les termes malsonnants, qu’elle change de langage, et pour cela elle n’a qu’à s’adresser à l’Académie pour lui demander une nouvelle édition de son dictionnaire. D’après tout ce que nous venons de voir, il nous est facile de comprendre pourquoi M. Proudhon, dans un ouvrage d’économie politique a dû rentrer dans de longues dissertations sur l’étymologie et d’autres parties de la grammaire. Ainsi, il en est encore à discuter savamment la dérivation surannée de servus à servare. Ces dissertations philologiques ont un sens profond, un sens ésotérique, elles font une partie essentielle de l’argumentation de M. Proudhon.

Le travail, la force du travail, en tant qu’il se vend et s’achète, est une marchandise comme toute autre marchandise, et a, par conséquent, une valeur d’échange. Mais la valeur du travail, ou le travail, en tant que marchandise, produit tout aussi peu que la valeur du blé, ou le blé, en tant que marchandise, sert de nourriture.

Le travail “ vaut ” plus ou moins, selon que les denrées alimentaires sont plus ou moins chères, selon que l’offre et la demande des bras existent à tel ou tel degré, etc., etc.

Le travail n’est point une “ chose vague ”; c’est toujours un travail déterminé, ce n’est jamais le travail en général que l’on vend et que l’on achète. Ce n’est pas seulement le travail qui se définit qualitativement par l’objet, mais c’est encore l’objet qui est déterminé par la qualité spécifique du travail.

Le travail, en tant qu’il se vend et s’achète, est marchandise lui-même. Pourquoi l’achète-t-on ? “ En vue des valeurs qu’on suppose renfermées puissantiellement en lui. ” Mais si l’on dit que telle chose est une marchandise, il ne s’agit plus du but dans lequel on l’achète, c’est-à-dire de l’utilité que l’on veut en tirer, de l’application que l’on veut en faire. Elle est marchandise comme objet de trafic. Tous les raisonnements de M. Proudhon se bornent à ceci : on n’achète pas le travail comme objet immédiat de consommation. Non, on l’achète comme instrument de production, comme on achèterait une machine. En tant que marchandise, le travail vaut et ne produit pas. M. Proudhon aurait pu dire tout aussi bien qu’il n’existe pas de marchandise du tout, puisque toute marchandise n’est acquise que dans un but d’utilité quelconque et jamais comme marchandise elle-même.

En mesurant la valeur des marchandises par le travail, M. Proudhon entrevoit vaguement l’impossibilité de dérober à cette même mesure le travail en tant qu’il a une valeur, le travail-marchandise. Il pressent que c’est faire du minimum du salaire le prix naturel et normal du travail immédiat, que c’est accepter l’état actuel de la société. Aussi, pour se soustraire à cette conséquence fatale, il fait volte-face et prétend que le travail n’est pas une marchandise, qu’il ne saurait pas avoir une valeur. Il oublie qu’il a pris lui-même pour mesure la valeur du travail, il oublie que tout son système repose sur le travail-marchandise, sur le travail qui se troque, se vend et s’achète, s’échange contre des produits, etc.; sur le travail enfin qui est une source immédiate de revenu pour le travailleur. Il oublie tout.

Pour sauver son système, il consent à en sacrifier la base.

Et propter vitam vivendi perdere causas [20]!

Nous arrivons maintenant à une nouvelle détermination de la “ valeur constituée ”.

“ La valeur est le rapport de la proportionnalité des produits qui composent la richesse. ”

Remarquons d’abord que le simple mot de “ valeur relative ou échangeable ” implique l’idée d’un rapport quelconque, dans lequel les produits s’échangent réciproquement. Qu’on donne à ce rapport le nom de “ rapport de proportionnalité ”, on n’a rien changé à la valeur relative, si ce n’est l’expression. Ni la dépréciation, ni le surhaussement de la valeur d’un produit ne détruisent la qualité qu’il a de se trouver dans un “ rapport de proportionnalité ” quelconque avec les autres produits qui forment la richesse.

Pourquoi donc ce nouveau terme, qui n’apporte pas une nouvelle idée ?

Le “ rapport de proportionnalité ” fait penser à beaucoup d’autres rapports économiques, tels que la proportionnalité de la production, la juste proportion entre l’offre et la demande, etc.; et M. Proudhon a pensé à tout cela en formulant cette paraphrase didactique de la valeur vénale.

En premier lieu, la valeur relative des produits étant déterminée par la quantité comparative du travail employé à la production de chacun d’eux, le rapport de la proportionnalité, appliqué à ce cas spécial, signifie la quantité respective des produits qui peuvent être fabriqués dans un temps donné et qui, par conséquent, se donnent en échange.

Voyons quel parti M. Proudhon tire de ce rapport de proportionnalité.

Tout le monde sait que, lorsque l’offre et la demande s’équilibrent, la valeur relative d’un produit quelconque est exactement déterminée par la quantité de travail qui y est fixée, c’est-à-dire que cette valeur relative exprime le rapport de la proportionnalité précisément dans le sens que nous venons d’y attacher. M. Proudhon intervertit l’ordre des choses. Commencez, dit-il, par mesurer la valeur relative d’un produit par la quantité de travail qui y est fixée, et alors l’offre et la demande s’équilibreront infailliblement. La production correspondra à la consommation, le produit sera toujours échangeable. Son prix courant exprimera exactement sa juste valeur. Au lieu de dire avec tout le monde : quand le temps est beau, on voit beaucoup de monde se promener, M. Proudhon fait promener son monde pour pouvoir lui assurer du beau temps.

Ce que M. Proudhon donne comme la conséquence de la valeur vénale déterminée a priori par le temps du travail, ne pourrait se justifier que par une loi, rédigée à peu près en ces termes :

Les produits seront désormais échangés en raison exacte du temps de travail qu’ils ont coûté. Quelle que soit la proportion de l’offre à la demande, l’échange des marchandises se fera toujours comme si elles avaient été produites proportionnellement à la demande. Que M. Proudhon prenne sur lui de formuler et de faire une pareille loi, et nous lui passerons les preuves. S’il tient au contraire à justifier sa théorie, non en législateur, mais en économiste, il aura à prouver que le temps qu’il faut pour créer une marchandise indique exactement son degré d’utilité et marque son rapport de proportionnalité à la demande, par conséquent à l’ensemble des richesses. En ce cas, si un produit se vend à un prix égal à ses frais de production, l’offre et la demande s’équilibreront toujours; car les frais de production sont censés exprimer le vrai rapport de l’offre à la demande.

Effectivement, M. Proudhon s’attache à prouver que le temps du travail qu’il faut pour créer un produit marque sa juste proportion aux besoins, de telle sorte que les choses dont la production coûte le moins de temps, sont le plus immédiatement utiles, et ainsi de suite graduellement. Déjà la seule production d’un. objet de luxe prouve, selon cette doctrine, que la société a du temps de reste qui lui permet de satisfaire à un besoin de luxe.

La preuve même de sa thèse, M. Proudhon la trouve dans l’observation que les choses les plus utiles coûtent le moins de temps de production, que la société commence toujours par les industries les plus faciles, et que successivement elle

s’attaque à la production des objets qui coûtent le plus de temps de travail et qui correspondent à des besoins d’un ordre plus élevé.

M. Proudhon emprunte à M. Dunoyer l’exemple de l’industrie extractive, – cueillette, pâture, chasse, pêche, etc., – qui est l’industrie la plus simple, la moins coûteuse et par laquelle l’homme a commencé “ le premier jour de sa deuxième création ”. Le premier jour de sa première création est consigné dans la Genèse qui nous fait voir en Dieu le premier industriel du monde.

Les choses se passent tout autrement que le pense M. Proudhon. Au moment même où la civilisation commence, la production commence à se fonder sur l’antagonisme des ordres, des états, des classes, enfin sur l’antagonisme du travail accumulé et du travail immédiat. Pas d’antagonisme, pas de progrès. C’est la loi que la civilisation a suivie jusqu’à nos jours. Jusqu’à présent les forces productives se sont développées grâce à ce régime de l’antagonisme des classes. Dire maintenant que, parce que tous les besoins de tous les travailleurs étaient satisfaits, les hommes pouvaient se livrer à la création des produits d’un ordre supérieur, à des industries plus compliquées, ce serait faire abstraction de l’antagonisme des classes et bouleverser tout le développement historique. C’est comme si l’on voulait dire que, parce qu’on nourrissait des murènes dans des piscines artificielles, sous les empereurs romains, on avait de quoi nourrir abondamment toute la population romaine; tandis que, bien au contraire, le peuple romain manquait du nécessaire pour acheter du pain, et les aristocrates romains ne manquaient pas d’esclaves pour les donner en pâture aux murènes.

Le prix des vivres a presque continuellement haussé, tandis que le prix des objets manufacturés et de luxe a presque continuellement baissé. Prenez l’industrie agricole elle-même : les objets les plus indispensables, tels que le blé, la viande, etc., haussent de prix, tandis que le coton, le sucre, le café, etc., baissent continuellement dans une proportion surprenante. Et même parmi les comestibles proprement dits, les objets de luxe, tels que les artichauts, les asperges, etc., sont aujourd’hui relativement à meilleur marché que les comestibles de première nécessité. A notre époque, le superflu est plus facile à produire que le nécessaire. Enfin, à diverses époques historiques, les rapports réciproques des prix sont non seulement différents, mais opposés. Dans tout le moyen âge, les produits agricoles étaient relativement à meilleur marché que les produits manufacturés; dans le temps moderne, ils sont en raison inverse. L’utilité des produits agricoles a-t-elle pour cela diminué depuis le moyen âge ?

L’usage des produits est déterminé par les conditions sociales dans lesquelles se trouvent placés les consommateurs, et ces conditions elles-mêmes reposent sur l’antagonisme des classes.

Le coton, les pommes de terre et l’eau-de-vie sont des objets du plus commun usage. Les pommes de terre ont engendré, les écrouelles; le coton a chassé en grande partie le lin et la laine, bien que la laine et le lin soient, en beaucoup de cas, d’une plus grande utilité, ne fût-ce que sous le rapport de l’hygiène; l’eau de-vie, enfin, l’a emporté sur la bière et le vin, bien que l’eau-de-vie employée comme substance alimentaire soit généralement reconnue comme un poison. Pendant tout un siècle, les gouvernements luttèrent vainement contre l’opium européen; l’économie prévalut, elle dicta des ordres à la consommation.

Pourquoi donc le coton, la pomme de terre et l’eau-de-vie sont-ils les pivots de la société bourgeoise ? Parce qu’il faut, pour les produire, le moins de travail et qu’ils sont par conséquent au plus bas prix. Pourquoi le minimum du prix décide-t-il du maximum de la consommation ? Serait-ce par hasard à cause de l’utilité absolue de ces objets, de leur utilité intrinsèque, de leur utilité en tant qu’ils correspondent de la manière la plus utile aux besoins de l’ouvrier comme homme, et non de l’homme comme ouvrier ? Non c’est parce que, dans une société fondée sur la misère, les produits les plus misérables ont la prérogative fatale de servir à l’usage du plus grand nombre.

Dire maintenant que, parce que les choses les moins coûteuses sont d’un plus grand usage, elles doivent être de la plus grande utilité, c’est dire que l’usage si répandu de l’eau-de-vie, à cause du peu de frais de sa production, est la preuve la plus concluante de son utilité; c’est dire au prolétaire que la pomme de terre lui est plus salutaire que la viande; c’est accepter l’état de choses existant; c’est faire enfin, avec M. Proudhon, l’apologie d’une société sans la comprendre.

Dans une société à venir, où l’antagonisme des classes aurait cessé, où il n’y aurait plus de classes, l’usage ne serait plus déterminé par le minimum du temps de production; mais le temps de production sociale qu’on consacrerait aux différents objets serait déterminé par leur degré d’utilité sociale.

Pour revenir à la thèse de M. Proudhon, du moment que le temps du travail nécessaire à la production d’un objet n’est point l’expression de son degré d’utilité, la valeur d’échange de ce même objet, déterminée d’avance par le temps du travail y fixé, ne saura jamais régler le juste rapport de l’offre à la demande, c’est-à-dire le rapport de proportionnalité dans le sens que M. Proudhon y attache pour le moment.

Ce n’est point la vente d’un produit quelconque au prix de ses frais de production qui constitue le “ rapport de proportionnalité ” de l’offre à la demande, ou la quotité proportionnelle de ce produit relativement à l’ensemble de la production; ce sont les variations de la demande et de l’offre qui désignent au producteur la quantité dans laquelle il faut produire une marchandise donnée, pour recevoir en échange au moins les frais de production. Et comme ces variations sont continuelles, il y a aussi mouvement continuel de retraite et d’application des capitaux, quant aux différentes branches de l’industrie.

Ce n’est qu’en raison de pareilles variations que les capitaux sont consacrés précisément dans la proportion requise, et non au-delà, à la production des différentes marchandises pour lesquelles il y a demande. Par la hausse ou la baisse des prix, les profits s’élèvent au-dessus ou tombent au-dessous de leur niveau général, et par là les capitaux sont attirés ou détournés de l’emploi particulier qui vient d’éprouver l’une ou l’autre de ces variations.
Si nous portons les yeux sur les marchés des grandes villes, nous verrons avec quelle régularité ils sont pourvus de toutes sortes de denrées, nationales et étrangères, dans la quantité requise, et quelque différente qu’en soit la demande par l’effet du caprice, du goût ou par les variations dans la population; sans qu’il y ait souvent engorgement par un approvisionnement surabondant, ni cherté excessive par la faiblesse de l’approvisionnement comparée à la demande : l’on doit convenir que le principe qui distribue le capital dans chaque branche d’industrie, dans les proportions exactement convenables, est plus puissant qu’on le suppose en général. [21]

Si M. Proudhon accepte la valeur des produits comme déterminée par le temps du travail, il doit accepter également le mouvement oscillatoire qui, seul, fait du travail la mesure de la valeur. Il n’y a pas de “ rapport de proportionnalité ” tout constitué, il n’y a qu’un mouvement constituant.

Nous venons de voir dans quel sens il est juste de parler de la “ proportionnalité ”, comme d’une conséquence de la valeur déterminée par le temps du travail. Nous allons voir maintenant comment cette mesuré par le temps, appelée par M. Proudhon “ loi de proportionnalité ”, se transforme en loi de disproportionnalité.

Toute nouvelle invention qui permet de produire en une heure ce qui a été produit jusqu’ici en deux heures déprécie tous les produits homogènes qui se trouvent sur le marché. La concurrence force le producteur à vendre le produit de deux heures à aussi bon marché que le produit d’une heure. La concurrence réalise la loi selon laquelle la valeur relative d’un produit est déterminée par le temps du travail nécessaire pour le produire. Le temps du travail servant de mesure à la valeur vénale devient ainsi la loi d’une dépréciation continuelle du travail. Nous dirons plus. Il y aura dépréciation non seulement pour les marchandises apportées sur le marché, mais aussi pour les instruments de production, et pour tout un atelier. Ce fait, Ricardo le signale déjà en disant :

En augmentant constamment la facilité de production, nous diminuons constamment la valeur de quelques-unes des choses produites auparavant [22].

Sismondi va plus loin. Il voit, dans cette “ valeur constituée ” par le temps de travail, la source de toutes les contradictions de l’industrie et du commerce modernes.

La valeur mercantile, dit-il, est toujours fixée, en dernière analyse, sur la quantité de travail nécessaire pour se procurer la chose évaluée : ce n’est pas celle qu’elle a actuellement coûté, mais celle qu’elle coûterait désormais avec des moyens peut-être perfectionnés; et cette quantité, quoiqu’elle soit difficile à apprécier, est toujours établie avec fidélité par la concurrence… C’est sur cette base qu’est calculée la demande du vendeur aussi bien que l’offre de l’acheteur. Le premier affirmera peut-être que la chose lui a coûté dix journées de travail, mais si l’autre reconnaît qu’elle peut désormais s’accomplir avec huit journées de travail, si la concurrence en apporte la démonstration aux deux contractants, ce sera à huit journées seulement que se réduira la valeur et que s’établira le prix du marché. L’un et l’autre contractants ont bien, il est vrai, la notion que la chose est utile, qu’elle est désirée, que sans désir il n’y aurait point de vente, mais la fixation du prix ne conserve aucun rapport avec l’utilité [23].

Il est important d’insister sur ce point, que ce qui détermine la valeur, ce n’est point le temps dans lequel une chose a été produite, mais le minimum de temps dans lequel elle est susceptible d’être produite, et ce minimum est constaté par la concurrence. Supposez un instant qu’il n’y ait plus de concurrence et par conséquent plus de moyen de constater le minimum de travail nécessaire pour la production d’une denrée, qu’en arrivera-t-il ? Il suffira de mettre à la production d’un objet six heures de travail pour être en droit, d’après M. Proudhon, d’exiger en échange six fois autant que celui qui n’aura mis qu’une heure à la production du même objet.

Au lieu d’un rapport de “ proportionnalité ”, nous avons un rapport de disproportionnalité, si toutefois nous tenons à rester dans les rapports, bons ou mauvais.

La dépréciation continuelle du travail n’est qu’un seul côté qu’une seule conséquence de l’évaluation des denrées par le temps de travail. Le surhaussement des prix, la surproduction et bien d’autres phénomènes d’anarchie industrielle, trouvent leur interprétation dans ce mode d’évaluation.

Mais le temps du travail servant de mesure à la valeur, fait-il du moins naître la variété proportionnelle dans les produits qui charme tant M. Proudhon ?

Tout au contraire, le monopole dans toute sa monotonie vient à sa suite envahir le monde des produits, de même qu’au vu et au su de tout le monde, le monopole envahit le monde des instruments de production. Il n’appartient qu’à quelques branches de l’industrie, comme à l’industrie cotonnière, de faire des progrès très rapides. La conséquence naturelle de ces progrès, c’est que les produits de la manufacture cotonnière, par exemple, baissent rapidement de prix; mais à mesure que le prix du coton baisse, le prix du lin doit comparativement hausser. Qu’en arrive-t-il ? le lin sera remplacé par le coton. C’est de cette manière que le lin a été chassé de presque toute l’Amérique du Nord. Et nous avons obtenu, au lieu de la variété proportionnelle des produits, le règne du coton.

Que reste-t-il de ce “ rapport de proportionnalité ” ? Rien que le vœu d’un honnête homme, qui voudrait que les marchandises se produisissent dans des proportions telles qu’elles pussent se vendre à un prix honnête. De tout temps, les bons bourgeois et les économistes philanthropes se sont plu à former ce vœu innocent.

Laissons parler le vieux Boisguillebert :

Le prix des denrées, dit-il, doit toujours être proportionné, n’y ayant que cette intelligence qui les puisse faire vivre ensemble, pour se donner à tout moment [voilà l’échangeabilité continuelle de M. Proudhon], et recevoir réciproquement la naissance les unes des autres… Comme la richesse, donc, n’est que ce mélange continuel d’homme à homme, de métier à métier, etc., c’est un aveuglement effroyable que d’aller chercher la cause de la misère ailleurs que dans la cessation d’un pareil commerce, arrivée par le dérangement des proportions dans les prix [24].

Écoutons aussi un économiste moderne :

Une grande loi qu’on doit appliquer à la production, c’est la loi de la proportionnalité (the law of proportion), qui, seule, peut préserver la continuité de la valeur… L’équivalent doit être garanti… Toutes les nations ont essayé à diverses époques, au moyen de nombreux règlements et restrictions commerciales, de réaliser jusqu’à un certain point cette loi de la proportionnalité; mais l’égoïsme, inhérent à la nature de l’homme, l’a poussé à bouleverser tout ce régime réglementaire. Une production proportionnée (proportionate production), c’est la réalisation de la vérité entière de la science de l’économie sociale [25].

Fuit Troja [26]. Cette juste proportion entre l’offre et la demande, qui recommence à faire l’objet de tant de vœux, a depuis longtemps cessé d’exister. Elle a passé à l’état de vieillerie. Elle n’a été possible qu’aux époques où les moyens de production étaient bornés, où l’échange s’agitait dans des limites extrêmement restreintes. Avec la naissance de la grande industrie, cette juste proportion dut cesser, et la production est fatalement contrainte à passer, dans une succession perpétuelle, par les vicissitudes de prospérité, de dépression, de crise, de stagnation, de nouvelle prospérité et ainsi de suite.

Ceux qui, comme Sismondi, veulent revenir à la juste proportionnalité de la production, tout en conservant les bases actuelles de la société, sont réactionnaires, puisque, pour être conséquents, ils doivent aussi vouloir ramener toutes les autres conditions de l’industrie des temps passés.

Qu’est-ce qui maintenait la production dans des proportions justes ou à peu près ? C’était la demande qui commandait à l’offre, qui la précédait. La production suivait pas à pas la consommation. La grande industrie, forcée par les instruments mêmes dont elle dispose à produire [27] sur une échelle toujours plus large, ne peut plus attendre la demande. La production précède la consommation, l’offre force la demande.

Dans la société actuelle, dans l’industrie basée sur les échanges individuels, l’anarchie de la production, qui est la source de tant de misère, est en même temps la source de tout progrès.

Ainsi de deux choses, l’une :

Ou vous voulez les justes proportions des siècles passés avec les moyens de production de notre époque, alors vous êtes à la fois réactionnaire et utopiste.

Ou vous voulez le progrès sans l’anarchie : alors, pour conserver les forces productives, abandonnez les échanges individuels.

Les échanges individuels ne s’accordent qu’avec la petite industrie des siècles passés, et son corollaire de “ juste proportion ”, ou bien encore avec la grande industrie et tout son cortège de misère et d’anarchie.

D’après tout ce que nous venons de dire, la détermination de la valeur par le temps du travail, c’est-à-dire la formule que M. Proudhon nous donne comme la formule régénératrice de l’avenir, n’est que l’expression scientifique des rapports économiques de la société actuelle, ainsi que Ricardo l’a clairement et nettement démontré bien avant M. Proudhon.

Mais au moins l’application “ égalitaire ” de cette formule appartient-elle à M. Proudhon ? Est-ce lui qui, le premier, a imaginé de réformer la société en transformant tous les hommes en travailleurs immédiats, échangeant des quantités de travail égales ? Est-ce bien à lui de faire aux communistes – ces gens dépourvus de toute connaissance en économie politique, ces “ hommes obstinément bêtes ”, ces “ rêveurs paradisiaques ” – le reproche de n’avoir pas trouvé, avant lui, cette “ solution du problème du prolétariat ” ?

Quiconque est tant soit peu familiarisé avec le mouvement de l’économie politique en Angleterre, n’est pas sans savoir que presque tous les socialistes de ce pays ont, à différentes époques, proposé l’application égalitaire de la théorie ricardienne. Nous pourrions citer à M. Proudhon : l’Économie politique de Hodgskins [28], 1822; William Thompson : .An Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth, most conducive to Human Happiness, 1824 [29] ; T.R. Edmonds : Practical Moral and Political Economy, 1828, etc., etc., et quatre pages d’etc. Nous nous contenterons de laisser parler un communiste anglais, M. Bray. Nous rapporterons les passages décisifs de son ouvrage remarquable : Labour’s Wrongs and Labour’s Remedy, Leeds, 1839, et nous nous y arrêterons assez longtemps, d’abord parce que M. Bray cet encore peu connu en France, ensuite parce que nous croyons y avoir trouvé la clé des ouvrages passée, présents et futurs de M. Proudhon.

Le seul moyen pour arriver à la vérité, c’est d’aborder de front les premiers principes. Remontons tout d’un coup à la source d’où les gouvernements mêmes dérivent. En allant ainsi à l’origine de la chose, nous trouverons que toute force de gouvernement, que toute injustice sociale et gouvernementale provient du système social actuellement en vigueur – de l’institution de la propriété telle qu’elle existe maintenant (the institution of property as it at present exists), et qu’ainsi, pour mettre, à tout jamais, fin aux injustices et aux misères d’aujourd’hui, il faut renverser de fond en comble l’étai actuel de la société… En attaquant les économistes sur leur propre terrain et avec leurs propres armes, nous éviterons l’absurde bavardage sur les visionnaires et les théoriciens, qu’ils sont toujours prêts à étaler. A moins de nier ou de désapprouver les vérités et principes reconnus, sur lesquels ils fondent leurs propres arguments, les économistes ne pourront guère repousser les conclusions auxquelles nous arrivons Par cette même méthode [30].

C’est le travail seul qui donne de la valeur. (It is labour alone which bestows value)… Chaque homme a un droit indubitable à tout ce que son travail honnête peut lui procurer. En s’appropriant ainsi les fruits de son travail, il ne commet aucune injustice à l’égard des autres hommes; car il n’empiète point sur le droit de tout autre à agir de même… Toutes les idées de supériorité et d’infériorité, de maître et de salarié, naissent de ce qu’on a négligé les premiers principes, et qu’en conséquence l’inégalité s’est introduite dans la possession (and to the consequent rise of inequality of possessions). Aussi longtemps que cette inégalité sera maintenue, il sera impossible de déraciner de telles idées ou de renverser les institutions qui se fondent sur elles. Jusqu’à présent, on a toujours le vain espoir de remédier à un état de choses qui est contre la nature, tel qu’il nous régit maintenant, en détruisant l’inégalité existante et en laissant subsister la cause de l’inégalité; mais nous démontrerons bientôt que le gouvernement n’est pas une cause, mais un effet, qu’il ne crée pas, mais qu’il est créé, – qu’en un mot, il est le résultat de l’inégalité dans la possession (the offspring of inequality of possessions), et que l’inégalité de possession est inséparablement liée au système social actuel [31].

Le système de l’égalité a pour lui non seulement les plus grands avantages, mais aussi la stricte justice… Chaque homme est un anneau, et un anneau indispensable dans la chaîne des effets, qui prend son point de départ dans une idée, pour aboutir peut-être à la production d’une pièce de drap. Ainsi, de ce que nos goûts ne sont pas les mêmes pour les différentes professions, il ne faut pas conclure que le travail de l’un doit être mieux rétribué que celui de l’autre. L’inventeur recevra toujours, outre sa juste récompense en argent, le tribut de notre admiration, que le génie seul peut obtenir de nous…

Par la nature même du travail et de l’échange, la stricte justice demande que tous les échangeurs aient des bénéfices, non seulement mutuels, mais égaux (all exchangers should be not only mutually but they should likewise be equally benefitted). It n’y a que deux choses que les hommes puissent échanger entre eux, savoir : le travail et le produit du travail. Si les échanges s’opéraient d’après un système équitable, la valeur de tous les articles serait déterminée par leurs frais de production complets; et des valeurs égales s’échangeraient toujours contre des valeurs égales (If a just system of exchanges were acted upon, the value of all articles would be determined by the entire cost of production, and equal values should always ex. change for equal values.) Si, par exemple, un chapelier met une journée pour faire un chapeau, et un bottier le même temps à faire une paire de souliers (en supposant que la matière première qu’ils emploient ait la même valeur) et qu’ils échangent ces articles entre eux, le bénéfice qu’ils en retirent est en même temps mutuel et égal. L’avantage qui en découle pour chacune des parties ne peut être un désavantage pour l’autre, puisque chacune a fourni la même quantité de travail et que les matériaux dont elles s’étaient servies étaient de valeur égale. Mais si le chapelier avait obtenu deux paires de souliers contre un chapeau, toujours dans notre supposition première, il est évident que l’échange serait injuste. Le chapelier frustrerait le bottier d’une journée de travail; et s’il en agissait ainsi dans tous ses échanges, il recevrait contre le travail d’une demi-année le produit de toute une année d’une autre personne. Jusqu’ici, nous avons toujours suivi ce système d’échange souverainement injuste : les ouvriers ont donné au capitaliste le travail de toute une année en échange de la valeur d’une demi-année (the workmen have given the capitalist the labour of a whole year, in exchange for the value of only hall a year), – et c’est de là, et non pas d’une inégalité supposée dans les forces physiques et intellectuelles des individus, qu’est provenue l’inégalité de richesse et de pouvoir. L’inégalité des échanges, la différence des prix dans les achats et les ventes ne peut exister qu’à la condition qu’à tout jamais les capitalistes restent capitalistes et les ouvriers, ouvriers – les uns une classe de tyrans, les autres une classe d’esclaves… Cette transaction prouve donc clairement que les capitalistes et les propriétaires ne font que donner à l’ouvrier, pour son travail d’une semaine, une partie de la richesse qu’ils ont obtenue de lui la semaine d’avant, c’est-à-dire que pour quelque chose, ils ne lui donnent rien (nothing for something)… La transaction entre le travailleur et le capitaliste est une vraie comédie : dans le fait, elle n’est, en mainte circonstance, qu’un vol impudent quoique légal. (The whole transaction between the producer and the capitalist is a mere farce : it is, in fact, in thousands of instances no other than a barefaced though legal robbery [32].)

Le bénéfice de l’entrepreneur ne cessera jamais d’être une perte pour l’ouvrier – jusqu’à ce que les échanges entre les parties soient égaux : et les échanges ne peuvent être égaux aussi longtemps que la société est divisée entre capitalistes et producteurs, et que les derniers vivent de leur travail, tandis que les premiers s’enflent du profit de ce travail…

Il est clair, continue M. Bray, que vous aurez beau établir telle ou telle forme de gouvernement… que vous aurez beau prêcher, au nom de la morale et de l’amour fraternel… la réciprocité est incompatible avec l’inégalité des échanges. L’inégalité des échanges, comme étant la source de l’inégalité des possessions, est l’ennemi secret qui nous dévore. (No reciprocity can exist where there are unequal exchanges. Inequality of exchanges, as being the cause of inequality of possessions, is the secret enemy that devours us.)

… La considération du but et de la fin de la société m’autorise à conclure, que non seulement tous les hommes doivent travailler et ainsi parvenir à pouvoir échanger, mais que des valeurs égales doivent s’échanger contre des valeurs égales. De plus, comme le bénéfice de l’un ne doit pas être une perte pour un autre, la valeur doit se déterminer par les faits de production. Pourtant nous avons vu que, sous le régime social actuel, le profit du capitaliste et de l’homme riche est toujours la perte de l’ouvrier – que ce résultat doit inévitablement s’ensuivre et que le pauvre reste abandonné entièrement à la merci du riche, sous chaque forme de gouvernement, aussi longtemps que l’inégalité des échanges subsiste – et que l’égalité des échanges ne peut être assurée que par un régime social qui reconnaisse l’universalité du travail… L’égalité des échanges ferait graduellement passer la richesse des mains des capitalistes actuels dans celles des classes ouvrières [33].

Aussi longtemps que ce système de l’inégalité des échanges sera en vigueur, les producteurs seront toujours aussi pauvres, aussi ignorants, aussi surchargés de travail, qu’ils le sont actuellement, quand même on abolirait toutes les taxes, tous les impôts gouvernementaux… Il n’y a qu’un changement total de système, l’introduction de l’égalité du travail et des échanges, qui puisse améliorer cet état de choses et assurer aux hommes la vraie égalité des droits… Les producteurs n’ont qu’à faire un effort – et c’est par eux que tout effort pour leur propre salut doit être fait – et leurs chaînes seront brisées à jamais… Comme but, l’égalité politique est une erreur : elle est même une erreur comme moyen. (As an end, the political equality is there a failure, (…) as a means, also, it is there a failure.)

Avec l’égalité des échanges, le profit de l’un ne peut pas être la perte de l’autre : car tout échange n’est plus qu’un simple transfert de travail et de richesse, il n’exige aucun sacrifice. Ainsi, tous un système social basé sur l’égalité des échanges, le producteur pourra encore arriver à la richesse, au moyen de ses épargnes; mais sa richesse ne sera plus que le produit accumulé de son propre travail. Il pourra échanger sa richesse ou la donner à d’autres; mais il lui sera impossible de rester riche, pour un temps un peu prolongé, après qu’il aura cessé de travailler. Par l’égalité des échanges, la richesse perd le pouvoir actuel de se renouveler et de se reproduire pour ainsi dire par elle-même : elle ne pourra plus combler le vide que la consommation aura créé; car, à moins d’être reproduite par le travail, la richesse une fois consommée est perdue à jamais. Ce que nous appelons maintenant profits et intérêts ne pourra plus exister sous le régime des échanges égaux. Le producteur et le distributeur y seraient également rétribués et c’est la somme totale de leur travail qui servirait à déterminer la valeur de tout article créé et mis à la portée du consommateur…

Le principe de l’égalité dans les échanges doit donc, par sa nature même, amener le travail universel [34].

Après avoir réfuté les objections des économistes contre le communisme, M. Bray continue ainsi :

Si un changement de caractère est indispensable pour faire réussir un système social de communauté dans sa forme parfaite; si, d’un autre côté, le régime actuel ne présente ni les circonstances, ni les facilités voulues pour arriver à ce changement de caractère et préparer les hommes à un état meilleur que nous désirons tous, il est évident que les choses doivent, de toute nécessité, rester telles qu’elles sont, à moins qu’on découvre et applique un terme social préparatoire, – un mouvement qui participe du système actuel comme du système à venir (du système de la communauté), – une, espèce de halte intermédiaire, à laquelle la société puisse arriver avec tous ses excès et toutes ses folies, pour la quitter ensuite, riche de qualités et d’attributs qui sont les conditions vitales du système de communauté [35].

Le mouvement tout entier n’exigerait que la coopération dans sa forme la plus simple… Les frais de production détermineraient, en toute circonstance, la valeur du produit, et des valeurs égales s’échangeraient toujours contre des valeurs égales. De deux personnes, dont l’une aurait travaillé une semaine entière et l’autre une demi-semaine, la première recevrait le double de la rémunération de l’autre; mais ce surplus de paie ne serait pas donné à l’un aux dépens de l’autre : la perte encourue par le dernier ne tomberait en aucune manière sur le premier. Chaque personne échangerait le salaire qu’elle aurait individuellement reçu contre des objets de même valeur que son salaire, et, en aucun cas, le profit réalisé par un homme ou dans une industrie ne constituerait la perte d’un autre homme ou d’une autre branche d’industrie. Le travail de chaque individu serait là seule mesure de ses profits et de sa perte…

… Au moyen de comptoirs (boards of trade) généraux et locaux, on déterminerait la quantité de différents objets exigée par la consommation, et la valeur relative de chaque objet en comparaison avec les autres (le nombre d’ouvriers à employer dans les différentes branches de travail), en un mot, tout ce qui tient à la production et à la distribution sociale. Ces opérations se feraient, pour une nation, en aussi peu de temps et avec autant de facilité qu’elles se font, sous le régime actuel, pour une société particulière… Les individus se grouperaient en familles, les familles en communes, comme sous le régime actuel… en n’abolirait pas même directement la distribution de la population dans la ville et la campagne, toute mauvaise qu’elle est. Dans cette association, chaque individu continuerait de jouir de la liberté qu’il possède maintenant d’accumuler autant que bon lui semble, et de faire de ces accumulations l’usage qu’il jugerait convenable… Notre société sera pour ainsi dire une grande société par actions, composée d’un nombre infini de plus petites sociétés par actions, qui toutes travaillent, produisent et échangent leurs produits sur le pied de la plus parfaite égalité… Notre nouveau système de société par actions, qui n’est qu’une concession faite à la société actuelle, pour arriver au communisme, établie de manière à faire coexister la propriété individuelle des produits avec la propriété en commun des forces productives, fait dépendre le sort de chaque individu de sa propre activité, et lui accorde une part égale dans tous les avantages fournis par la nature et le progrès des arts. Par là elle peut s’appliquer à des changements ultérieurs [36].

Nous n’avons plus que quelques mots à répondre à M. Bray, qui, bien malgré nous et en dépit de nous, se trouve avoir supplanté M. Proudhon, à cela près que M. Bray, loin de vouloir posséder le dernier mot de l’humanité, propose seulement les mesures qu’il croit bonnes pour une époque de transition entre la société actuelle et le régime de la communauté.

Une heure de travail de Pierre s’échange contre une heure de travail de Paul. Voilà l’axiome fondamental de M. Bray.

Supposons que Pierre a douze heures de travail devant lui et que Paul n’en a que six : alors Pierre ne pourra faire avec Paul qu’un échange de six contre six. Pierre aura par conséquent six heures de travail de reste. Que fera-t-il de ces six heures de travail ?

Ou il n’en fera rien, c’est-à-dire qu’il aura travaillé six heures pour rien; ou bien il chômera six autres heures pour se mettre en équilibre; ou bien encore, et c’est là sa dernière ressource, il donnera à Paul ces six heures, dont il n’a que faire, par-dessus le marché.

Ainsi, au bout du compte, qu’est-ce que Pierre aura gagné sur Paul ? Des heures de travail, non. Il n’aura gagné que des heures de loisir : il sera forcé de faire le fainéant six heures durant. Et pour que ce nouveau droit de fainéantise soit non seulement goûté, mais encore prisé dans la nouvelle société, il faut que celle-ci trouve sa plus haute félicité dans la paresse, et que le travail lui pèse comme une chaîne dont elle devra se débarrasser coûte que coûte. Et encore, pour revenir à notre exemple, si ces heures de loisir que Pierre a gagnées sur Paul étaient un gain réel ! Mais non. Paul, en commençant par ne travailler que six heures, arrive par un travail régulier et réglé au résultat que Pierre n’obtient qu’en commençant par un excès de travail Chacun voudra être Paul, il y aura concurrence pour conquérir la place de Paul, concurrence de paresse.

Eh bien ! l’échange de quantités égales de travail, que nous a-t-il donné ? Surproduction, dépréciation, excès de travail suivi de chômage, enfin les rapports économiques tels que nous les voyons constitués dans la société actuelle, moins la concurrence de travail.

Mais non, nous nous trompons. Il y aura encore un expédient qui pourra sauver la société nouvelle, la société des Pierre et des Paul. Pierre mangera tout seul le produit des six heures de travail qui lui restent. Mais du moment qu’il n’a plus à échanger pour avoir produit, il n’a pas non plus à produire pour échanger, et toute la supposition d’une société fondée sur l’échange et la division du travail tomberait. On aura sauvé l’égalité des échanges par cela même que les échanges auront cessé d’exister

Paul et Pierre en viendraient à l’état de Robinson.

Donc, si l’on suppose tous les membres de la société travailleurs immédiats, l’échange des quantités égales d’heures de travail n’est possible qu’à la condition qu’on soit convenu d’avance du nombre d’heures qu’il faudra employer à la production matérielle. Mais une telle convention nie l’échange individuel.

Nous arriverons encore à la même conséquence, si nous prenons pour point de départ, non plus la distribution des produits créés, mais l’acte de la production. Dans la grande industrie, Pierre n’est pas libre de fixer lui-même le temps de son travail, car le travail de Pierre n’est rien sans le concours de tous les Pierre et de tous les Paul qui forment l’atelier. C’est ce qui explique fort bien la résistance opiniâtre que les commerçants anglais opposèrent au bill de dix heures. C’est qu’ils ne savaient que trop qu’une diminution de travail de deux heures accordée aux femmes et aux enfants devait également entraîner une diminution de temps de travail pour les adultes. Il est dans la nature de la grande industrie que le temps du travail soit égal pour tous. Ce qui est aujourd’hui le résultat du capital et de la concurrence des ouvriers entre eux, sera demain, si vous retranchez le rapport du travail au capital, le fait d’une convention basée sur le rapport de la somme des forces productives à la somme des besoins existants.

Mais une telle convention est la condamnation de l’échange individuel, et nous voilà encore arrivés à notre premier résultat.

Dans le principe, il n’y a pas échange des produits, mais échange des travaux qui concourent à la production. C’est du mode d’échange des forces productives que dépend le mode d’échange des produits. En général, la forme de l’échange des produits correspond à la forme de la production. Changez la dernière, et la première se trouvera changée en conséquence. Aussi voyons-nous dans l’histoire de la société le mode d’échanger les produits se régler sur le mode de les produire. L’échange individuel correspond aussi à un mode de production déterminé, qui, lui-même, répond à l’antagonisme des classes, Ainsi pas d’échange individuel sans l’antagonisme des classes.

Mais les consciences honnêtes se refusent à cette évidence. Tant qu’on est bourgeois, on ne peut faire autrement que de voir dans ce rapport d’antagonisme un rapport d’harmonie et de justice éternelle, qui ne permet à personne de se faire valoir aux dépens d’autrui. Pour le bourgeois, l’échange individuel peut subsister sans l’antagonisme des classes : pour lui ce sont deux choses tout à fait disparates. L’échange individuel, comme se le figure le bourgeois, est loin de ressembler à l’échange individuel tel qu’il se pratique.

M. Bray fait de l’illusion de l’honnête bourgeois l’idéal qu’il voudrait réaliser. En épurant l’échange individuel, en le débarrassant de tout ce qu’il y trouve d’éléments antagonistes, il croit trouver un rapport “ égalitaire ”, qu’il voudrait faire passer dans la société.

M. Bray ne voit pas que ce rapport égalitaire, cet idéal correctif, qu’il voudrait appliquer au monde, n’est lui-même que le reflet du monde actuel, et qu’il est par conséquent totalement impossible de reconstituer la société sur une base qui n’en est qu’une ombre embellie. A mesure que l’ombre redevient corps, on s’aperçoit que ce corps, loin d’en être la transfiguration rêvée, est le corps actuel de la société [37].


[1] Proudhon : Ouvrage cité, tome I. p. 68.

[2] Ricardo : Principes de l’économie politique, etc. Traduits de l’anglais par J.-S. Constancio, Paria 1839, tome I, p. 3.

[3] Idem, pp. 4 et 5.

[4] Idem, p. 5.

[5] Idem, p. 5…

[6] Ricardo : Ouvrage cité, tome I, p. 8.

[7] Idem.

[8] Idem, tome I. pp. 9 et 10.

[9] Idem, tome I, p. 21.

[10] En marge, Engels écrit : “ Chez Ricardo la valeur relative est la valeur exprimée en numéraire. ”

[11] Ricardo : Ouvrage cité, tome I, p. 28.

[12] On sait que Ricardo détermine la valeur d’une, marchandise par “ la quantité de travail qui est nécessaire pour l’obtenir ”. Or la forme d’échange en vigueur dans tout système de production fondé sur la production de marchandise – donc également dans le système capitaliste – implique que cette valeur ne soit pas exprimée directement en quantités de travail main en quantités d’une autre marchandise. La valeur d’une marchandise, exprimée par une certaine quantité d’une autre marchandise (argent ou non), c’est ce que Ricardo appelle sa valeur relative. (Note d’Engels pour l’édition de 1885.)

[13] Idem, tome I, p. 32.

[14] Idem, tome I. p. 105.

[15] Idem, tome II, p. 253.

[16] Ricardo : Ouvrage cité, tome III, p. 259.

[17] Ricardo : Ouvrage cité, tome II, p. 253.

[18] La formule selon laquelle le prix “ naturel ”, c’est-à-dire normal de la force de travail coïncide avec le salaire minimum, c’est-à-dire avec l’équivalent en valeur des subsistances absolument nécessaires pour l’existence et la reproduction de l’ouvrier, cette formule a été d’abord établie par moi dans L’esquisse d’une critique de l’économie politique (annales franco-allemandes, 1844) et dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre. Comme ou le voit Jet. Marx avait alors accepté cette formule. C’est à-nous deux que Lassalle l’a empruntée. Mais s’il est vrai que dans la réalité le salaire a constamment tendance à se rapprocher de son minimum, la formule ci-dessous n’en est pas moins fausse. Le fait que la force de travail soit, en règle générale et en moyenne payée au-dessous de sa valeur ne saurait modifier celle-ci. Dans Le Capital, Marx a à la fois rectifié cette formule (section “ Achat et vente de la force de travail ”) et développé les circonstances qui permettent à la production capitaliste de faire baisser de plus en plus au-dessous de sa valeur le prix de la force de travail (chapitre XXIII. La foi générale de l’accumulation capitaliste). (Note d’Engels pour l’édition de 1885.)

[19] Proudhon : Ouvrage cité, tome I, p. 61 et p. 188.

[20] Et pour vivre, perdre ce qui est la raison de vivre. (N.R.)

[21] Ricardo : Ouvrage cité, tome I, pp. 105 et 108.

[22] Idem, tome Il. p. 59.

[23] Sismondi : Études, etc, Édition de Bruxelles. tome Il. p. 267,

[24] Boisguillebert : Dissertation sur la nature des richesses, Édition Daire.

[25] W. Atkinson : Principles of Political Economy, Londres 1840, pp. 170-195.

[26]Troie n’est plus. ” (N.R.)

[27] Pour “ de produire ”. N.R.)

[28] Voir ci-dessus, p. 40, la “ Préface à la 2º édition allemande ”. (N.R.)

[29] Idem.

[30] Bray : Labour’s Wrongs and Labour’s Remedy, Leeds 1839, pp. 17 et 41.

[31] Idem, pp. 33, 36 et 37.

[32] Bray : Ouvrage cité, pp. 45. 48. 49 et 50.

[33] Idem, pp. 51, 52, 53 et 55.

[34] Bray : Ouvrage cité, pp. 67, 88, 89, 94 et 109.

[35] Bray : Ouvrage cité, p. 134.

[36] Idem, pp. 158, 160, 162, 168, 194 et 199.

[37] Comme toute autre théorie, celle de M. Bray a trouvé ses partisans qui se sont laissé tromper aux apparences. On a fondé à Londres, à Sheffield, à Leeds et dans beaucoup d’autres villes en Angleterre, des equitable-labour-exchange-bazars. Ces bazars, après avoir absorbé des capitaux considérables, ont tous fait des faillites scandaleuses. On en a perdu le goût pour toujours : avis à M. Proudhon ! (Note de Marx.)