Il me faut malheureusement signer seul la préface de cette édition. Marx, l’homme auquel toute la classe ouvrière d’Europe et d’Amérique doit plus qu’à tout autre, Marx repose au cimetière de Highgate, et sur sa tombe verdit déjà le premier gazon. Après sa mort, il ne saurait être question moins que jamais de remanier ou de compléter le Manifeste. Je crois d’autant plus nécessaire d’établir expressément, une fois de plus, ce qui suit.

L’idée fondamentale et directrice du Manifeste, à savoir que la production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment, à chaque époque historique, la base de l’histoire politique et intellectuelle de cette époque; que par suite (depuis la dissolution de la propriété commune du sol des temps primitifs), toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux différentes étapes de leur développement social; mais que cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoisie), sans libérer en même temps et à tout jamais la société entière de l’exploitation, de l’oppression et des luttes de classes; cette idée maîtresse appartient uniquement et exclusivement à Marx [1].

Je l’ai souvent déclaré, mais il faut maintenant que cette déclaration figure aussi en tête du Manifeste.

Friedrich Engels
Londres, 28 juin 1883


[1] Cette idée, ai-je écrit dans la préface à l’édition anglaise, cette idée qui selon moi, est appelée à marquer pour la science historique le même progrès que la théorie de Darwin pour la biologie, nous nous en étions tous deux approchés peu à peu, plusieurs années déjà avant 1845. Jusqu’où j’étais allé moi-même dans cette direction, de mon propre gré, on peut en juger par mon livre La situation de la classe laborieuse en Angleterre. Quand au printemps 1845 je revis Marx à Bruxelles, il l’avait déjà élaborée et il me l’a exposée à peu près aussi clairement que je l’ai fait ici, moi-même.” (Note d’Engels pour l’édition allemande de 1890.)

Darwin, Charles Robert (1809-1882), savant anglais, fondateur de la biologie matérialiste. Darwin fut le premier à donner une base strictement scientifique à la théorie de l’évolution biologique et à démontrer que cette évolution du monde organique va des formes simples aux formes complexes, que l’apparition de nouvelles formes aussi bien que la disparition des vieilles formes sont le résultat d’un développement historique de la nature. L’idée fondamentale de la théorie de Darwin est son enseignement sur l’origine des espèces par voie de sélection naturelle et artificielle. Darwin affirme que la mutabilité et l’hérédité sont propres à chaque organisme vivant, que celles des mutations qui se sont avérées utiles à un animal ou à une plante s’y fixent et commencent à déterminer l’apparition de nouvelles espèces animales et végétales. Les principes et les arguments essentiels de la doctrine de Darwin sont exposées dans son ouvrage l’Origine des espèces (1859). (N.R.)