“ De l’avis de M. Marx, le salaire ne représente que le paiement de ce temps de travail pendant lequel l’ouvrier est réellement à l’œuvre pour rendre possible sa propre existence. Or, il suffit pour cela d’un assez petit nombre d’heures; tout le reste de la journée de travail, souvent longue, fournit un excédent qui contient ce que notre auteur nomme “ plus-value ” et qui, dans le langage courant, s’appelle le gain du capital. Abstraction faite du temps de travail déjà contenu a tout niveau de la production dans les moyens de travail et dans les matières premières requises, cet excédent de la journée de travail est la part du patron capitaliste. L’allongement de la journée de travail est donc un pur gain d’extorsion au profit du capitaliste. ”
Selon M. Dühring, la plus-value de Marx ne serait donc rien d’autre que ce que, dans la langue courante, on appelle gain du capital ou profit. Écoutons Marx lui-même. Page 195 du Capital, la plus-value est expliquée par les mots qui sont mis entre parenthèses après ce terme : “ Intérêt, profit, rente [1] ” Page 210, Marx donne un exemple dans lequel une somme de plus-value de 71 shillings apparaît sous ses différentes formes de répartition : dîmes, impôts locaux et impôts d’État 21 shillings, rente foncière 28 shillings, profit du fermier et intérêt 22 shillings, plus-value totale 71 shillings [2]. – Page 542, Marx déclare que c’est un défaut capital chez Ricardo de
ne pas représenter la plus-value à l’état pur, c’est-à-dire indépendamment de ses formes particulières telles que profit, rente foncière, etc.
et que, de ce fait, Ricardo mélange directement les lois du taux de plus-value avec les lois du taux de profit; par contre, Marx annonce :
Je démontrerai plus tard, dans le troisième livre, que, donné le taux de la plus-value, le taux du profit peut varier indéfiniment, et que donné le taux du profit, il peut correspondre aux taux de plus-value les plus divers [3].
Page 587, il dit :
le capitaliste qui produit la plus-value, c’est-à-dire qui extrait directement de l’ouvrier du travail non payé et fixé dans des marchandises se l’approprie le premier, mais il n’en reste pas le dernier possesseur. Il doit, au contraire, la partager en sous-ordre avec d’autres capitalistes qui accomplissent d’autres fonctions dans l’ensemble de la production sociale, avec le propriétaire foncier, etc. La plus-value se scinde donc en diverses parties, en fragments qui échoient à diverses catégories de personnes et revêtent des formes diverses, apparemment indépendantes les unes des autres, telles que profit industriel, intérêt, gain commercial, rente foncière, etc. Ces formes transformées de la plus-value ne pourront être traitées que dans le troisième livre [4].
Et il en est de même dans bien d’autres passages.
On ne saurait s’exprimer plus nettement. A chaque occasion, Marx attire l’attention sur le fait qu’il ne faut absolument Pas confondre sa plus-value avec le profit ou gain du capital, que ce dernier est bien plutôt une variété et très souvent une fraction seulement de la plus-value. Si M. Dühring affirme cependant que la plus-value de Marx est “ dans le langage courant, le gain du capital ”, et s’il est constant que tout le livre de Marx tourne autour de la plus-value, de deux choses l’une : ou bien M. Dühring n’est pas renseigné et il faut alors une impudence sans pareille pour éreinter un livre dont on ignore le contenu essentiel; ou bien il est renseigné et alors il commet, de propos délibéré, une falsification.
Plus loin :
La haine venimeuse dont M. Marx accompagne cette description de l’entreprise d’extorsion n’est que trop compréhensible. Mais un courroux plus violent et une reconnaissance plus complète encore du caractère d’exploitation de la forme économique fondée sur le salariat sont possibles sans qu’on accepte cette attitude théorique qui s’exprime dans la doctrine marxiste de la plus-value.
L’attitude théorique de Marx, bien intentionnée, mais erronée, provoque chez lui une haine venimeuse contre l’entreprise d’extorsion; la passion morale en soi prend, par suite de cette “ attitude théorique ” fausse, une expression immorale; elle se montre sous la forme de la haine ignoble et de la basse virulence tandis que le dernier mot de la science la plus rigoureuse chez M. Dühring se manifeste en une passion morale de nature non moins noble, dans un courroux qui est moral même quant à la forme, et qui, de plus, est quantitativement supérieur à la haine venimeuse, un courroux plus violent. Tandis que M. Dühring se donne ce plaisir à lui-même, voyons d’où vient ce courroux plus violent.
En effet, dit-il ensuite, la question surgit de savoir comment les patrons concurrents sont capables de réaliser durablement le produit entier du travail, et par là, le surproduit à ce niveau tellement supérieur aux frais naturels de production qu’indique la proportion de l’excédent des heures de travail dont nous avons parlé. On ne trouve pas de réponse dans la doctrine de Marx, et cela pour la simple raison qu’il n’y avait même pas place dans cette doctrine pour soulever la question. Le caractère de luxe de la production fondée sur le travail à gages n’a pas été envisagé sérieusement du tout et la constitution sociale avec ses positions de vampires n’a nullement été reconnue comme la raison dernière de la traite des blancs. Au contraire, c’est toujours l’élément politico-social qui a dû trouver son explication dans l’économique.
Nous avons vu dans les passages cités plus haut que Marx n’affirme nullement que le surproduit soit, en toute circonstance, vendu en moyenne à sa pleine valeur, comme M. Dühring le suppose ici, par le capitaliste industriel, qui est le premier à se l’approprier. Marx dit expressément que le gain commercial constitue aussi une partie de la plus-value et cela, dans l’hypothèse présente, n’est possible que si le fabricant vend son produit au commerçant au-dessous de la valeur et lui cède ainsi une part du butin. A la façon dont la question est posée ici, Marx n’avait certainement pas la place de la soulever. Posée de façon rationnelle, elle se formule : comment la plus-value se transforme-t-elle en ses variétés – profit, intérêt, gain commercial, rente foncière etc. ? Et de fait c’est au livre III que Marx promet de résoudre cette question. Mais si M. Dühring n’a pas la patience d’attendre la publication du deuxième volume du Capital, il pouvait, en attendant, y regarder d’un peu plus près dans le premier volume. Outre les passages déjà cités, il pouvait lire en ce cas, par exemple, page 323 que, d’après Marx, les lois immanentes de la production capitaliste prennent dans le mouvement extérieur des capitaux la valeur de lois coercitives de la concurrence et que, sous cette forme, elles s’imposent aux capitalistes comme mobiles de leurs opérations; que, donc, une analyse scientifique de la concurrence présuppose l’analyse de la nature intime du capital, de même que le mouvement apparent des corps célestes n’est intelligible que pour celui qui connaît leur mouvement réel, imperceptible pourtant aux sens; là-dessus Marx montre par un exemple comment une loi déterminée, la loi de la valeur, dans un cas déterminé, apparaît à l’intérieur de la concurrence et y exerce sa force motrice. M. Dühring pouvait tirer de là que la concurrence joue un rôle capital dans la répartition de la plus-value et, avec quelque réflexion, ces indications données dans le premier volume suffisent en fait pour faire connaître, tout au moins dans ses grandes lignes, la transformation de la plus-value en ses variétés.
Cependant, pour M. Dühring, la concurrence est justement l’obstacle absolu à l’intelligence de la chose. Il ne peut pas concevoir comment les patrons concurrents peuvent, durablement, réaliser le produit entier du travail et, par là, le surproduit à un niveau tellement supérieur aux frais naturels de production. Il s’exprime ici, une fois encore, avec sa “ rigueur ” habituelle qui, en fait, n’est que négligence. Le sur produit comme tel n’a précisément chez Marx absolument pas de frais de production, c’est la part du produit qui ne coûte rien au capitaliste. Si donc les patrons concurrents voulaient réaliser le surproduit à ses frais de production naturels, il faudrait qu’ils en fassent cadeau. Mais ne nous arrêtons pas à ces “ détails micrologiques ”. Est-ce que les patrons concurrents ne réalisent pas en fait, chaque jour, le produit du travail au-dessus des frais naturels de production ? Pour M. Dühring, les frais naturels de production se composent de
la dépense de travail ou de force, et celle-ci peut à son tour être mesurée jusque dans ses derniers éléments de base par la dépense de nourriture;
donc, dans la société actuelle, ils se composent des dépenses réellement engagées en matières premières, moyens de travail et salaire, à la différence du “tribut”, du profit, de l’enchérissement extorqué l’épée à la main. Or, tout le monde sait que dans la société où nous vivons, les patrons ne réalisent Pas leurs marchandises au coût naturel de production, mais qu’ils y ajoutent dans leurs calculs le soi-disant enchérissement, le profit et que, en règle générale, ils l’encaissent en effet. La question que M. Dühring n’a, croyait-il, qu’à soulever pour renverser d’un souffle tout l’édifice de Marx comme feu Josué les murailles de Jéricho, cette question existe donc aussi pour la théorie économique de M. Dühring. Voyons comment il y répond.
La propriété capitaliste, dit-il, n’a pas de sens pratique et ne peut se faire valoir si elle n’implique pas en même temps la violence indirecte sur la matière humaine. Le produit de cette violence est le gain capitaliste, et la grandeur de celui-ci dépendra donc de l’étendue et de l’intensité de cet exercice de la domination … Le gain capitaliste est une institution politique et sociale, qui agit plus puissamment que la concurrence. A cet égard, les patrons opèrent comme un corps et chacun défend sa position. Une certaine proportion de gain capitaliste est une nécessité dans ce genre d’économie une fois qu’il est dominant.
Malheureusement, nous ne savons toujours pas comment les patrons concurrents sont en mesure de réaliser durablement le produit du travail au-dessus des frais naturels de production. M. Dühring pourrait-il donc avoir assez piètre opinion de son public pour le payer de la formule que le gain capitaliste est au-dessus de la concurrence comme en son temps le roi de Prusse était au-dessus de la loi ? Nous connaissons les manœuvres grâce auxquelles le roi de Prusse est parvenu à sa position au-dessus de la loi; les manœuvres grâce auxquelles le gain capitaliste en arrive à être plus puissant que la concurrence, voilà précisément ce que M. Dühring a à nous expliquer et ce qu’il se refuse obstinément à expliquer. Peu importe que, comme il le dit, les patrons à cet égard opèrent comme un corps et que chacun d’eux défende cependant sa position. Nous n’allons tout de même pas, d’aventure, le croire sur parole et penser qu’il suffit qu’un certain nombre de gens agissent comme corps pour que chacun d’eux défende sa position ? Les membres des corporations du moyen âge, les nobles français en 1789 ont agi, comme on sait, avec beaucoup de décision en tant que corps et pourtant ils ont péri. L’armée prussienne, à Iéna, a agi aussi comme un corps constitué et au lieu de défendre sa position, elle a au contraire été obligée de déguerpir et même de capituler ensuite morceau par morceau. Nous ne pouvons pas davantage nous contenter de l’assurance qu’une fois donné ce genre d’économie dominant, une certaine proportion de gain capitaliste est une nécessité; car il s’agit précisément de démontrer pourquoi il en est ainsi. Nous ne nous rapprochons pas du but d’un pouce quand M. Dühring nous annonce :
La domination capitaliste a grandi en liaison avec la domination foncière. Une partie des travailleurs serfs de la terre a été transformée dans les villes en ouvriers des arts et métiers et, finalement, en matériel de fabrique. C’est après la rente foncière que le gain capitaliste s’est développé comme seconde forme de la rente de possession.
Même si nous faisons abstraction de la fausseté historique de cette affirmation, elle n’en reste pas moins une simple affirmation et se borne à déclarer une nouvelle fois ce qu’il s’agit précisément d’expliquer et de démontrer. Nous ne pouvons donc pas conclure à autre chose qu’à l’incapacité de M. Dühring de répondre à sa propre question : comment les patrons concurrents sont-ils en mesure de réaliser durablement le produit du travail au-dessus des frais naturels de production ? Autrement dit, M. Dühring est incapable d’expliquer la genèse du profit. Il ne lui reste donc plus qu’à décréter tout de go : le gain capitaliste est un produit de la violence, ce qui, certes, s’accorde tout à fait avec l’article 2 de la constitution sociale à la Dühring : la violence répartit. Voilà, à coup sûr, qui est fort bien dit; mais maintenant “ surgit la question ” : Qu’est-ce que la violence répartit ? Il faut bien qu’il y ait quelque chose à répartir, sans quoi même la violence la plus omnipotente avec la meilleure volonté du monde ne peut rien répartir. Le gain que les patrons concurrents empochent est quelque chose de très solide et de très palpable. La violence peut le prendre, mais non le produire. Et si M. Dühring s’obstine à refuser de nous expliquer comment la violence prend le gain patronal, il est muet comme la tombe dès qu’il s’agit de répondre à la question : où le prend-elle ? Là où il n’y a rien, le roi, comme toute autre violence, perd ses droits. De rien, il ne sort rien, surtout pas de profit. Si la propriété capitaliste n’a pas de sens pratique et ne peut se faire valoir tant qu’elle n’implique pas en même temps la violence indirecte sur la matière humaine, la question surgit derechef de savoir : 1. comment la richesse capitaliste est parvenue à cette violence, question qui n’est nullement réglée par les quelques affirmations historiques citées plus haut; 2. comment cette violence se transforme en mise en valeur du capital, en profit et 3. où elle prend ce profit ?
Nous pouvons empoigner l’économie à la Dühring par où nous voulons, nous n’avançons pas d’un pas. Pour toutes les affaires impopulaires, pour le profit, la rente foncière, le salaire de famine, l’asservissement des ouvriers, elle n’a qu’un seul mot d’explication : la violence, et toujours la violence, et le “ courroux plus violent ” de M. Dühring se résout lui aussi en courroux contre la violence. Nous avons vu : 1. que le fait d’en appeler à la violence est un mauvais prétexte, un renvoi du domaine économique au domaine politique, lequel n’est pas en mesure d’expliquer un seul fait économique. Et 2. qu’il laisse sans explication l’origine de la violence elle-même, et cela très sagement, puisqu’autrement, il aboutirait forcément à ceci que toute puissance sociale et toute violence politique ont leur origine dans des conditions économiques préalables, dans le mode de production et d’échange de chaque société tel qu’il est donné dans l’histoire.
Essayons toutefois de voir si nous ne pouvons pas arracher encore quelques éclaircissements sur le profit à notre “ fondateur profond ”, mais inexorable, de l’économie. Peut-être y parviendrons-nous si nous abordons sa discussion du salaire. Il dit page 158 :
Le salaire est la rémunération pour l’entretien de la force de travail et il n’entre d’abord en ligne de compte que comme fondement de la rente foncière et du gain capitaliste. Pour s’expliquer d’une façon tout à fait décisive les rapports prédominant ici, qu’on imagine la rente foncière et également le gain capitaliste tout d’abord d’une manière historique, sans salaire, donc sur la base de l’esclavage ou du servage … Peu importe de savoir si c’est l’esclave ou le serf, ou si c’est l’ouvrier salarié qui doit être entretenu; cela ne motive qu’une différence dans la manière dont sont grevés les frais de production. Dans chaque cas, le produit net acquis par l’utilisation de la-force de travail constitue le revenu du maître … On voit donc notamment que l’opposition capitale en vertu de laquelle on trouve, d’une part, une sorte quelconque de rente de possession, et, d’autre part le travail à gages sans possession, ne peut être saisie exclusivement dans l’un de ses termes, mais toujours seulement dans les deux à la fois.
Mais “ rente de possession ”, comme nous l’apprenons page 188, est une expression commune pour la rente foncière et le gain capitaliste. On lit en outre, page 174 :
Le caractère du gain capitaliste est une appropriation de la partie essentielle du produit de la force de travail. On ne peut le concevoir sans l’élément corrélatif qui est le travail assujetti directement ou non sous une forme ou l’autre.
Et page 183 :
Le salaire n’est, en tous les cas, rien d’autre qu’une rémunération au moyen de laquelle l’entretien et la possibilité de procréation de l’ouvrier doivent être en général assurés.
Et, enfin, page 195 :
Ce qui échoit à la rente de possession doit forcément être perdu pour le salaire et inversement, ce qui revient au travail sur la capacité générale de production [!] est forcément retiré aux revenus de la propriété.
M. Dühring nous mène de surprise en surprise. Dans la théorie de la valeur et dans les chapitres suivants jusques et y compris la doctrine de la concurrence, donc de la page 14 la page 155, les prix des marchandises ou valeurs se divisaient : 1. en frais naturels de production ou valeur de production, c’est-à-dire dépenses de matières premières, de moyens de travail et de salaire et 2. en enchérissement ou valeur de répartition, tribut imposé l’épée à la main au profit de la classe monopoliste; enchérissement qui, comme nous l’avons vu, ne pouvait rien changer en réalité à la répartition de la richesse, puisqu’il devait rendre d’une main ce qu’il prenait de l’autre et qui, de plus, dans la mesure où M. Dühring nous renseigne sur son origine et son contenu, ne naissait de rien et donc ne se composait de rien. Dans les deux chapitres suivants, qui traitent des genres de revenus, donc de la page 156 à la page 217, il n’est plus question d’enchérissement. En son lieu et place, la valeur de tout produit du travail, donc de toute marchandise, se divise dans les deux parties suivantes : 1. les frais de production, dans lesquels est inclus aussi le salaire payé, et 2. le “ produit net obtenu par l’utilisation de la force de travail ”, qui constitue le revenu du maître. Et ce produit net a une physionomie parfaitement connue, qu’aucun tatouage ni vernis ne pourraient dissimuler. “ Pour s’expliquer d’une façon vraiment décisive les rapports prédominant ici ”, le lecteur n’aura qu’à imaginer les passages de M. Dühring que nous venons de citer, imprimés en face des passages cités précédemment de Marx sur le surtravail, le surproduit et la plus-value. Et il trouvera que M. Dühring transcrit directement ici, à sa manière, Le Capital.
M. Dühring reconnaît le surtravail sous quelque forme que ce soit, esclavage, servage ou salariat, comme source des revenus de toutes les classes dominantes jusqu’à nos jours : pris dans le passage cité maintes fois, Le Capital page 227, “ le capital n’a pas inventé le surtravail etc. ” – Et le “ produit net ” qui constitue “ le revenu du maître”, qu’est-il d’autre que l’excédent du produit du travail sur le salaire, lequel, même chez M. Dühring, doit, malgré son travestissement tout à fait superflu en une rémunération, assurer en général l’entretien et la possibilité de procréation de l’ouvrier ? Comment “ l’appropriation de la partie essentielle du produit de la force de travail” peut-elle se produire, sinon parce que le capitaliste, comme chez Marx, extorque à l’ouvrier plus de travail qu’il est nécessaire pour la reproduction des moyens de subsistance que celui-ci consomme, c’est-à-dire parce que le capitaliste fait travailler l’ouvrier plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour remplacer la valeur du salaire payé à l’ouvrier ? Donc, prolongation de la journée de travail au-delà du temps nécessaire à la reproduction des moyens de subsistance de l’ouvrier, surtravail de Marx, – c’est cela, et rien d’autre, qui se cache derrière “l’utilisation de la force de travail ” de M. Dühring. Et son “produit net du maître”, sous quelle autre forme peut-il se présenter que la forme du surproduit et de la plus-value marxistes ? Et par quoi, sinon par sa conception inexacte, la rente de possession de Dühring se distingue-t-elle de la plus-value marxiste ? D’ailleurs, M. Dühring a emprunté le nom de “rente de possession” à Rodbertus qui réunissait déjà la rente foncière et la rente capitaliste ou gain capitaliste sous l’expression commune de rente, de sorte que M. Dühring n’a eu qu’à ajouter “ de possession ” [5]. Et, afin qu’il ne subsiste aucun doute sur le plagiat, M. Dühring résume les lois exposées par Marx au chapitre 15 du Capital (pages 539 et suivantes) sur les variations de grandeur dans le prix de la force de travail et dans la plus-value, et il les résume si bien à sa manière que ce qui échoit à la rente de possession est forcément perdu pour le salaire et inversement, réduisant ainsi les lois particulières de Marx si riches de substance à une tautologie vide, car il va de soi que d’une grandeur donnée qui se divise en deux parties, l’une ne peut grandir sans que l’autre diminue. Voilà comment M. Dühring a réussi à s’approprier les idées de Marx de telle façon que “ le dernier mot de la science la plus rigoureuse au sens des disciplines exactes”, ainsi qu’on le trouve vraiment dans l’exposé de Marx, disparaisse complètement.
Ainsi, devant le tapage insolite auquel M. Dühring se livre dans l’Histoire critique au sujet du Capital et, surtout, devant le tourbillon de mots qu’il soulève avec la fameuse question relative à la plus-value, – question qu’il aurait mieux fait de ne pas poser, d’autant plus qu’il ne sait pas y répondre lui-même, – nous ne pouvons échapper à l’idée que tout cela n’est que ruses de guerre, habiles manœuvres pour couvrir le plagiat grossier de Marx qu’il a commis dans son Cours. En effet, M. Dühring avait toute raison de déconseiller à ses lecteurs de s’occuper de “l’écheveau embrouillé que M. Marx appelle Le Capital”, de les mettre en garde contre les bâtards de l’esprit visionnaire en histoire et en logique, les représentations nébuleuses et confuses de Hegel, et ses fariboles, etc. La Vénus contre laquelle ce fidèle Eckart met en garde la jeunesse allemande, il était allé la quérir, en tapinois, sur les brisées de Marx pour la ranger en lieu sûr aux fins d’usage personnel. Félicitons-le pour ce produit net obtenu par l’utilisation de la force de travail de Marx et pour la lumière originale que son annexion de la plus-value marxiste sous le nom de rente de possession jette sur les motifs de son affirmation obstinée, – parce que répétée dans deux éditions, – et fausse, selon laquelle Marx n’entendrait par plus-value que le profit ou le gain capitaliste.
Et ainsi, il nous faut décrire les performances de M. Dühring avec ses propres termes, que voici : “ D’après l’opinion de Monsieur ” Dühring, “ le salaire ne représente que le paiement de ce temps de travail pendant lequel l’ouvrier est réellement à l’œuvre pour rendre possible sa propre existence. Il y suffit d’un assez petit nombre d’heures, tout le reste de la journée de travail, souvent allongée, fournit un excédent dans lequel est contenu ce que notre auteur appelle ” rente de possession. “ Abstraction faite du temps de travail déjà contenu à un niveau quelconque de la production dans les moyens de travail et les matières premières en question, cet excédent de la journée de travail est la part du patron capitaliste. L’allongement de la journée de travail n’est par conséquent qu’un gain d’extorsion au profit du capitaliste. La haine venimeuse dont Monsieur ” Dühring “ accompagne cette description de l’entreprise d’extorsion n’est que trop compréhensible” … Par contre, on comprend moins bien comment après ce plagiat, il va revenir à son “ courroux plus violent ”.
[1] Le Capital, livre I, tome I, p. 205 (note), E. S., 1971. ↑
[2] Ibid., p. 217. ↑
[3] Ibid., tome II, p. 196, E. S., 1969. ↑
[4] Ibid., tome III, pp. 7-8, E. S., 1969. ↑
[5] Et même pas. Rodbertus dit (Soziale Briefe, 2e lettre, p. 159) : “ La rente est d’après cette théorie [la sienne] tout revenu qui est perçu sans travail propre, uniquement en raison d’une possession ”. (F. E.) ↑