De la mécanique de la pression et du choc jusqu’à la liaison des sensations et des pensées s’étend une échelle homogène et unique d’opérations intercalaires.

Cette affirmation évite à M. Dühring d’en dire plus sur l’origine de la vie, bien qu’en présence d’un penseur qui a poursuivi l’évolution du monde en remontant jusqu’à l’état identique à lui-même et qui se sent si à l’aise sur les autres corps célestes, on eût pu attendre de lui qu’il sache exactement à quoi s’en tenir. D’ailleurs, cette affirmation n’est qu’à moitié exacte tant qu’on ne la complète pas par la ligne nodale des rapports de mesure de Hegel à laquelle nous avons déjà fait allusion. Il a beau être aussi progressif qu’on veut, le passage d’une forme de mouvement à l’autre reste toujours un bond, un tournant décisif. Ainsi, le passage de la mécanique des corps célestes à celle des masses plus petites sur un corps céleste isolé; de même, celui de la mécanique des masses à la mécanique des molécules, – comprenant les mouvements que nous étudions dans la physique proprement dite : chaleur, lumière, électricité, magnétisme; de même, le passage de la physique des molécules à la physique des atomes, – la chimie, – s’accomplit à son tour par un bond décidé, et c’est plus vrai encore du passage de l’action chimique ordinaire au chimisme de l’albumine, que nous appelons la vie. A l’intérieur de la sphère de la vie, les bonds deviennent de plus en plus rares et insensibles [1]. – C’est donc à nouveau Hegel qui est obligé de corriger M. Dühring.

Le passage conceptuel au monde organique est fourni à M. Dühring par le concept de finalité. Encore un emprunt à Hegel qui, dans la Logique, – doctrine du concept, – passe du monde chimique à la vie par le moyen de la téléologie ou doctrine de la finalité. Où que nous jetions les yeux, nous nous heurtons, chez M. Dühring, à une “ grossièreté ” de Hegel, qu’il donne sans la moindre gêne pour sa propre science de profondeur radicale. Ce serait nous laisser entraîner trop loin que de rechercher ici dans quelle mesure l’application au monde organique des idées de fin et de moyen est justifiée et opportune. En tout cas, l’application de la “ fin interne” de Hegel, c’est-à-dire d’une fin qui n’est pas introduite dans la nature par un tiers agissant avec intention, par exemple la sagesse de la Providence, mais qui réside dans la nécessité de la chose elle-même, conduit continuellement, chez des gens qui n’ont pas une culture philosophique complète, à supposer à la légère une action consciente et intentionnelle. Le même M. Dühring que le moindre élan “ spirite ” chez autrui plonge dans un abîme d’indignation morale, assure “avec certitude que les impressions de l’instinct … ont été créées en ordre principal en vue de la satisfaction qui est liée à leur jeu ”. Il nous raconte que la pauvre nature “ est sans cesse obligée de remettre de l’ordre dans le monde objectif”, sans compter qu’elle a plus d’une affaire à régler “ qui exige d’elle plus de subtilité qu’on ne l’avoue habituellement ”. Mais la nature ne se contente pas de savoir pourquoi elle crée ceci ou cela, elle ne se contente pas d’exécuter des besognes de bonne à tout faire, elle ne se contente pas d’avoir de la subtilité, ce qui est déjà un bien joli degré de perfection dans la pensée subjective consciente : elle a aussi une volonté; car l’octroi aux instincts du droit de remplir accessoirement des conditions réelles de la nature, nutrition, procréation, etc., “ doit être considéré par nous comme voulu non pas directement, mais seulement indirectement ”. Nous voilà ainsi arrivés à une nature agissant et pensant consciemment, nous sommes donc déjà sur le “ pont ” qui mène, sinon du statique au dynamique, du moins du panthéisme au déisme. Ou bien plairait-il par hasard à M. Dühring de faire pour une fois un peu de “ demi-poésie en philosophie de la nature ” ?

Impossible. Tout ce que notre philosophe du réel sait dire de la nature organique, se réduit à la lutte contre cette demi-poésie de la philosophie de la nature, contre le “ charlatanisme avec ses niaiseries superficielles et pour ainsi dire ses mystifications scientifiques ”, contre les “tendances à la fiction” du darwinisme.

Le reproche primordial adressé à Darwin, c’est de transposer la théorie démographique de Malthus de l’économie dans la science de la nature, de rester prisonnier des conceptions de l’éleveur, de faire de la demi-poésie antiscientifique avec la lutte pour l’existence; tout le darwinisme, une fois retirés les emprunts faits à Lamarck, est une exaltation de la brute dirigée contre l’humanité.

Darwin avait rapporté de ses voyages scientifiques l’opinion que les espèces de plantes et d’animaux ne sont pas constantes, mais changeantes. Pour continuer à suivre cette idée dans son pays, aucun terrain meilleur ne s’offrait que celui de l’élevage des animaux et des plantes. L’Angleterre en est précisément la terre classique; les résultats d’autres pays, par exemple de l’Allemagne, sont bien loin de pouvoir donner la mesure de ce qui a été atteint en Angleterre à cet égard. En outre, la plupart des succès datent d’un siècle, de sorte que la constatation des faits comporte peu de difficultés. Darwin a donc trouvé que cet élevage avait provoqué artificiellement, chez des animaux et des plantes de même espèce, des différences plus grandes que celles qui se présentent entre des espèces universellement reconnues comme différentes. Ainsi étaient donc prouvées d’une part, la variabilité des espèces jusqu’à un certain point, d’autre part, la possibilité d’ancêtres communs pour des organismes qui possèdent des caractères spécifiques différents. Darwin rechercha alors si, par hasard, il ne se trouvait pas dans la nature des causes qui, – sans l’intention consciente de l’éleveur, – provoqueraient à la longue sur des organismes vivants des transformations analogues à celles de l’élevage artificiel. Ces causes, il les trouva dans la disproportion entre le nombre énorme des germes créés par la nature et le petit nombre des organismes parvenant réellement à maturité. Mais comme chaque germe tend à se développer, il en résulte nécessairement une lutte pour J’existence, qui apparaît non seulement comme l’acte direct, physique de se combattre ou de se manger, mais aussi comme la lutte pour l’espace et la lumière, même chez les plantes. Et il est évident que, dans ce combat, les individus qui ont le plus de chance de parvenir à maturité et de se reproduire sont ceux qui possèdent quelque propriété individuelle, aussi insignifiante qu’on voudra, mais avantageuse dans la lutte pour l’existence [2]. Ces propriétés individuelles ont par suite tendance à se transmettre par hérédité et, si elles se présentent chez plusieurs individus de la même espèce, à se renforcer par hérédité accumulée dans la direction qu’elles ont une fois prise, tandis que les individus qui lie possèdent pas ces propriétés succombent Plus facilement dans la lutte pour l’existence et disparaissent peu à peu. C’est de cette façon qu’une espèce se transforme par sélection naturelle, par survivance des plus aptes.

Contre cette théorie darwinienne, M. Dühring dit qu’il faut chercher, comme Darwin lui-même l’aurait avoué, l’origine de l’idée de lutte pour l’existence dans une généralisation des opinions de l’économiste Malthus, théoricien de la population, et qu’en conséquence elle est entachée de tous les défauts propres aux vues cléricales de Malthus sur l’excès de population. – En fait, il ne vient pas du tout à l’esprit de Darwin de dire qu’il faut chercher l’origine de l’idée de lutte pour l’existence chez Malthus. Il dit seulement que sa théorie de la lutte pour l’existence est la théorie de Malthus appliquée à la totalité du monde animal et végétal. Si grosse que soit la bévue que Darwin a commise en acceptant dans sa naïveté la théorie de Malthus sans y regarder de plus près, chacun voit pourtant au premier coup d’œil qu’on n’a pas besoin des lunettes de Malthus pour apercevoir dans la nature la lutte pour l’existence, – la contradiction entre la quantité innombrable de germes que la nature produit avec prodigalité et le nombre infime de ceux qui peuvent en somme parvenir à maturité; contradiction qui, en fait, se résout pour la plus grande part dans une lutte pour l’existence, parfois extrêmement cruelle. Et de même que la loi du salaire a gardé sa valeur bien longtemps après la chute dans l’oubli des arguments malthusiens sur lesquels Ricardo la fondait, de même la lutte pour l’existence peut avoir lieu dans la nature même sans la moindre interprétation malthusienne. D’ailleurs, les organismes de la nature ont aussi leurs lois de population qui ne sont pour ainsi dire pas étudiées, mais dont la constatation sera d’une importance décisive pour la théorie de l’évolution des espèces [3]. Et qui a donné encore l’impulsion décisive dans ce sens ? Personne d’autre que Darwin.

M. Dühring se garde bien d’aborder ce côté positif de la question. Au lieu de cela, il faut que la lutte pour l’existence revienne toujours sur le tapis. Il ne saurait a priori, dit-il, être question d’une lutte pour l’existence entre herbes privées de conscience et pacifiques herbivores :

Au sens précis et déterminé, la lutte pour l’existence est représentée dans le règne de la brute pour autant que les animaux se nourrissent en dévorant une proie.

Et une fois le concept de lutte pour l’existence réduit à ces limites étroites, il peut donner libre cours à sa pleine indignation contre la brutalité de ce concept restreint par lui-même à la brutalité. Mais cette indignation morale ne vise que M. Dühring en personne, car il est bel et bien l’unique auteur de la lutte pour l’existence ainsi restreinte, et par conséquent aussi l’unique responsable. Ce n’est donc pas Darwin qui “cherche les lois et l’intelligence de toute action de la nature dans l’empire des bêtes ” – Darwin n’avait-il pas englobé dans la lutte toute la nature organique ? – mais un croquemitaine imaginaire de la fabrication de M. Dühring lui-même. Le nom : lutte pour l’existence, peut d’ailleurs être volontiers abandonné au courroux ultra-moral de M. Dühring [4]. Que la chose existe aussi parmi les plantes, chaque prairie, chaque champ de blé, chaque forêt peut le lui prouver, et il ne s’agit pas du nom, il ne s’agit pas de savoir si l’on doit appeler cela “ lutte pour l’existence ” ou “ absence des conditions d’existence et effets mécaniques ”, il s’agit de ceci : comment ce fait agit-il sur la conservation ou la modification des espèces ? Sur ce point, M. Dühring persiste dans un silence opiniâtrement identique à lui-même. Force sera donc de s’en tenir provisoirement à la sélection naturelle.

Mais le darwinisme “ produit ses transformations et ses différenciations à partir du néant”. Certes, là où il traite de la sélection naturelle, Darwin fait abstraction des causes qui ont provoqué les modifications chez les divers individus et traite d’abord de la manière dont ces anomalies individuelles deviennent peu à peu les caractéristiques d’une race, d’une variété ou d’une espèce. Pour Darwin, il s’agit au premier chef de trouver moins ces causes, – qui jusqu’ici sont soit totalement inconnues, soit susceptibles d’être seulement désignées d’une manière très générale, -qu’une forme rationnelle dans laquelle leurs effets se fixent, prennent une signification durable. Que Darwin, ce faisant, ait attribué à sa découverte un champ d’action démesuré, qu’il en ait fait le ressort exclusif de la modification des espèces et qu’il ait négligé les causes des modifications individuelles répétées à force de considérer la forme sous laquelle elles se généralisent, c’est là une faute qu’il a en commun avec la plupart des gens qui réalisent un progrès réel. De plus, si Darwin produit ses transformations individuelles à partir du néant, en employant là uniquement la “ sagesse de l’éleveur”, il faut donc que l’éleveur produise également à partir du néant ses transformations des formes animales et végétales qui ne sont pas seulement dans son idée, mais dans la réalité. Celui pourtant qui a donné l’impulsion aux recherches sur l’origine proprement dite de ces transformations et différenciations, ce n’est encore personne d’autre que Darwin.

Récemment, grâce à Haeckel surtout, l’idée de sélection naturelle a été élargie et la modification des espèces conçue comme le résultat de l’action réciproque de l’adaptation et de l’hérédité, l’adaptation étant représentée comme le côté modificateur et l’hérédité comme le côté conservateur du processus. Mais cela non plus ne convient pas à M. Dühring.

L’adaptation proprement dite aux conditions de vie telles qu’elles sont offertes ou refusées par la nature, suppose des instincts et des activités qui se déterminent selon des idées. Autrement, l’adaptation n’est qu’une apparence et la causalité qui entre alors en jeu ne s’élève pas au-dessus des degrés inférieurs du monde physique, du monde chimique ou de la physiologie végétale.

Voilà derechef l’appellation qui fâche M. Dühring. Mais quel que soit le nom qu’il donne au processus, la question est de savoir si de tels, processus provoquent ou ne provoquent pas de modifications dans les espèces des organismes ? Et derechef, M. Dühring ne donne pas de réponse.

Si, dans sa croissance, une plante prend la direction où elle reçoit le plus de lumière, cet effet de l’excitation n’est qu’une combinaison de forces physiques et d’agents chimiques et si l’on veut parler ici non pas métaphoriquement, mais au propre, d’une adaptation, c’est nécessairement introduire dans les concepts une confusion spirite.

Telle est à l’égard d’autrui la rigueur de l’homme qui sait très exactement par l’effet de quel vouloir la nature fait ceci ou cela, qui parle de la subtilité de la nature, et même de sa volonté ! Confusion spirite en effet, – mais chez qui ? Chez Haeckel ou chez M. Dühring ?

Et confusion qui n’est pas seulement spirite, mais aussi logique. Nous avons vu que M. Dühring persiste à toute force à faire prévaloir le concept de fin dans la nature : “ La relation de moyen et de fin ne suppose nullement une intention consciente.” Or, l’adaptation sans intention consciente, sans entremise de représentations, contre laquelle il s’emporte tant, qu’est-ce d’autre que cette même activité inconsciente en vue d’une fin ?

Si donc les reinettes et les insectes mangeurs de feuilles sont verts, les animaux du désert jaune-sable et les animaux polaires le plus souvent blancs comme neige, ils n’ont certainement pas pris ces couleurs à dessein ou selon des représentations quelconques : au contraire, elles ne peuvent s’expliquer que par des forces physiques et des agents chimiques. Et, pourtant, il est indéniable que ces animaux sont en fonction d’une fin adaptés par ces couleurs au milieu dans lequel ils vivent, cela de telle façon qu’elles les rendent beaucoup moins visibles pour leurs ennemis. De même, les organes par lesquels certaines plantes saisissent et dévorent les insectes qui se posent sur elles sont adaptés à cette activité et même adaptés systématiquement. Si maintenant M. Dühring persiste à soutenir que l’adaptation doit être nécessairement l’effet de représentations, il ne fait que dire en d’autres termes que l’activité dirigée vers une fin doit se faire également par l’entremise de représentations, être consciente, intentionnelle. Ce qui nous ramène derechef, comme c’est la coutume dans la philosophie du réel, au créateur épris de finalité, à Dieu.

Autrefois, on appelait un tel expédient déisme et on le tenait en médiocre estime, dit M. Dühring. Mais maintenant, on paraît avoir, à cet égard aussi, évolué à rebours.

De l’adaptation, nous passons à l’hérédité. Là aussi, selon M. Dühring, le darwinisme fait entièrement fausse route. Le monde organique tout entier, à ce que prétendrait Darwin, descend d’un être primitif, est pour ainsi dire la lignée d’un être unique. Il n’y aurait absolument pas, selon lui, de coexistence indépendante des produits de la nature de même espèce, sans intermédiaire de la descendance, et c’est pourquoi, avec ses conceptions rétrogrades, il serait tout de suite au bout de son rouleau, là où le fil de la génération ou de toute autre reproduction se brise entre ses doigts.

L’affirmation que Darwin dérive tous les organismes actuels d’un seul être primitif est, pour parler poliment, “ une libre création et imagination ” de M. Dühring. Darwin dit expressément à l’avant-dernière page de l’Origine des espèces, 6′ édition, qu’il considère

tous les êtres, non comme des créations particulières, mais comme les descendants en droite ligne, d’un petit nombre d’êtres [5].

Et Haeckel va encore beaucoup plus loin et admet

une souche absolument indépendante pour le règne végétal, une autre pour le règne animal [et entre elles] un certain nombre de souches de protistes isolés, dont chacune s’est développée d’une manière tout à fait indépendante à partir d’un type particulier de monères archigoniques [6].

Cet être primitif n’a été inventé par M. Dühring que pour le discréditer le plus possible par la comparaison avec le Juif primitif Adam; mais il lui arrive, – je veux dire à M. Dühring, – ce malheur de ne pas savoir que les découvertes assyriennes de Smith montrent dans ce Juif primitif la chrysalide du Sémite primitif; que toute l’histoire de la création et du déluge dans la Bible s’avère comme un fragment du cycle de légendes religieuses du vieux paganisme que les Juifs ont en commun avec les Babyloniens, les Chaldéens et les Assyriens.

C’est à coup sûr faire à Darwin un reproche grave, mais irréfutable, que de dire qu’il est au bout de son rouleau dès que se brise entre ses doigts le fil de la descendance. Malheureusement, c’est l’ensemble de notre science de la nature qui mérite ce reproche. Là où se brise entre ses mains le fil de la descendance, elle est “ au bout de son rouleau ”. Jusqu’ici, elle n’a pu parvenir à produire sans descendance des êtres organiques; elle n’a même pas pu refaire du simple protoplasme ou d’autres corps albuminoïdes en partant des éléments chimiques. Sur l’origine de la vie, elle n’est jusqu’ici capable de dire qu’une chose avec certitude; qu’elle s’est nécessairement opérée par voie chimique. Mais peut-être la philosophie du réel est-elle en mesure de nous venir ici en aide, puisqu’elle dispose de productions de la nature juxtaposées en état d’autonomie, qui ne sont pas liées entre elles par la descendance. Comment ces productions ont-elles pu naître ? Par génération spontanée ? Mais jusqu’à présent, les défenseurs les plus téméraires de la génération spontanée eux-mêmes n’ont prétendu créer par ce moyen que des bactéries, des germes de champignon et autres organismes très primitifs, – mais pas d’insectes, de poissons, d’oiseaux ou de mammifères. Dès lors, si ces productions de la nature de même espèce, – productions organiques bien entendu, qui sont ici les seules en question, – ne sont pas liées entre elles par la descendance, il faut qu’elles-mêmes ou que chacun de leurs ancêtres ait été mis au monde, là où “ se brise le fil de la descendance”, par un acte de création particulier. Nous voilà déjà revenus au Créateur et à ce que l’on appelle le déisme.

En outre, M. Dühring déclare que Darwin s’est montré bien superficiel en faisant “ du simple acte de combinaison sexuelle des propriétés le principe fondamental de la genèse de ces propriétés ”. Voilà encore une libre création et imagination de notre profond philosophe. Au contraire, Darwin déclare catégoriquement : l’expression de sélection naturelle ne comprend que la conservation de variations, mais non leur production (p. 63). Mais cette nouvelle tentative de prêter à Darwin des choses qu’il n’a jamais dites sert à nous aider à saisir toute la profondeur dühringesque des idées qui viennent ensuite :

Si on avait cherché dans le schématisme interne de la génération un principe quelconque de transformation indépendante, cette idée eût été tout à fait rationnelle; car c’est une idée naturelle de ramener à l’unité le principe de la genèse universelle et celui de la procréation sexuelle, et de considérer la génération dite spontanée d’un point de vue supérieur non pas comme l’opposé absolu de la reproduction, mais bel et bien comme une production.

Et l’homme qui a été capable de rédiger un tel galimatias ne se gêne pas pour reprocher son “ jargon ” à Hegel !

Mais en voilà assez des récriminations et des chicanes maussades et contradictoires par lesquelles M. Dühring soulage son dépit devant l’essor colossal que la science de la nature doit à l’impulsion de la théorie darwinienne. Ni Darwin, ni ses partisans parmi les savants ne pensent à minimiser d’aucune façon les grands mérites de Lamarck; ce sont eux précisément qui l’ont les premiers remis sur le pavois. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’au temps de Lamarck, la science était loin de disposer de matériaux suffisants pour pouvoir répondre à la question de l’origine des espèces autrement que par des anticipations, presque des prophéties. Sans compter les énormes matériaux rassemblés depuis dans le domaine de la botanique et de la zoologie descriptives et anatomiques, on a vu après Lamarck apparaître deux sciences toutes nouvelles, qui ont ici une importance décisive : l’étude du développement des germes végétaux et animaux (embryologie) et celle des vestiges organiques conservés dans les diverses couches de la croûte terrestre (paléontologie). Il se trouve, en effet, une concordance singulière entre le développement graduel qui transforme les germes organiques en organismes adultes et la suite des végétaux et des animaux qui se sont succédé dans l’histoire de la terre. Et c’est justement cette concordance qui a donné à la théorie de l’évolution la base la plus sûre. Mais la théorie de l’évolution elle-même est encore très jeune et on ne saurait donc douter que la recherche future ne doive modifier très sensiblement les idées actuelles, voire les idées strictement darwiniennes, sur le processus de l’évolution des espèces.

Et maintenant, qu’est-ce que la philosophie du réel peut nous dire de positif sur l’évolution de la vie organique ?

“ La … variabilité des espèces est une hypothèse acceptable.” Mais, à côté de cela, il faut admettre aussi “ la juxtaposition autonome de productions de la nature de même espèce, sans entremise de la descendance ”. En conséquence de quoi, il faudrait penser que les productions de la nature qui ne sont pas de même espèce, c’est-à-dire les espèces changeantes, sont descendues les unes des autres, tandis qu’il n’en est pas ainsi de celles de même espèce. Pourtant ce n’est pas non plus tout à fait exact; car même dans les espèces changeantes, “ la médiation par descendance ne saurait être au contraire qu’un acte tout à fait secondaire de la nature”. Donc, descendance quand même, mais de “ seconde classe ”. Estimons-nous heureux de voir la descendance, après que M. Dühring en a dit tant de mal et tant de choses obscures, réadmise tout de même par la porte de derrière. Il en va pareillement de la sélection naturelle, puisque après tant d’indignation morale à propos de la lutte pour l’existence grâce à laquelle la sélection naturelle s’accomplit, on nous dit soudain.

La raison approfondie de la nature des êtres doit être cherchée dans les conditions de vie et les rapports cosmiques, tandis qu’il ne peut être question qu’en second lieu de la sélection naturelle sur laquelle Darwin met l’accent.

Donc, sélection naturelle quand même, encore que de seconde classe; donc, avec la sélection naturelle, lutte pour l’existence et, par suite, pléthore de population, selon la théorie cléricale de Malthus ! C’est tout : pour le reste, M. Dühring nous renvoie à Lamarck.

Pour finir, il nous met en garde contre l’abus des mots métamorphose et évolution. La métamorphose serait un concept obscur et le concept d’évolution ne serait acceptable que dans la mesure où l’on peut réellement mettre en évidence des lois d’évolution. Au lieu de l’un et de l’autre, nous devons dire “composition”, et alors tout ira bien. C’est toujours la même histoire : les choses restent ce qu’elles étaient, et M. Dühring est pleinement satisfait dès lors que nous changeons seulement les noms. Lorsque nous parlons du développement du poussin dans l’œuf, nous faisons une confusion parce que nous ne pouvons prouver les lois d’évolution que d’une façon insuffisante. Mais si nous parlons de sa composition, tout s’éclaire. Nous ne dirons donc plus : cet enfant se développe magnifiquement, mais : il se compose excellemment. Et nous pouvons féliciter M. Dühring de prendre dignement sa place aux côtés du créateur de l’Anneau des Nibelungen, non seulement par la noble estime qu’il a de lui-même, mais aussi en sa qualité de compositeur de l’avenir.


[1] Cf. “ Sur la conception “mécaniste” de la nature ”, Dialectique de la nature, E. S. 1971, pp. 256-261.

[2] Le développement de la biologie a apporté un complément à ce point de vue de Darwin : l’adaptation, conséquence de la sélection naturelle, est une harmonisation relative non seulement à des relations externes, mais encore à des relations internes.

[3] Engels propose ici l’étude mathématique des lois des populations vivantes qui s’est, au cours de ces dernières années, considérablement développée : il en prévoyait déjà la fécondité.

[4] Les savants modernes, d’accord avec Engels et s’appuyant sur le témoignage personnel de Darwin (voir Francis DARWIN : Vie et correspondance de Ch. Darwin, traduction française de H. de Varigny, édition Reinwald, 1888, tome 1, p. 86) lui reprochent d’avoir repris de Malthus, sans faire preuve de l’esprit critique nécessaire, le terme de lutte pour l’existence qui induit le lecteur a concevoir les rapports entre tous les êtres vivants sur le modèle de la concurrence humaine dans la société capitaliste, alors qu’ils sont, en réalité, d’une nature toute différente, excluant l’intervention de la conscience ou de la volonté.

[5] Charles DARWIN : The Origin of species…, 6° éd., Londres, 1873, p. 428.

[6] Histoire de la création, p. 397. Trad. Ch. Letourneau, pp. 306-330.