Nous en arrivons à la Philosophie de la nature. Ici, M. Dühring a de nouveau toute raison d’être mécontent de ses prédécesseurs. La philosophie de la nature

est tombée si bas qu’elle est devenue une caricature de poésie confuse et reposant sur l’ignorance [et qu’]elle était échue en partage à des philosophastres prostitués comme Schelling ou autres gaillards du même acabit, qui trafiquaient dans le sacerdoce de l’absolu et mystifiaient le public.

La lassitude nous a délivrés de ces “monstres”, mais, jusqu’ici elle n’a fait place qu’à l’ “ inconsistance ”;

et, en ce qui concerne le grand public, on sait que pour lui le départ d’un charlatan d’envergure n’est souvent que l’occasion pour un successeur de moindre taille, mais averti en affaires, de présenter derechef la marchandise du premier, mais sous une autre enseigne.

Les savants eux-mêmes n’ont guère “ envie d’excursionner dans l’empire des idées qui embrassent le monde ” et, de ce fait, ils ne commettent dans le domaine théorique que des “étourderies incohérentes ”. Il est urgent qu’on y remédie et heureusement, M. Dühring est là.

Pour apprécier à leur juste valeur les révélations qui suivent sur le déploiement du monde dans le temps et sa limitation dans l’espace, il nous faut revenir à quelques passages des “ schèmes de l’univers ”.

Toujours en accord avec Hegel (Encyclopédie, § 93), on attribue à l’Être l’infini, – ce que Hegel appelle le mauvais infini, – et l’on étudie ensuite cet infini.

La figure la plus nette d’un infini à penser sans contradiction est l’accumulation illimitée des nombres dans la série numérique … De même qu’à chaque nombre nous pouvons encore ajouter une unité sans jamais épuiser la possibilité de continuer à compter, de même à la suite de chaque état de l’Être se range un autre état, et l’infini consiste dans la production illimitée de ces états. Cet infini pensé avec exactitude n’a donc aussi qu’une seule forme fondamentale avec une seule direction. En effet, si pour notre pensée il est indifférent de se représenter une direction opposée dans l’accumulation des états, l’infini progressant à reculons n’est cependant qu’une production mentale inconsidérée. Comme dans la réalité on devrait, en effet, la parcourir en sens inverse, elle aurait à chacun de ses états une série numérique infinie derrière elle. Mais ce serait commettre la contradiction inadmissible d’une série infinie nombrée et il apparaît donc absurde de supposer une seconde direction à l’infini.

La première conclusion à tirer de cette conception de l’infini est qu’il faut que l’enchaînement des causes et des effets dans le monde ait eu un jour un commencement :

une série infinie de causes qui se seraient déjà alignées l’une derrière l’autre est impensable du seul fait qu’elle suppose l’innombrable nombré.

Une cause dernière est donc prouvée. La seconde conclusion est

la loi du nombre déterminé : l’accumulation de l’identique en tout genre réel d’êtres ou d’objets indépendants n’est pensable que comme formation d’un nombre déterminé.

C’est non seulement le nombre existant des corps célestes qui doit être à chaque instant un nombre déterminé en soi, c’est aussi le nombre total de toutes les plus petites particules de matière indépendantes qui existent dans le monde. Cette dernière nécessité est la vraie raison pour laquelle aucune combinaison n’est pensable sans atomes. Tout état de division effectif comporte toujours une déterminabilité finie et il faut qu’il la comporte si l’on veut échapper à la contradiction de l’innombrable nombré. Pour la même raison, non seulement le nombre actuel des révolutions de la terre autour du soleil doit être un nombre déterminé quoique impossible à indiquer, mais tous les processus naturels périodiques doivent avoir eu un début et toutes les différenciations, toutes les formes multiples de la nature qui se suivent doivent avoir leur racine dans un état identique à lui-même. Celui-ci peut avoir existé de toute éternité sans contradiction, mais même cette représentation serait exclue si le temps en soi se composait de parties réelles au lieu d’être seulement divisé à son gré par notre entendement qui y pose en idée les possibilités. Il en va autrement du contenu réel et divers en soi du temps; ce remplissement réel du temps par des faits d’espèces discernables et les formes d’existence de ce domaine relèvent précisément du dénombrable, du fait même de leur discernabilité. Imaginons un état qui soit sans changements et qui dans son identité à soi-même n’offre absolument aucune distinction de l’ordre de la succession, dès lors, le concept plus spécial de temps se transforme lui-même en l’idée plus générale de l’Être. On ne peut imaginer ce que signifierait l’accumulation d’une durée vide. – Ainsi parle M. Dühring, et il n’est pas médiocrement édifié de l’importance de ces découvertes. Il espère tout d’abord qu’on “ne les considérera du moins pas comme une mince vérité”; mais, par la suite, il dit :

qu’on se rappelle les procédés extrêmement simples grâce auxquels nous avons donné aux concepts d’infini et à leur critique une portée inconnue jusqu’ici … les éléments de la conception universelle de l’espace et du temps si simplement figurés par la manière dont nous venons présentement de les préciser et de les approfondir.

Nous avons donné ! Manière dont nous venons présentement de les préciser et de les approfondir ! Qui sommes-nous et quand ce présent se joue-t-il ? Qui approfondit et qui précise ?

Thèse : Le monde a un commencement dans le temps, et il est aussi limité dans l’espace. – Preuve : En effet, si l’on admet que le monde n’ait pas de commencement dans le temps, à chaque moment donné il y a une éternité écoulée, et par conséquent, une série infinie d’états successifs des choses dans le monde. Or, l’infinité d’une série consiste précisément en ce que cette série ne peut jamais être achevée par une synthèse successive. Donc, une série infinie écoulée d’états du monde est impossible et, par conséquent, un commencement du monde est une condition nécessaire de son existence. Ce qu’il fallait d’abord démontrer. – Quant au second point, si l’on admet le contraire, le monde sera un tout infini donné de choses existant ensemble. Or, nous ne pouvons concevoir la grandeur d’un quantum qui n’est pas donné dans certaines limites propres à toute intuition, qu’au moyen de la synthèse des parties, et la totalité d’un quantum de ce genre, que par la synthèse complète ou par l’addition répétée de l’unité à elle-même. Enfin, pour concevoir comme un tout le monde qui remplit tous les espaces, il faudrait regarder comme complète la synthèse successive des parties d’un monde infini, c’est-à-dire qu’il faudrait considérer [aussi] qu’un temps infini s’est écoulé dans l’énumération des choses coexistantes, ce qui est impossible. Donc, un agrégat infini de choses réelles ne peut être considéré comme un tout donné, ni, par conséquent, comme donné en même temps. Donc un monde n’est pas infini quant à son étendue dans l’espace, mais il est renfermé dans des limites; ce qui était le second point à démontrer [1].

Ces propositions sont copiées mot à mot dans un livre bien connu qui parut pour la première fois en 1781 et qui est intitulé Critique de la raison pure, par Emmanuel Kant, où tout un chacun peut les lire dans la 1re partie, deuxième division, livre II, chapitre II, 2e section : “ Première antinomie de la raison pure. ” Il ne revient donc à M. Dühring que la gloire d’avoir collé sur une idée énoncée par Kant le nom. loi du nombre déterminé, et d’avoir découvert qu’il fut un temps où il n’y avait pas encore de temps, mais tout de même un monde. Pour tout le reste, donc pour tout ce qui dans l’exposé de M. Dühring a encore quelque sens, “Nous”, c’est Emmanuel Kant et le “présent” ne date que de 95 ans. “ Extrêmement simple”, en vérité ! Curieuse “ portée inconnue Jusqu’ici ”.

Or, Kant ne pose nullement les thèses citées ci-dessus comme résolues par sa démonstration. Au contraire. Sur la page d’en face, il affirme et démontre l’opposé : que le monde n’a pas de commencement selon le temps et n’a pas de fin selon l’espace, et c’est dans le fait que l’un est aussi démontrable que l’autre qu’il pose précisément l’antinomie, la contradiction insoluble. A des gens de moindre envergure, cela eût sans doute donné quelque peu à réfléchir qu’ “ un Kant ” ait trouvé ici une difficulté insoluble. Mais pas à notre hardi fabricant de “ résultats et de conceptions essentiellement originaux ”- ce qui, dans l’antinomie de Kant, peut lui servir, il le copie sans vergogne et le reste, il le rejette [2].

La question en elle-même se résout très facilement. Éternité dans le temps, infini dans l’espace, cela consiste a priori et d’après le simple sens des mots à n’avoir de fin d’aucun côté, ni vers l’avant ni vers l’arrière, ni vers le haut ni vers le bas, ni vers la droite, ni vers la gauche. Cet infini est tout différent de celui d’une série infinie, car celle-ci part toujours de l’unité, d’un premier terme. L’impossibilité d’appliquer cette idée de série à notre objet apparaît dès que nous l’appliquons à l’espace. La série, infinie, traduite dans le spatial, c’est la ligne tracée à l’infini en partant d’un point déterminé dans un sens déterminé. Est-ce que cela exprime l’infinité de l’espace même de façon lointaine ? Au contraire, il faut au moins six lignes tracées de ce même point dans trois directions opposées deux à deux pour concevoir les dimensions de l’espace; et, en conséquence, cela nous donnerait six de ces dimensions. Kant se rendait si bien compte de cela qu’il n’a transféré sa série numérique qu’indirectement, par un détour, à la spatialité de l’univers. Par contre, M. Dühring nous contraint à accepter six dimensions dans l’espace et, aussitôt après, il n’a pas assez de paroles d’indignation pour stigmatiser le mysticisme mathématique de Gauss, qui ne voulait pas se contenter des trois dimensions courantes de l’espace [3].

Appliquée au temps, la ligne ou série infinie d’unités allant des deux côtés a un certain sens métaphorique. Mais si nous nous représentons le temps comme une ligne comptée à partir de l’unité ou partant d’un point déterminé, nous disons par là a priori que le temps a un commencement : nous supposons ce que nous voulons précisément démontrer. Nous donnons à l’infini du temps un caractère unilatéral de demi-infinité; mais une infinité unilatérale, divisée par moitié, est aussi une contradiction en soi, le contraire exact d’une “infinité pensée sans contradiction ”. Nous ne surmontons cette contradiction que si nous admettons que l’unité à partir de laquelle nous commençons à dénombrer la série, le point à partir duquel nous mesurons la ligne sont une unité quelconque dans la série, un point quelconque sur la ligne, dont il est indifférent pour la ligne ou pour la série que nous les placions ici ou là.

Mais la contradiction de la “ série numérique infinie nombrée” ? Nous serons en mesure de l’étudier plus à fond dès que M. Dühring aura réalisé devant nous le tour de force de la nombrer. Qu’il revienne lorsqu’il aura réussi à compter de moins l’infini jusqu’à zéro. Il est clair, en effet, que, quel que soit le nombre à partir duquel il commence à compter, il laisse derrière lui une série infinie et, avec elle, le problème qu’il a à résoudre. Qu’il inverse seulement sa propre série infinie 1 +2 + 3 +4 … et qu’il essaye de compter en partant de l’infini pour revenir à l’unité; c’est évidemment la tentative d’un homme qui ne voit pas du tout ce dont il s’agit. Il y a plus. Lorsque M. Dühring prétend que la série infinie du temps passé est nombrée, il affirme par là que le temps a un commencement; car, autrement, il ne pourrait pas du tout commencer à “ nombrer ”. Une fois de plus, il introduit donc subrepticement par hypothèse ce qu’il doit démontrer. L’idée de la série infinie nombrée, en d’autres termes la loi universelle du nombre déterminé à la Dühring est donc une contradiction in adjecto, elle contient une contradiction en elle-même, et même une contradiction absurde [4].

Une chose est claire : l’infini qui a une fin, mais pas de commencement, n’est ni plus ni moins infini que celui qui a un commencement, mais pas de fin. La moindre intelligence dialectique aurait dû dire à M. Dühring que le commencement et la fin vont forcément ensemble comme le pôle nord et le pôle sud et que, si on supprime la fin, c’est le commencement qui devient précisément la fin, – la seule fin qu’ait la série, et inversement. Toute la duperie serait impossible sans l’habitude mathématique d’opérer avec des séries infinies. Comme en mathématique il faut partir du déterminé, du fini pour arriver à l’indéterminé, à l’infini, toutes les séries mathématiques, positives ou négatives doivent commencer par l’unité, sans quoi elles ne peuvent servir au calcul. Mais le besoin logique du mathématicien est bien loin de constituer une loi obligatoire pour le monde réel.

D’ailleurs, M. Dühring ne viendra jamais à bout de penser l’infini réel sans contradiction. L’infini est une contradiction, et il est plein de contradictions. C’est déjà une contradiction qu’un infini ne soit composé que de valeurs finies, et pourtant c’est le cas. Le caractère limité du monde matériel ne conduit pas moins à des contradictions que son caractère illimité, et toute tentative pour éliminer ces contradictions conduit, comme nous l’avons vu, à des contradictions nouvelles et plus graves. C’est précisément parce que l’infini est une contradiction qu’il est un processus infini, se déroulant saris fin dans le temps et dans l’espace. La suppression de la contradiction serait la fin de l’infini; Hegel en avait déjà jugé très justement et c’est pourquoi il traite avec le mépris qu’ils méritent les messieurs qui ergotent sur cette contradiction.

Continuons. Donc, le temps a eu un commencement. Qu’y avait-il avant ce commencement ? Le monde qui se trouvait dans un état immuable, identique à lui-même ? Et comme dans cet état aucun changement ne succède à un autre, le concept plus spécial de temps se transforme lui-même en l’idée plus générale de l’Être. Tout d’abord, il ne nous importe pas du tout ici de savoir quels concepts se transforment dans la tête de M. Dühring. Il ne s’agit pas du concept de temps, mais du temps réel, dont M. Dühring ne se débarrasse nullement à si bon compte. En second lieu, le concept de temps peut se transformer tant qu’il voudra en l’idée plus générale de l’Être, cela ne nous fait pas avancer d’un pas. Car les formes fondamentales de tout Être sont l’espace et le temps et un Être en dehors du temps est une absurdité tout aussi grande qu’un Être en dehors de l’espace. L’“ Être passé intemporel ” hégélien et l’ “ Être immémorial ” néo-schellingien sont des représentations rationnelles, comparées à cet Être hors du temps [5]. C’est pourquoi M. Dühring s’y prend aussi très prudemment : à proprement parler c’est bien un temps, mais un temps qu’au fond on ne peut pas appeler temps : le temps ne se compose pas en lui-même de parties réelles et est simplement divisé par notre entendement à son gré, – seul un réel remplissement du temps par des faits discernables relève du dénombrable, – on ne peut du tout s’imaginer ce que signifierait l’accumulation d’une durée vide. Ce que signifierait cette accumulation est ici tout à fait indifférent; la question est de savoir si le monde dans l’état supposé ici, dure, passe par une durée. Qu’il ne sorte rien de la mesure d’une telle durée sans contenu, exactement comme de faire des mesures gratuites et sans but dans l’espace vide, nous le savons depuis longtemps et aussi bien c’est pour ce qu’il y a de fastidieux dans ce procédé que Hegel qualifie cet infini de mauvais infini. Pour M. Dühring, le temps n’existe que par le changement et non le changement dans et par le temps. C’est précisément parce que le temps est différent du changement que l’on peut le mesurer par le changement, car la mesure implique toujours quelque chose qui diffère de la chose à mesurer. Et le temps dans lequel ne se passent pas de changements identifiables est loin de ne pas être du temps; il est au contraire le temps pur, que n’affecte aucun apport étranger, donc, le temps vrai, le temps comme tel. En effet, si nous voulons saisir le concept de temps dans toute sa pureté, isolé de tout apport étranger et incongru, nous sommes obligés d’en écarter comme hors de son ressort les événements divers qui se passent simultanément ou successivement dans le temps, et de nous représenter ainsi un temps dans lequel rien ne se passe. Par là, nous n’avons donc pas laissé se perdre le concept de temps dans l’idée générale d’Être, mais nous sommes arrivés pour la première fois au pur concept de temps.

Mais toutes ces contradictions et ces impossibilités ne sont encore que jeu d’enfant à côté de la confusion dans laquelle tombe M. Dühring avec son état initial de l’univers identique à lui-même. Si le monde était une fois dans un état tel qu’il ne fût absolument le théâtre d’aucun changement, comment a-t-il pu passer de cet état au changement ? Ce qui est absolument exempt de changement, ce qui surtout est dans cet état de toute éternité, ne saurait à aucun prix sortir de lui-même de cet état pour passer à celui du mouvement et du changement. Il faut donc que de l’extérieur, d’en dehors du monde, soit venu un premier choc, qui l’ait mis en mouvement. Or, on sait que le “ choc initial ” n’est qu’une autre façon de dire Dieu. Voici Dieu et l’au-delà, que M. Dühring prétendait avoir si joliment largués dans ses schèmes de l’univers, ramenés tous deux par lui-même, précisés et approfondis, dans la philosophie de la nature.

Continuons. M. Dühring dit :

Là où la grandeur échoit à un élément permanent de l’Être, elle restera invariable dans sa déterminabilité. Cela est vrai … de la matière et de la force mécanique.

Soit dit en passant, la première phrase donne un précieux exemple de la grandiloquence axiomatiquement tautologique de M. Dühring : où la grandeur ne change pas, elle reste la même. Donc, la quantité d’énergie [6] mécanique qui est une fois dans le monde reste éternellement la même. Laissons de côté le fait que, dans la mesure où c’est exact, la philosophie de Descartes l’a déjà su et dit il y a près de trois cents ans [7], que dans la science de la nature la doctrine de la conservation de l’énergie est en vogue partout depuis vingt ans, et que M. Dühring, en la limitant à l’énergie mécanique, ne l’améliore nullement. Mais où était l’énergie mécanique au temps de l’état exempt de changement ? A cette question, M. Dühring refuse opiniâtrement toute réponse.

Où donc, M. Dühring, était-elle alors, cette énergie mécanique demeurant éternellement égale à elle-même, et que faisait-elle ? Réponse :

L’état initial de l’univers, ou plus exactement d’un Être de la matière exempt de changement, ne renfermant aucune accumulation temporelle de changements, est une question que seul peut écarter un entendement qui voit dans la mutilation volontaire de sa faculté productrice le comble de la sagesse.

Ainsi : ou bien vous acceptez, sans l’examiner, mon état initial exempt de changement, ou bien moi, le prolifique Eugen Dühring, je vous proclame tous des eunuques de l’esprit. Voilà, certes, qui peut en arrêter plus d’un ! Nous qui avons déjà vu quelques exemples de la faculté productrice de M. Dühring, nous pouvons nous permettre de laisser sans plus de réponse cette élégante injure et de poser encore une fois la question : mais, M. Dühring, s’il vous plaît, qu’en est-il de l’énergie mécanique ?

M. Dühring est tout de suite dans l’embarras. En fait, il balbutie :

L’identité absolue de cet état-limite du début ne fournit pas en elle-même de principe de transition. Rappelons-nous toutefois qu’au fond il en va de même pour tout nouveau maillon, si petit soit-il, dans la chaîne de l’existence que nous connaissons bien. Celui-là donc qui veut soulever des difficultés sur le point essentiel dont il s’agit, fera bien de veiller à ne pas s’en tenir pour quitte dans des occasions où cela se voit moins. D’ailleurs, il reste toujours la possibilité d’intercaler des états intermédiaires progressivement gradués et, de ce fait, reste ouvert le pont de la continuité, pour arriver en remontant jusqu’à l’extinction du jeu des variations. Du point de vue du concept pur, cette continuité ne nous aide certes pas à dépasser l’idée principale, mais elle est pour nous la forme fondamentale de toute application des lois et de toute autre transition connue, de sorte que nous avons le droit de l’utiliser aussi comme médiation entre cet équilibre premier et sa rupture. Mais si nous pensions l’équilibre pour ainsi dire [ !] immobile en raison des concepts qui sont admis sans hésitation particulière [ !] dans notre mécanique actuelle, il serait totalement impossible d’indiquer comment la matière a pu parvenir au jeu des transformations.

En plus de la mécanique des masses, il y a encore, nous dit-on, une transformation du mouvement des masses en mouvement des particules infimes [8], mais quant à la manière dont cela se passe

nous ne disposons jusqu’ici d’aucun principe général et nous ne devons donc pas nous étonner que ces processus se perdent un peu dans l’obscurité.

Voilà tout ce que M. Dühring trouve à dire. Et, de fait, nous devrions voir le comble de la sagesse non seulement dans la mutilation volontaire de la faculté productrice, mais dans la foi aveugle du charbonnier, si nous voulions nous laisser payer de mots par ces subterfuges et ces formules vraiment pitoyables. D’elle-même, M. Dühring l’avoue, l’identité absolue ne peut pas parvenir au changement. L’équilibre absolu n’a pas de moyen de passer de lui-même au mouvement. Que reste-t-il donc ? Trois pauvres filouteries.

Premièrement : il serait tout aussi difficile de prouver le passage de tout maillon, si petit soit-il, au suivant, dans la chaîne bien connue de l’existence. – M. Dühring semble prendre ses lecteurs pour des enfants à la mamelle. La preuve des transitions et des enchaînements singuliers des moindres maillons de la chaîne de l’existence constitue précisément le contenu de la science de la nature et si cela cloche quelque part, personne, pas même M. Dühring, ne songe à expliquer le mouvement qui s’est produit en partant du néant, mais seulement en partant du transfert, de la transformation ou de la propagation d’un mouvement antérieur. Au contraire, ici, on a ouvertement pour but de faire sortir le mouvement de l’immobilité, donc du néant.

Deuxièmement, nous avons le “ pont de la continuité ”. Du point de vue du concept pur, ce pont ne nous aide certes pas à surmonter la difficulté, mais nous avons pourtant le droit de l’utiliser comme médiation entre l’immobilité et le mouvement. Malheureusement, la continuité de l’immobilité consiste à ne pas se mouvoir; comment elle peut servir à produire du mouvement, voilà qui reste donc plus mystérieux que jamais. Et M. Dühring peut toujours décomposer son passage du néant de mouvement au mouvement universel en autant de particules infiniment petites et lui donner une durée aussi longue qu’il voudra, nous n’aurons toujours pas avancé d’un dix-millième de millimètre. Du néant, nous ne pouvons pas arriver au quelque chose sans un acte créateur, ce quelque chose fût-il aussi petit qu’une différentielle mathématique. Le pont de la continuité n’est donc même pas un pont aux ânes : il n’y a que M. Dühring pour pouvoir le passer.

Troisièmement. Tant que sera valable la mécanique actuelle, – et d’après M. Dühring, elle est un des leviers les plus essentiels de la formation de la pensée, – il sera impossible d’indiquer comment on passe de l’immobilité au mouvement. Mais la théorie mécanique de la chaleur nous montre que, dans certaines circonstances, le mouvement des masses se transforme en mouvement moléculaire (bien qu’ici encore le mouvement sorte d’un autre mouvement, jamais de l’immobilité) et cela, insinue timidement M. Dühring, pourrait peut-être fournir un pont entre le statique rigoureux (ce qui est en équilibre) et le dynamique (ce qui se meut). Mais ces processus “ se perdent un peu dans l’obscurité ”. Et c’est dans l’obscurité que M. Dühring nous laisse en panne.

Avec toute sa profondeur et sa précision, voilà où nous en sommes arrivés : à nous abîmer toujours plus profondément dans une sottise toujours plus précise pour aboutir finalement là où nous devions forcément aboutir, – “ dans l’obscurité ”. Mais cela ne gêne guère M. Dühring. Dès la page suivante, il a le front d’affirmer qu’il a pu

doter le concept de la permanence identique à elle-même d’un contenu réel immédiatement à partir du comportement de la matière et des forces mécaniques.

Et c’est cet homme qui traite les gens de “ charlatans ” !

Par bonheur, au milieu de ces égarements et de ces confusions désespérées, il nous reste, “ dans l’obscurité”, une consolation, et de celles qui vous élèvent l’âme :

La mathématique des habitants d’autres corps célestes ne peut avoir pour base d’autres axiomes que la nôtre !


[1] Emmanuel KANT : Critique de la raison pure (trad. J. Barni, revue et corrigée par P. Archambault), Paris, Flammarion 1934, tome II, p. 17.

[2] Ibid.

[3] Il s’agit ici des attaques de Dühring contre Gauss et ses idées sur la structure d’une géométrie non-euclidienne.

[4] Dans la théorie des ensembles qui est l’une des plus remarquables acquisitions des mathématiques modernes, l’ensemble infini des nombres entiers est le type même des ensembles dits dénombrables, ce mot voulant dire simplement que l’on peut numéroter successivement les éléments de l’ensemble à partir du premier. L’argument d’Engels reste toujours valable : un comptage des années ne peut partir que de l’époque actuelle, qu’il s’agisse de temps positifs ou de temps négatifs et cela ne peut conduire qu’à l’infini dans le passé comme dans l’avenir.

[5] HEGEL : Science de la Logique, livre II : “ L’essence ”.

[6] Partout où Engels emploie dans ce sens le mot Kraft, nous avons traduit par énergie. C’est bien en effet d’énergie qu’il s’agit, comme on peut nettement s’en rendre compte page 92 où l’auteur spécifie qu’il faut considérer non seulement le poids (la force au sens moderne), mais aussi la hauteur de chute. Il ressort d’ailleurs de la préface à la seconde édition (p. 42) que dès 1885 Engels s’était assimilé ce terme d’énergie. En 1888 dans Ludwig Feuerbach (Ed. Soc. p. 43) il cite la “découverte de la transformation de l’énergie” parmi les “ trois grandes découvertes qui ont fait progresser à pas de géant notre connaissance de l’enchaînement des processus naturels” et fondé la dialectique matérialiste.
Ce qui actuellement peut paraître une erreur de terminologie n’en constituait guère une en 1876. Non seulement, en effet, à l’époque de Descartes et de Leibniz on appela force (cf. force vive) ce que nous désignons par énergie, mais Robert Mayer lui-même (1842) et Helmholtz (1847) en firent autant. C’est W. Thomson qui fit prévaloir le terme d’énergie, lequel ne s’imposa peu à peu aux physiciens qu’au cours de la seconde moitié du XIX° siècle.

[7] Le principe de la conservation de la quantité de mouvement au cours de la transmission de celui-ci d’un corps à un autre fut énoncé par Descartes dans les Principes de la philosophie (Il, 36). Il constitue bien en fait le germe d’où est sorti le principe de la conservation de l’énergie.

[8] Allusion à la théorie mécanique de la chaleur examinée plus loin par Engels.