L’avènement de l’impérialisme depuis le début du siècle amena avec lui les guerres entre puissances impérialistes pour la mainmise sur les colonies. Un exemple de ces conflits fut la guerre russo-japonaise mentionnée dans le chapitre précédent. Cette guerre eut lieu parce que la Russie et le Japon voulaient le contrôle de la Mandchourie dans le nord de la Chine et en Corée. Des guerres similaires pour la conquête ou la reconquête de colonies commencèrent à se dérouler dans diverses parties du monde. Il était donc devenu crucial pour le mouvement prolétarien international d’adopter la position révolutionnaire correcte sur les questions du colonialisme et de la guerre. Cela fut donc abordé aux Congrès de la Deuxième Internationale.

Cependant, l’opportunisme s’était alors répandu assez largement au sein des partis de la Deuxième Internationale. De nombreuses sections dirigeants des partis dans les pays impérialistes avaient en fait commencé à prendre la position de la bourgeoisie sur plusieurs des questions politiques cruciales. Cela se vit clairement lors du Congrès de la Deuxième Internationale de 1907 où les questions du colonialisme et de la guerre furent pour la première fois abordées.

Sur la question du colonialisme, l’organe directeur du Congrès – la commission – adopta une résolution sur la politique coloniale et la confia à l’organe général pour approbation. Cette résolution, tout en critiquant la politique coloniale de la bourgeoisie, ne rejetait pas totalement le principe de la conquête des colonies. En fait, elle soutenu que sous un régime socialiste, il pourrait être dans les « intérêts de la civilisation » de conquérir des colonies. Une telle position ouvertement impérialiste de ces soi-disant marxistes fut fortement attaquée par les révolutionnaires dans l’organe général et la résolution fut finalement vaincue, mais seulement par une petite marge de 127 voix contre 108.

Un opportunisme similaire de la direction fut observé dans le cas de la position sur la question de la guerre. Bebel, un dirigeant connu et un proche disciple et associé de Marx et Engels prépara une résolution à ce sujet. Cependant, la résolution était vague, sans aucune direction spécifique ou plan d’action à appliquer pour les membres en cas de guerre. Cela fut fortement attaqué par les révolutionnaires – en particulier Rosa Luxembourg en Allemagne et Lénine. Ils proposèrent ensuite un amendement qui donnait la direction claire aux membres de l’Internationale de lutter pour empêcher la guerre, lutter pour mettre fin rapidement à la guerre au cas où elle commencerait et de faire pleinement usage de la crise économique et politique qu’elle entraînerait pour éveiller le peuple et provoquer la révolution. C’était une continuation de la position prolétarienne sur la guerre que Marx avait déjà clairement définie. Comme les opportunistes ne pouvaient pas s’opposer ouvertement à cette analyse, cette résolution fut adoptée par le Congrès. Au fur et à mesure que le danger de guerre se rapprochait, les Congrès de l’Internationale de 1910 et de 1912 discutèrent de nouveau et adoptèrent des résolutions concernant la guerre. Ils décidèrent que tous les socialistes au parlement devaient voter contre les crédits de guerre. Ils répétèrent également dans leurs résolutions le libellé de l’amendement proposé en 1907 par Luxembourg et Lénine.

Cependant, la prise de l’opportunisme sur la Deuxième Internationale était si grande que la plupart des dirigeants qui adoptèrent ces résolutions n’avaient absolument aucune intention de les respecter. C’est ce que l’on vit lorsque la Première Guerre Mondiale a éclatât en juillet-août 1914. Le Parti Social-Démocrate allemand, qui était le dirigeant indéniable de la Deuxième Internationale, ouvrit la voie. Les bureaucrates syndicaux, au lieu d’essayer de réveiller les travailleurs contre la guerre et pour la révolution, conclurent immédiatement des accords de non-grève avec les employeurs. Lors de la réunion du parti, qui eut lieu avant le vote parlementaire sur les crédits de guerre, une grande majorité vota en faveur de la guerre. Seuls quelques révolutionnaires dirigés par Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg s’y opposèrent. Kautsky, qui était alors le principal chef idéologique de la Deuxième Internationale, s’était abstenu. Ainsi, le 4 août 1914, le Parti Social-Démocrate allemand mit de côté toutes les résolutions antérieures du Congrès et vota à l’unanimité au parlement pour soutenir la guerre impérialiste. Pour le prolétariat révolutionnaire, la Deuxième Internationale cessa d’exister à partir de cette date. Le parti allemand fut immédiatement suivi par la majorité des socialistes en France, en Grande-Bretagne, en Belgique et dans d’autres pays. La Deuxième Internationale se sépara en partis sociaux-chauvinistes distincts et rivaux.

Les bolcheviks étaient presque le seul parti à respecter les résolutions anti-guerre. Dans ce contexte où les dirigeants internationaux tombaient dans l’opportunisme le plus total, il ne tenait qu’à Lénine et aux bolcheviks de maintenir et de mettre en œuvre la position marxiste correcte concernant la guerre mondiale. Lénine publia immédiatement des écrits présentant cette analyse. Le Comité central du POSDR (B) appela à « transformer la guerre impérialiste en guerre civile » et à construire une nouvelle Troisième Internationale à la place de la Deuxième Internationale. Lénine commença le processus de construction de la Troisième Internationale en unissant toutes les forces anti-guerre de gauche. Bien que ces forces aient commencé à organiser des conférences à partir de 1915, il y eut beaucoup de confusion. Lénine devait s’efforcer de se débarrasser de ce chaos et d’établir parmi ces éléments la position révolutionnaire correcte sur les principes du socialisme par rapport à la guerre ainsi que sur les tâches des sociaux-démocrates révolutionnaires au niveau international et en Russie. Lénine fit cela à travers ses différents écrits propagés tant en Russie qu’au niveau international.

Les principes et les tâches que Lénine décrivit peuvent être présentés de la manière suivante :

Premièrement, les socialistes ne sont pas des pacifistes qui s’opposent à toute guerre. Les socialistes visent à établir le socialisme et le communisme, ce qui, en éliminant toute exploitation, éliminera la possibilité même de la guerre. Cependant, dans la lutte pour réaliser le système socialiste, il y aura toujours la possibilité de guerres qui sont nécessaires et ont une signification révolutionnaire.

Deuxièmement, tout en décidant de l’attitude à adopter à l’égard d’une guerre particulière, les questions principales pour les socialistes sont les suivantes : à quoi sert la guerre et quelles classes l’organisent et la dirige ? Ainsi, Lénine souligna que pendant la période de la révolution démocratique bourgeoise, Marx avait soutenu les guerres menées par la bourgeoisie, qui étaient contre le féodalisme et les rois réactionnaires. Parce que ces guerres visaient à abolir le féodalisme et à établir ou à renforcer le capitalisme, elles pouvaient être considérées comme des guerres progressistes et justes. Adoptant des critères similaires, Lénine souligna que, à l’ère de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne, les socialistes devraient soutenir toutes les guerres qui font avancer la Révolution socialiste mondiale. Selon une telle compréhension, Lénine donna des exemples des types de guerres qui peuvent être appelées guerres justes ou progressistes : 1) les guerres nationales menées par un pays colonial ou semi-colonial contre son exploiteur impérialiste 2) les guerres civiles menées par le prolétariat et d’autres classes opprimées contre leurs classes dirigeantes féodales ou capitalistes, 3) les guerres socialistes pour la défense de la patrie socialiste.

Troisièmement, Lénine souligna que sur la base de l’analyse ci-dessus, il n’y avait rien de juste ou progressiste à propos de la Première Guerre Mondiale. Il compara la guerre impérialiste à une guerre entre un maître qui possède 100 esclaves et un maître qui en détient 200 qui se battent pour une « plus juste » redistribution des esclaves. Le but essentiel de la Première Guerre Mondiale était de redistribuer les esclaves coloniaux. Ainsi, il ne pouvait y avoir rien de progressiste, de défensif ou de juste dans cette guerre. C’était une guerre injuste et réactionnaire. Le seul moyen de la rendre juste était l’appel à convertir la guerre impérialiste en guerre civile. Le seul usage possible d’une telle guerre était d’en profiter pour faire la révolution. Pour ce faire, Lénine souligna qu’il était avantageux que son propre pays soit vaincu dans la guerre. La défaite affaiblirait la classe dirigeante et faciliterait la victoire de la révolution. Ainsi, tout révolutionnaire socialiste doit travailler pour la défaite de son propre gouvernement dans la guerre.

Enfin, Lénine souligna qu’il était du devoir des socialistes de participer au mouvement pour la paix. Néanmoins, en participant au mouvement pour la paix, ils doivent souligner qu’aucune paix réelle et durable n’est possible sans un mouvement révolutionnaire. En fait, quiconque veut une paix juste et démocratique doit défendre la guerre civile contre les gouvernements et la bourgeoisie.

Bien que ces principes et ces tactiques aient été propagés parmi tous les partis de la Deuxième Internationale, les seuls à les mettre en pratique étaient les bolcheviks. C’est cette approche de la guerre qui les aida à faire usage de la situation de crise révolutionnaire créée par la guerre et, en trois ans, à remporter la victoire lors de la Révolution socialiste d’octobre 1917.