Le 8 mars, à Liège, une aide-soignante d’origine congolaise, a été malmenée et brutalement arrêtée par la police après avoir tenté de venir en aide à une personne faisant un malaise dans la rue. Les vidéos diffusées ont suscité l’indignation sur les réseaux sociaux. On peut y voir la dame plaquée au sol, avec deux policiers sur elle ; une image qui rappelle fortement l’arrestation et l’assassinat, au printemps dernier, de George Floyd. « Il était en train de m’étouffer. J’ai trois enfants à la maison, j’ai vu ma vie défiler, je ne voulais pas mourir. Quelle image vont avoir mes enfants de moi en voyant leur maman à terre ? », explique la mère de famille. Et, ajouterons-nous, quelle image auront-ils de la police, une fois adultes ? On peut également y entendre un policier déclarer « J’ai le droit de faire ce que je veux ici moi ! » ; des propos révélateurs du sentiment d’impunité qui règne au sein des forces de l’ordre.

À la suite de cet énième acte de violence policière, une manifestation pacifique a été organisée samedi dernier dans le centre de Liège. Au cours de la marche, des débordements, impliquant entre 200 et 300 personnes, ont éclaté. L’hôtel de ville, le commissariat et des véhicules de police ont été caillassés, un McDonald’s et des enseignes commerciales mis à sac, du mobilier urbain pris pour cible… Les échauffourées avec la police, qui compte quelques dizaines de blessés, ont duré plusieurs heures. Bref, le centre-ville est devenu le théâtre d’une explosion chaotique de violence.

Politiques et médias de tous bords clament leur indignation à plein gosier, les bras vers le ciel : honte à cette horde de sauvages venant troubler la quiétude des honnêtes citoyens et salir notre ville immaculée !

À croire qu’il serait question d’individus ingrats envers une société bienveillante, prenant soin d’eux… En réalité, on a en bonne partie affaire à des jeunes socialement marginalisés – ou en voie de l’être – et issus de l’immigration, auxquels la société sert un quotidien fait de précarité, de chômage et d’injustices. On a là un certain nombre de jeunes sans avenir faisant l’objet de stigmatisations, de discriminations et de racisme institutionnels ; de jeunes subissant, année après année, les agissements racistes de la police et l’oppression des institutions ; de jeunes baignant dans un climat de violence sociale… Le tout dans un contexte aggravant de confinement et de crise économique. Rejetés par la société, ils l’ont d’une certaine manière rejetée en retour dans un accès de rage destructive. Ils ont lâché leur haine contre leur sort, contre les institutions, l’État et la police en particulier. Ni écoutée ni entendue, leur voix s’est introduite de force et de façon désespérée dans l’espace public.

Un émeutier s’explique : « Pourquoi on doit casser ? Parce qu’il n’y a pas de respect. Faire une marche normale, ça ne peut pas aller car ça va recommencer. On doit casser pour faire des pertes. Quand on se comporte comme des gens civilisés, on ne nous entend pas donc autant faire les animaux. Aujourd’hui on voit que Black Lives Matter là, ça n’a rien sensibilisé ; la police n’est pas sensibilisée. Moi j’ai la haine. La femme arrêtée par la police, je la connais. Elle m’a déjà fait à manger. Normalement, on n’était pas là pour casser. Mais je vais t’inviter à penser. Quel magasin a été cassé ? Le JD Sport. Pourquoi ? Vous vous rappelez de ce qui s’est passé ? [Il y a un an, une gérante avait tenu des propos racistes envers son personnel.] […] En pleine ville, aller mettre un genou sur la femme ! Elle est traumatisée. Pensez aussi à sa fille qui voit des milliers de snaps avec sa mère comme ça. Je la connais bien cette dame. Moi j’ai 20 ans et elle m’a déjà aidé. Si ç’avait été une femme à problèmes, on serait pas venus. Mais elle on la connait. On sait comment elle est. C’est normal que des gens soient choqués parce qu’on casse. Il y a des gens qui se lèvent tôt, qui travaillent, pour avoir leur petit pain. Je les comprends. Mais nous on a essayé de faire comme il fallait. Mais ça ne marche pas. La police, c’est des personnes qui doivent instaurer la sécurité. Et quand elle a des comportements pareils, ça montre que quelque part c’est eux les animaux. » Un autre poursuit : « La casse c’est du dégât matériel, y a pas mort d’homme. On ne se fait pas écouter. Ici il n’y a pas vraiment d’objectif, c’est assez désorganisé. Mais en tout cas il y a une colère qui est là et qui est permanente, présente par tout. Et c’est comme ça qu’on la fait vivre maintenant. » Le premier réagit à cela : « Permanente ! C’est ça qu’il faut dire ! » L’autre reprend : « Le rapport de force a été établi, et on a montré que quand ils cassent les c*** nous on est là aussi. »

Ce genre d’événements ne seront pas les derniers. Car qu’on le veuille ou non, la colère de cette jeunesse exclue est bien là et continuera d’enfler avec les facteurs qui l’ont fait naître ; livrée à son cours spontané, elle donnera souvent lieu à des manifestations désordonnées, informes, maladroites.

Cette rage d’en bas, les ouvriers avancés la comprennent, tout en étant conscients qu’il faut s’employer à l’organiser, l’élever et la faire frapper juste. Ils connaissent la violence de la lutte, savent qu’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs et savent mieux que quiconque comment s’y prendre.

Ces jeunes d’en bas, les ouvriers avancés ne les rejettent pas. Ils entendent plutôt les entraîner dans le combat organisé contre le système les opprimant ; leur apprendre à « voler comme le papillon et piquer comme l’abeille. »