De vigoureuses manifestations se sont multipliées au Pérou depuis l’avènement du nouveau gouvernement. Celles de samedi dernier ont fait face à une répression policière particulièrement meurtrière. Ci-dessous nous reproduisons les passages principaux d’un article écrit par nos camarades péruviens de la revue « El diario internacional » (http://www.eldiariointernacional.com/spip.php?article4502; la traduction est de nous) :

« La journée de protestation contre le nouveau gouvernement de Manuel Merino s’est soldée, d’après ce que l’on sait pour le moment, par au moins trois morts et plus de vingt disparus. Ces morts sont à mettre sur le compte de Merino, du premier ministre Antero Flores Araoz, des partis et de la police péruvienne qui a une longue histoire dans la répression, les disparitions et les assassinats du peuple péruvien. […]

Mais l’ex-président destitué Martín Vizcarra – qui a profité de l’État à son gré et a continué à affamer et tuer le peuple péruvien – n’échappe pas non plus à sa responsabilité. Pendant des semaines, les scandales de corruption et de népotisme dans lesquels il a été impliqué se sont succédé. Au début du mois de novembre, la diffusion publique de conversations téléphoniques a apporté de nouvelles preuves que Vizcarra avait reçu des paiements indus d’entreprises de construction pour obtenir des offres lorsqu’il était président régional de Moquegua. Cette nouvelle révélation a permis à l’opposition du Congrès de le destituer.

Néanmoins, durant son bref mandat, Vizcarra a été assez habile pour faire des alliances avec de puissants groupes de pouvoir économiques et laisser une image passable au sein de l’opinion publique ; par conséquent – et comme cela se produit de façon invraisemblable dans la politique péruvienne – il est possible qu’il revienne comme candidat à la présidence lors des élections annoncées pour l’année prochaine. Cela a conduit à ce qu’une partie de la presse qui lui a été servile diffuse ces jours-ci la version selon laquelle la vacance de poste a été un coup d’État, et à ce qu’elle serve de caisse de résonance pour que le peuple descende protester dans la rue. Cependant, il ne faut pas oublier quel genre de personnage est le président destitué.

Martín Vizcarra est devenu vice-président par la main de Pedro Pablo Kuczynski : un autre infâme personnage de la politique péruvienne qui a vécu des décennies de lobbying pour livrer les ressources naturelles et les capitaux péruviens à des sociétés étrangères et qui, aujourd’hui, est aux arrêts domiciliaires pour corruption (avec l’accusation de blanchiment d’argent aggravé pour appartenance présumée à une organisation liée à l’affaire Lava Jato). À la démission de Pedro Pablo Kuczynski, Vizcarra est arrivé à la présidence avec 48 accusations pénales ; il a également fait un gouvernement pour les grandes entreprises, y compris étrangères, leur accordant des exonérations fiscales et des capitaux à crédit nul pour soi-disant survivre à la crise du coronavirus.

En ce sens, la « relance économique », promue par le président via le programme officiel « Reactiva Peru », a fini entre les mains d’hommes d’affaires privés. Le « Grupo Intercorp », du banquier Carlos Rodríguez Pastor, qui a reçu [l’équivalent de plus de 44,8 millions de dollars américains] (https://ojo-publico.com/1941/banquero-mas-rico-de-peru-tiene-18-empresas-en-reactiva), en est un exemple. Et alors qu’il procédait ainsi sans vergogne, il accordait des subventions dérisoires aux secteurs les plus démunis du pays ; même en pleine pandémie, la population devait sortir et aller travailler, attrapant le coronavirus avec, comme conséquence dans de nombreux cas, des décès (selon les chiffres officiels, le Pérou compte 35.000 décès pendant la pandémie et plus de 95.000 morts supplémentaires par rapport aux années précédentes). En d’autres termes, le gouvernement de Vizcarra s’inscrit dans cette continuité ayant conduit à l’effondrement du système de santé et à tous ces décès. Pour tout cela, il ne manque à personne, et l’objectif est plutôt qu’il vienne gonfler la sinistre liste des anciens présidents en prison ou suicidés.

Aujourd’hui, la population est sortie protester en masse sur tout le territoire car elle voit que, derrière la vacance présidentielle, il y a une manœuvre de partis, pour s’assurer des gains politiques, et de membres du Congrès, qui craignent de ne pas pouvoir être réélus et d’être ensuite soumis à des enquêtes pour actes de corruption […]. 68 membres du Congrès ont des affaires en cours devant le pouvoir judiciaire, dont beaucoup d’entre eux pour des infractions graves. Parmi eux, Daniel Urresti se distingue avec 23 procès fiscaux en cours ; jusqu’à présent, il a échappé aux accusions d’assassinat du journaliste Pedro Bustíos et des viols de paysannes. Fernando Meléndez, du parti « Alianza para el Progreso (APP), a lui 85 dossiers fiscaux ouverts pour détournements de fonds, abus de fonction, travail forcé, pollution de l’environnement, usurpation, fraude et blanchement d’argent. Cette organisation politique émergente (et opportuniste) compte le plus grand nombre de parlementaires ayant des procès en cours.

Ce qui provoque la juste indignation du peuple péruvien – outre les gouvernements successifs tricheurs, voleurs et abusifs – c’est que tant Martín Vizcarra que les membres du Congrès qui l’ont destitué sont plongés, une fois de plus, dans la corruption. Telles que sont disposées les cartes, le scénario est dramatique. Quelle que soit l’issue de cette crise politique, les élections présidentielles et législatives auront lieu l’an prochain ; seront élus le président et les membres du Congrès représentant les mêmes partis et le même pouvoir économique qui ont plongé le Pérou dans la misère économique et éthique dans laquelle il se trouve.

[…] En d’autres termes, en l’année tant vantée du bicentenaire de la République […] du Pérou (fondée en 1821), il y aura une autre élection dont on n’attend rien, qui aggravera aussi la crise de l’État et continuera d’être le butin des factions concurrentes du grand capital ; le tout bien gardé par les forces armées. […]

Il s’agit d’un scénario ou d’une impasse qui est encore plus fermé par la soi-disant gauche. Le « Frente Amplio », dirigé par Marco Arana, et le « Movimiento Nuevo Peru », avec Verónica Mendoza à sa tête, montrent le désastre total et l’absence d’horizon propre à la gauche parlementaire : une situation qui se consolide depuis les années ’90, au rythme de la guerre interne et de ses répercussions de toutes sortes. En effet, depuis les années ’80, les partis de la gauche électorale sont à la remorque de la droite qu’ils ont toujours soutenue, s’excusant avec l’argument du « choix du moindre mal ». De cette manière, ils ont pu réchauffer les sièges parlementaires, se remplir les poches et oublier les personnes qu’ils prétendent toujours représenter.

Ainsi par exemple, cette gauche réformiste a soutenu Alan García en 1985, Fujimori en 1990, le droitiste Pérez de Cuellar en 1995, Alejandro Toledo en 2002, Ollanta Humala en 2006, Alan García en 2011, Pedro Pablo Kuczynski en 2016 et Martín Vizcarra en 2018. Cette gauche, qui ne mérite même plus ce nom, a soutenu chacun des gouvernements qui ont instauré et renforcé le modèle néolibéral avec lequel nos richesses ont été vendues au grand capital, national et transnational, avec lequel les droits des travailleurs ont été piétinés, avec lequel le peuple a été affamé jusqu’à mourir dans les rues par le coronavirus. Cette fausse gauche a soutenu tous ces gouvernements proimpérialistes qui affament et s’est même taché les mains de sang en collaborant à la salle guerre de l’État : une stratégie génocidaire antipopulaire mise en place par les forces armées péruviennes pour réprimer la guérilla maoïste du PCP-« Sendero Luminoso » dans les années ’80-90.

Une telle histoire, qui ne trompe plus personne dans le pays, explique pourquoi il y a quelques jours seulement, en plein effervescence spontanée de la protestation populaire, Verónica Mendoza a été huée par des manifestants à Cuzco (sa terre natale), qui lui ont crié « gauche et droite : la même merde ! ». Bien sûr, malheureusement, pour la population péruvienne, cette gauche traîtresse mal nommée est la gauche ; ce qui s’explique par l’absence d’une véritable opposition et d’un véritable leadership révolutionnaire depuis la fin sanglante de la guerre interne il y a plus de deux décennies. Arana et Mendoza ont essayé de se joindre aux protestations mais ils n’en font pas partie, ils ne vivent pas avec le peuple, ils ne se battent pas et ne se nourrissent pas de leurs expériences et de leurs luttes. Cette distance historique a fait que le peuple ne les a pas soutenus et, au contraire, a répudié leur présence. Si Mendoza a obtenu un résultat considérable aux dernières élections, c’est parce que l’électorat désenchanté ne voyait pas d’autre alternative et ne connaissait pas la « candidate caviar ». Mais il s’est vite rendu compte qu’elle n’est pas différente des autres.

Dans le scénario actuel, la seule chose qu’il reste à faire est de sortir dans les rues pour pousser ensemble tous ces voleurs à s’en aller. Même si, à coup sûr, personne ne va s’en aller, c’est le moment pour qu’une protestation populaire démarre et s’amplifie, ce qui, comme en tant d’autres périodes de l’histoire contemporaine du pays et de la région, fera trembler les politiciens et les hommes de paille du pouvoir économique. De plus, cette protestation doit être une nouvelle leçon où le peuple apprend à ne pas avoir peur d’eux, à s’indigner, à se lever ; qu’il réalise et prenne conscience que c’est la seule façon de changer les choses ; que les élections ne sont pas la voie pour quoi que ce soit mais pour plus de la même chose. Et, le plus important, une véritable direction révolutionnaire doit se former ; une direction qui soit capable de reconstruire le parti communiste pour canaliser le mécontentement populaire, l’organiser et mener une lutte révolutionnaire efficace. Comme l’enseigne l’histoire universelle à différents moments et époques, ce n’est qu’à travers ce type de lutte qu’il sera possible de renverser l’État capitaliste et sa démocratie bourgeoise au service d’élites usuraires, pour jeter les bases qui transformeront la société péruvienne en une république populaire soutenue par la justice et la solidarité collectives.

Les masses font l’histoire !

La rébellion est justifiée !

Excepté le pouvoir, tout est illusion ! »